15

À bien des égards, le silence qui suivit la mort de Brahkop fut plus effrayant que le bruit de la bataille qui l’avait précédée. Danièle serra son épée très fort et scruta les deux escaliers, à l’affût du moindre signe de l’arrivée de la duchesse ou de son ténébreux serviteur.

Talia attrapa une serviette ronde en satin bordée de dentelle qui était posée sur la table et s’en servit pour comprimer la blessure au bras de Danièle. Elle officiait d’une main, son bras cassé immobile le long du corps.

— Tiens ça, et appuie bien. Est-ce que le prince…

— Il est en vie, précisa Danièle.

Leurs voix semblaient si fortes ! Aucun bruit ne filtrait de l’extérieur. Le combat entre Blanche et Stacia avait-il pris fin ?

— Bien. (Talia noua une deuxième serviette autour de la première pour la maintenir en place et considéra Armand attentivement.) Comment as-tu fait ça ?

Danièle caressa la joue de son mari. Il avait les cheveux poissés de sang là où son front avait heurté le sol, mais sa respiration était régulière. Son visage était tiède et conservait encore les couleurs de leur lutte.

— Il s’est évanoui quand j’ai brisé le sort, expliqua Danièle, éludant la véritable question. (Elle se dit qu’Armand n’apprécierait peut-être pas qu’elle ébruite la façon dont elle, sa femme, l’avait vaincu.) Tu sais comment sortir d’ici ? Nous devons rejoindre Blanche.

— Pas encore, dit Talia en examinant la cuisse de Danièle. Au retour, il faudra que je t’apprenne à parer. (D’autres serviettes vinrent couvrir la blessure.) Tu peux marcher ?

— Oui, je crois.

Talia jeta un coup d’œil à la ronde.

— Pas de porte. Bon, tu prends cet escalier, et moi celui-là.

Elle s’arrêta un instant.

Danièle fronça les sourcils lorsqu’elle vit ce que faisait son amie.

— Ne me dis pas que tu es en train de voler l’argenterie de la duchesse !

Talia montra Brahkop du doigt.

— Les épées enchantées ne sont pas données à tout le monde, princesse. Je prends les armes que je trouve.

— Tu as pris les petites cuillers, aussi.

Talia haussa les épaules.

— Les vieilles habitudes sont tenaces !

Elle se dirigea vers l’escalier et Danièle en fit autant de son côté. Elle atteignait la rambarde quand un sanglot étouffé la fit se retourner précipitamment. Stacia se tenait auprès du corps de Brahkop.

Danièle réagit vite, mais Talia fut plus rapide. Un des couteaux volés fila vers la tête de Stacia, mais fut dévié par une force invisible. Il s’écrasa par terre.

Stacia n’en fit aucun cas. Elle ne regardait que Brahkop. Elle tendit la main vers lui, mais s’arrêta avant de toucher son visage. Elle semblait glacée. La bataille à l’extérieur avait dû lui coûter cher. Sa robe était déchirée, en grande partie brûlée, et elle n’avait plus de manches ; son bras droit était rouge et boursouflé. Une série de croûtes et de cicatrices zébraient son autre bras, où la jeune femme avait fait couler son propre sang pour jeter ses sorts. La marque la plus fraîche était pourpre et enflammée. La lame empoisonnée ne l’avait peut-être pas tuée, mais le produit agissait manifestement.

Peu importait son état pitoyable, elle était toujours en vie. Danièle essaya de ne pas penser à ce que cela signifiait peut-être.

— Où est Blanche ? interrogea Talia en sautant par-dessus la rampe, un autre couteau déjà en main.

Stacia semblait sourde. Elle s’essuya les yeux.

— Pardonne-moi, Brahkop, murmura-t-elle. J’ai entendu ton appel. Je voulais venir… (Elle frissonna.) Mais Rose m’en a empêchée ! Elle voulait que je continue à me battre. Je suis venue dès que j’ai pu reprendre le contrôle.

Un instant, Danièle eut pitié. Le chagrin avait transformé Stacia : de sorcière meurtrière, elle était redevenue la petite fille délaissée par sa propre mère et humiliée par sa sœur, plus belle ; une petite fille qui exorcisait sa douleur sur la seule personne au monde qui lui était inférieure : Danièle.

Stacia rejeta ses cheveux en arrière et se tourna vers sa demi-sœur. Les larmes avaient creusé de longs sillons sur son visage noirci par la suie et le sang.

— Je l’aimais.

— Je sais. (Danièle inclina la tête vers Armand.) Et je l’aime. Stacia, qu’est-ce qui est arrivé à Blanche ?

Stacia secoua la tête.

— Nous avons pu prendre le contrôle de l’un des nains et le retourner contre ton amie. Il l’a jetée dans le lac. Elle a peut-être survécu, je ne sais pas. Quand elle est tombée, la colère de Rose s’est calmée suffisamment alors pour que je puisse répondre à l’appel de Brahkop.

Talia lança son second couteau. La lame tournoyante ralentit puis s’immobilisa pour flotter juste devant la poitrine de Stacia. D’une chiquenaude, Stacia retourna l’arme à l’envoyeuse ; ce fut trop rapide pour les yeux de Danièle.

La vitesse de réaction de Talia fut juste suffisante. D’un geste de la main, elle dévia la trajectoire. Il y eut un tintement assourdi et Talia rajusta sa prise sur la cuiller volée qu’elle venait d’utiliser. Elle décocha un large sourire à Danièle tandis qu’elle troquait la cuiller pour son fouet.

— Tu vois ?

— Alors, tu as trouvé quelqu’un pour te rendre tes dons, remarqua Stacia. Ce doit être comme ça que tu as tué mon mari !

— Stacia, je t’en prie, ne fais pas ça !

Danièle se décala afin de prendre Stacia en tenaille entre Talia et elle. Sa demi-sœur claqua des doigts avant même que Danièle se soit mise en position.

Le fouet de Talia se déroula et, dans un bruit sec, vint s’enrouler autour de sa propre gorge.

Danièle leva son épée et se rapprocha.

— Lâche-la !

— Je n’aurais jamais dû faire confiance à Charlotte pour te tuer, dit Stacia. Donne-moi ton arme !

Danièle lutta pour désobéir, mais ses doigts étaient sous le contrôle de Stacia. La jeune femme ralentit jusqu’à se mettre à marcher et inversa sa prise sur son épée. La sorcière tendit la main.

Mais Stacia ne lui avait pas ordonné de se rendre. Quand sa demi-sœur s’empara de l’épée, Danièle la frappa à la gorge. Elle saisit Stacia au poignet de ses deux mains et tenta de lui faire lâcher prise, la forçant à jeter l’épée au loin.

De sa main libre, Stacia tira son couteau et entailla superficiellement le ventre de Danièle. La jeune femme recula et s’effondra : sa jambe blessée refusait de la porter.

— Imbécile ! J’ai besoin de cet enfant !

C’était la voix de Stacia, mais l’inflexion était celle de Rose.

— Résiste-lui, Stacia ! lança Danièle qui rampait vers Talia.

Le visage de celle-ci était noir. La jeune femme avait utilisé un autre couteau pour trancher le fouet. La hampe gisait à terre, mais la corde coupée continuait à l’étrangler.

— Elles ont tué Brahkop ! hurla Stacia.

— Et elles seront châtiées pour cela !

Danièle frissonna. Les deux voix provenaient de la même bouche. L’une était brisée de douleur et de chagrin, l’autre était froide et haineuse. La main de Stacia sur l’épée de Danièle se mit à saigner. Comme les fois précédentes, l’arme luttait pour lui échapper, mais Stacia ne semblait pas s’en soucier, cette fois.

— Princesse ! souffla Talia d’une voix rauque.

Elle tomba à genoux. Elle cligna des yeux en regardant Stacia. Elle posa son arme au sol et la fit glisser vers Danièle.

— Stacia, rien ne t’oblige à l’écouter ! tenta de la convaincre Danièle.

Puis elle prit le couteau. Stacia n’avait jamais défié sa propre mère et Rose était un despote bien plus terrifiant. Pourtant, le chagrin et la colère avaient donné à Stacia la force de se révolter. Danièle observait son combat pour se libérer du contrôle de Rose.

De son côté, Talia désapprouvait du menton.

— Sers-toi du couteau ! dit-elle dans un souffle, mimant le geste de poignarder Stacia.

Celle-ci sourit et se dirigea vers sa demi-sœur. Elle leva l’épée de Danièle. C’était au tour de Rose de lutter pour le contrôle.

— Tu ne peux pas faire ça ! Nous avons besoin de l’enfant !

Stacia fit « non » de la tête.

— C’est toi qui as besoin de l’enfant. Moi pas. Moi, je veux venger mon mari !

— Ne fais pas ça, Stacia ! s’écria Danièle. (Tournant les yeux sur le côté, elle garda le couteau pointé vers son adversaire.) Je ne veux pas me battre avec toi !

— Je l’aimais ! cria Stacia en donnant un grand coup d’épée.

Danièle tenta d’esquiver, mais ne fut pas assez rapide. Ce fut comme si on avait abattu une grosse branche sur son cou. Elle entendit le bruit familier du verre brisé. La jeune femme tomba à terre et porta la main à sa nuque, à l’endroit où l’épée avait frappé. Elle ressentait encore le choc, mais il n’y avait pas de sang.

Stacia recula, les yeux rivés sur l’épée brisée. La lame s’était cassée près de la garde et était tombée à côté de la jambe de Danièle.

Des éclats cristallins s’étaient plantés dans l’avant-bras de Stacia. Le sang coulait déjà sur sa main.

Stacia hurla et jeta la garde avec violence. Elle empoigna son couteau des deux mains et se rua sur Danièle.

Celle-ci s’empara de la lame brisée et en plongea la pointe dans le ventre de sa demi-sœur.

Derrière elle, Talia suffoquait, quand les morceaux de corde du fouet se desserrèrent tout à coup. Stacia recula en titubant. Elle agrippa le verre et tenta de l’extraire, mais ne réussit qu’à s’entailler les mains.

— Je suis désolée, dit Danièle.

Malgré tout ce que Stacia et Charlotte lui avaient infligé depuis des années, elle ne ressentit qu’un grand vide en voyant Stacia trébucher. Sa blessure au ventre se fit lancinante lorsqu’elle rampa vers sa demi-sœur. Elle pria pour que Talia ait raison, pour que le poison sur le couteau de Stacia ne soit pas assez puissant pour tuer.

— Meurtrière ! murmura Stacia. Ta mère serait fière de toi !

— Allez, vas-y. Achève-la !

La voix était distante et caverneuse, comme provenant de l’autre bout d’un long couloir.

Derrière elle, le fantôme de la mère de Blanche secouait la tête. Comme pour les ténébreux, la lumière n’avait pas de prise sur Rose. Mais si ces créatures l’absorbaient, Rose y était complètement indifférente. Elle demeurait dans l’obscurité malgré l’éclat du lustre au-dessus de sa tête, et ne projetait aucune ombre sur le sol.

C’était une très belle femme ; elle avait les lèvres pleines de Blanche, ses joues rondes et ses yeux sombres, brillants comme la mer la nuit. Avec grâce et élégance, elle décrivit un cercle autour des deux demi-sœurs. Danièle fronça le nez, une odeur de chair brûlée émanant du corps vaporeux.

Rose était vêtue d’une robe grise très simple, mais les ourlets effilochés de son vêtement étaient brûlés. Des flammèches orange y dansaient lorsqu’elle se déplaçait. Ses pieds calcinés ressemblaient à des bûches carbonisées plus qu’à une partie de corps humain. Danièle se souvint de ce que Talia lui avait dit : les nains avaient torturé Rose avant de l’achever.

— Recule, princesse !

Talia lança l’un des couteaux de la duchesse ; il traversa le torse de Rose sans rencontrer la moindre résistance.

— Je suis morte, tu te souviens ? rappela Rose qui parut contrariée. Tu ne peux pas me blesser. Bien sûr, tu ne peux pas m’arrêter non plus.

Elle marcha à grands pas vers Danièle, une main tendue vers son ventre.

Danièle tenta de s’enfuir en rampant tandis que Talia s’interposait entre elle et le fantôme dans une tentative aussi vaine qu’insensée.

— Eh bien moi oui, je peux t’arrêter !

À l’autre bout de la pièce et le nain du feu sur ses talons, Blanche montait l’escalier en boitant. Une onde de chaleur précéda l’assaut du nain lorsqu’il fonça sur Rose.

Le fantôme frappa dans ses mains. Lorsqu’il les rouvrit, une ombre ovale flottait entre ses paumes. Un cadre d’ébène incrusté d’or entourait un miroir obscur. Le reflet flamboyant du nain s’agrandit lorsqu’il chargea. Pourtant, il était plus terne : ses flammes vacillaient comme celles d’une lampe privée de combustible. Quand le nain bondit, Rose plongea la main à l’intérieur même du miroir. Ses doigts se resserrèrent autour de la gorge du nain. Sans effort apparent, Rose attira sa victime dans le miroir qui disparut en fumée, emportant le nain avec lui.

— Et de six… sur sept de tes nains ! (Rose arpentait l’extrémité de la pièce à grands pas, laissant derrière elle des empreintes cendreuses qui s’évanouissaient en fumée.) Tu t’en es très bien sortie si l’on considère ton manque d’entraînement. Une mère pourrait être fière de sa fille. Toutefois, j’avais déjà été confrontée à tes démons. Crois-tu vraiment que je ne me serais pas préparée à toute éventualité ?

Danièle et Talia échangèrent un regard. Sans un mot, elles se placèrent de chaque côté de Blanche.

— Les nains ne peuvent pas l’atteindre sans passer par le royaume des morts, murmura Blanche. Sans Stacia, elle est plus faible, mais…

— Que vas-tu faire avec ton dernier nain ? demanda Rose. Ta personnification de la magie… L’enverras-tu me combattre ou devrai-je te l’arracher ? Ne t’inquiète pas, je veillerai à utiliser son pouvoir à de bonnes fins. (Elle sourit.) Quant à vous, princesse Danièle, c’est vraiment dommage que votre fils soit encore si faible ! Vous m’auriez donné plus de temps, à moi et à mes ténébreux, j’aurais pu vous épargner, mais vous ne me laissez pas d’autre choix que celui de prendre votre corps jusqu’à ce que l’enfant soit prêt.

Blanche se raidit.

— Ne la crois pas ! Elle ne peut pas habiter un hôte non consentant.

Rose secoua la tête, une expression de tristesse feinte s’affichait sur son visage ombrageux.

— Pas sans ton aide, ma fille ! Lorsque Stacia est morte, j’ai pensé que je serais obligée de me rabattre sur Charlotte. Cependant, tu as dû remarquer que je pouvais utiliser tes nains. Le dernier d’entre eux, l’incarnation de la magie, est bien assez fort pour extirper ton amie de son propre corps. (Elle sourit à Danièle.) Si tu as de la chance, le reste de ton esprit dévasté pourra peut-être revivre dans ton corps quand j’en aurai terminé avec lui.

Danièle et Talia regardèrent Blanche.

— Elle dit la vérité ? murmura Danièle. Elle peut me posséder comme Stacia ?

— Techniquement… oui. (La main de Blanche tremblait tandis qu’elle montrait Rose du doigt.) Détruis-la !

La pièce sembla chanceler et tanguer. Autour de Blanche, l’air frémit et une petite fille se précipita hors du corps de la jeune femme. Le visage du dernier nain avait la rondeur et la pâleur d’une enfant. De longs cheveux noirs tombaient comme une cape dans son dos. Elle aurait pu être une Blanche plus jeune.

Les pieds nus de la petite fille résonnèrent sur le sol tandis qu’elle courait vers Rose. Plats et gobelets furent fracassés sur son passage. Les flammes du lustre lancèrent des éclats de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel tandis que des morceaux de cristal fusaient dans les airs pour exploser contre les murs. L’une des chaises se consuma tandis que d’une autre des bourgeons éclatèrent en feuilles.

Un brusque accès de folie se répandit dans le sang de Danièle et bouillonna dans sa poitrine jusqu’à ce qu’elle soit obligée de lutter pour refréner un fou rire ou s’empêcher de crier. La pièce semblait bouger, comme si l’enfant à elle seule était un tourbillon qui l’aspirait.

Blanche la prit par le bras.

— Je t’avais bien dit que la magie était le plus dangereux de tous les éléments ! (Elle leva le menton.) Je te promets que je ne laisserai pas ma mère te faire du mal !

Danièle hocha la tête.

— Je sais.

Les flammes se détachèrent du lustre et s’abattirent sur Rose, déchirant la forme spectrale. Elle reculait en titubant à chaque assaut. Les flammes revinrent encore à l’attaque, plus faibles qu’avant mais suffisantes encore pour pousser Rose dos au mur.

La troisième fois, Rose parvint à invoquer un petit miroir rond. Les flammes frappèrent le miroir et disparurent. Puis la glace elle-même commença à bouillonner, tel un liquide porté à ébullition.

— Viens à moi, mon enfant ! dit Rose d’une voix ferme et tendue.

La petite fille recula. Les bougies éteintes, le seul éclairage provenait de la chaise en feu près de la table. À la faveur de l’obscurité, Rose semblait plus puissante.

La naine attaqua encore et bondit directement sur le miroir pour l’arracher des mains de Rose. Celle-ci recula en titubant, mais ne tomba pas. Lentement, l’obscurité du miroir s’infiltra dans la naine, l’attirant vers sa surface obscure.

Blanche tira le poignard qui pendait à sa hanche.

— Insoumise jusqu’au bout ! fit remarquer Rose. Tu tiens ce caractère entêté de ton père. Ton dernier nain a échoué et tes miroirs sont brisés. Tu as perdu, ma fille !

— Je ne comptais pas qu’elle vous mette en échec, Mère, répliqua Blanche. (Son pouce caressa le délicat flocon de neige gravé au centre de la garde. D’une légère pression le flocon pivota, révélant un petit miroir parfaitement poli.) Seulement qu’elle vous affaiblisse et vous retienne !

Surprise, Rose ouvrit la bouche lorsqu’elle aperçut le miroir minuscule. Elle tendit les doigts vers Blanche, mais son propre miroir se rebiffa, comme une créature vivante, et se tordit, obligeant sa propriétaire à le retenir des deux mains.

Blanche posa son couteau à plat sur sa poitrine et joignit les mains comme pour prier :

— « Miroir, gentil miroir, reposant sur mon cœur… »

— Non ! hurla Rose. (Elle luttait et se débattait avec la glace pour la placer entre sa fille et elle.) Ermillina, arrête !

— « Fais que ce fantôme, de l’éternel repos n’ait plus peur ! »

Blanche lança son couteau.

En plein vol, le miroir lança des éclats pareils à la lumière du soleil. Le lancer était faible, mais la lame sembla gagner en force et voler de plus en plus vite, comme un aigle fondant sur sa proie. Elle atteignit le miroir obscur qui vola en éclats, emportant le dernier nain avec lui. Les fragments se dissipèrent avant de toucher le sol.

Rose émit un grognement. Le couteau de Blanche dépassait au milieu de sa poitrine.

— Adieu, Mère ! dit Blanche.

Quelques instants plus tard, Rose disparut. Le couteau tomba sur le sol dans un cliquetis. Blanche se précipita pour le récupérer et remit le délicat flocon de neige en place sur le miroir. Elle prit une lente et profonde inspiration, puis se tourna vers ses amies.

— Je vous avais promis que je ne la laisserais pas vous faire de mal.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Blanche ? demanda Talia en levant la main pour toucher les cheveux de la jeune femme.

Des fils d’argent parsemaient ses boucles noires comme le jais. Danièle aperçut également de petites rides au coin de ses yeux. Blanche prit une boucle dans ses mains pour l’examiner de plus près, ce qui la fit presque loucher.

— Les nains se sont payés.

— Ils étaient censés le faire sur nous trois, rappela Danièle.

Blanche haussa les épaules.

— Oui, mais c’est moi qui les ai invoqués.

— Tu le savais ! accusa Talia d’une voix glaciale.

— Bien sûr que je le savais, idiote ! (Elle serra Talia dans ses bras.) Je savais aussi que tu continuerais à chercher une autre solution en vain, alors que nous n’avions pas le temps. Mais vous êtes vraiment adorables toutes les deux de m’avoir fait cette proposition ! (Elle recula et montra Armand.) Nous sommes en vie et Armand est libre. Ce n’est pas toi qui dis toujours que chacun doit assumer les responsabilités de ses actes ? À présent, quelqu’un peut-il me dire pourquoi le prince est profondément endormi à même le sol ?

— Il a essayé de me résister, l’informa Danièle. Je pense avoir brisé le sortilège, mais il n’est pas encore réveillé.

Blanche posa ses doigts sur la poitrine d’Armand.

— Le sortilège d’amour est bien rompu. Par contre, il y aura quelques effets secondaires dans les prochains jours.

Danièle déglutit.

— Que veux-tu dire ?

— Le sort a contenu son affection pour toi, expliqua Blanche. (Elle sourit.) Construis un barrage sur une rivière et la pression monte. Le sort disparaissant… Eh bien, vu le programme qui s’annonce, je vais avoir besoin de fil ultrarésistant pour recoudre tes blessures.

— Oh ! (Malgré tout, Danièle ne put s’empêcher de sourire à la perspective de telles retrouvailles.) Oh !

Blanche jeta quelques enchantements bénins à Armand, mais aucun ne put le tirer de son profond sommeil.

— Il va devoir dormir pour se remettre, décréta finalement la jeune femme. (Elle s’approcha de Talia.) Fais-moi voir ton bras !

Pendant que Blanche confectionnait une attelle de fortune pour le bras blessé de Talia avec quelques morceaux de chaise cassée, Danièle traversa la pièce pour s’agenouiller devant la dépouille de Stacia. Elle reposait au côté de Brahkop. Noir et rouge, sang de troll et sang humain se mélangeaient en une macabre flaque visqueuse.

Stacia l’avait véritablement aimé.

— Je suis contente que vous vous soyez trouvés, murmura la jeune femme.

La lame brisée glissa facilement du corps de sa demi-sœur. Danièle la posa à terre avec la poignée de son épée.

Dans l’obscurité de l’escalier, quelque chose bougea et la fit sursauter. La duchesse souriait en suivant son garde du corps ténébreux dans l’escalier.

— Stacia a joué à un jeu dangereux. (Talia et Blanche traversaient déjà la pièce pour rejoindre Danièle, mais la duchesse esquissa un geste de la main.) Je désire m’entretenir avec la princesse Danièle.

Princesse !

Danièle fit un signe de tête rassurant à ses amies : elle était en sécurité à présent.

— De grandes récompenses exigent de grands risques ! poursuivit la duchesse. (Danièle se demanda si elle faisait allusion à Stacia ou à elle-même.) C’était une jeune femme robuste, pleine de ressources, intelligente et déterminée. Plus proche de vous que de sa demi-sœur en vérité.

Danièle protesta.

— Elles ont toutes les deux essayé de m’assassiner ! Elles ont toutes les deux utilisé la magie et la ruse pour enlever Armand ! Elles…

— Oui, oui, vous êtes une gentille fille et elles, eh bien, elles étaient les méchantes ! l’interrompit la duchesse, une pointe d’impatience dans la voix. Elles ont essayé de voler votre époux. Vous, vous n’avez fait que massacrer mes serviteurs, tuer certains de mes invités dans ma propre salle à manger, arracher l’un de mes ponts de ses attaches, terroriser mes pauvres gobelins et interrompre mon dîner.

De l’autre côté de la table, Blanche s’éclaircit la voix.

— En fait, Votre Grâce, c’est moi qui suis en grande partie responsable de ce carnage.

La duchesse fit mine de ne pas l’avoir entendue. Elle contempla le lustre et les bougies s’allumèrent en vacillant. Deux ténébreux se précipitèrent pour nettoyer les débris éparpillés sur le sol.

— Vous avez également tué plusieurs de mes enfants.

Cette fois-ci, la menace dans sa voix était sans équivoque.

— Vos enfants ? répéta Danièle en tentant de dissimuler son dégoût.

— Pas dans le sens où vous l’entendez, mais ces ténébreux m’appartiennent. Ce que je peux créer, je peux aussi le détruire. Ils le savent et ils m’obéissent. (Elle fit un geste de la main.) Heureusement, le solstice d’été sera bientôt là et je pourrai recouvrer ce que vous m’avez pris !

— Je n’avais pas le choix, se défendit Danièle. Je suis venue au secours de mon mari. J’ai tué Stacia pour protéger mon fils !

— Et tu as pris son époux par la même occasion ! C’est ce que nous pourrions presque appeler une justice de fées. (Elle enjamba Armand et se dirigea vers la table.) Lorsque tout cela sera nettoyé, voudrez-vous vous joindre à moi pour dîner, princesse ? Nous étions sur le point d’entamer le plat principal lorsque vos compagnes et vous… êtes arrivées. Des langues de griffon rôties sur feu de dragon, nappées à la sauce de chèvrefeuille. Ma recette personnelle. Très goûteuse.

— Stacia n’était pas la seule à jouer, Votre Grâce, hasarda Danièle.

— Qu’est-ce que tu fais ? chuchota Blanche.

Danièle ne tint pas compte de sa remarque et concentra toute son attention sur la duchesse.

Celle-ci se retourna et posa ses mains bien à plat, doigts écartés, sur le bord de la table.

— Bien sûr, la reine Rose a également joué un rôle. Une sorcière puissante, capable de repousser les limites de la mort aussi longtemps… J’aurais aimé la connaître de son vivant.

— Il y a des années maintenant, vous avez failli usurper le pouvoir de votre reine, osa Danièle. Lorsque le roi vous prit comme esclave, vous lui avez également échappé. Et je dois croire qu’une virtuose de la fourberie telle que vous a été abusée par mes demi-sœurs ? Par deux jeunes humaines capricieuses ? Comme ce doit être humiliant pour vous !

Si elle ne l’avait pas regardée d’aussi près, Danièle ne se serait pas aperçue de cette légère raideur qui altéra un instant la grâce de la fée. Celle-ci rajusta sa robe et brossa d’un revers de la main quelque salissure imaginaire.

— Les fées et les humains ont toujours joué à ce genre de jeu, mon enfant. Cette fois-ci, vos demi-sœurs et la reine Rose sont les perdantes.

Le laconisme de la duchesse confirma à Danièle qu’elle avait marqué un point. Que ce soit une bonne chose ou pas, c’était impossible à dire.

— Pour être tout à fait exacte, Charlotte est toujours en vie, précisa Danièle.

La duchesse cilla, ce fut son seul signe de surprise.

— Je vois.

— Lorsque nous aurons quitté les lieux…

Danièle jeta un coup d’œil à Talia. Charlotte avait déjà essayé d’assassiner Danièle ainsi que l’enfant qu’elle attendait. Elle avait participé à l’enlèvement et à l’enchantement d’Armand. Elle avait avec Stacia détruit le coudrier qui abritait l’esprit de sa mère.

Talia eut un hochement de tête. Danièle était dans son bon droit et elle pourrait demander l’emprisonnement, voire l’exécution de sa demi-sœur.

— Oui ? demanda la duchesse.

— Donnez-lui, je vous prie, ce dont elle a besoin, puis laissez-la partir, conclut Danièle.

Talia se racla la gorge.

— Princesse, ta demi-sœur représente toujours un danger. Tu ne peux pas…

— Je peux ! l’interrompit Danièle. Charlotte sera seule pour la première fois de sa vie. Mes oiseaux ont tué sa mère. J’ai tué sa sœur. (Elle se tourna vers Blanche.) Quand nous serons rentrées, je veux que tu te serves de ton miroir. Charlotte est une piètre sorcière. Sans Rose et Stacia, je ne pense pas qu’elle ait le pouvoir de se cacher de toi. Tu devrais pouvoir facilement lui jeter un sort qui nous préviendra si elle ose s’approcher du palais.

Blanche acquiesça.

— Ça ne l’empêchera pas d’envoyer quelqu’un te tuer, grommela Talia.

— Non, effectivement. (Danièle sourit.) C’est la raison pour laquelle je t’ai, toi. (Elle fit face à la duchesse.) Veuillez dire à ma demi-sœur… Dites-lui de quitter Lorindar ! Si jamais je la revois, je la ferai emprisonner pour le reste de ses jours. Dites-lui qu’elle est libre de trouver la vie qui lui convient.

La duchesse inclina la tête.

— Il en sera fait selon votre volonté, Votre Altesse. Et pour vous-mêmes, accordez-moi le plaisir de vous proposer une escorte qui vous reconduira jusqu’à la limite de mon domaine. Je crains qu’il ne soit pas prudent pour mes gens de vous raccompagner jusqu’à la haie, mais…

— Ne vous inquiétez pas, l’interrompit Blanche. (Elle venait de rouvrir d’un petit coup sec le miroir de son couteau et examinait le côté gauche de son visage. Elle tira sur quelques cheveux gris et pinça les lèvres.) Une fois dehors, je peux demander à Arlorran de nous faire apparaître au palais.

— Merci, dit Danièle en plongeant son regard dans les yeux froids de la duchesse. Je ferai en sorte de me souvenir de tout ce que vous avez fait pour moi, lorsque je serai reine.

— Bien. (La duchesse jeta un coup d’œil au corps de Stacia, puis regarda de nouveau Danièle.) Tellement semblables ! murmura-t-elle.

Danièle feignit de ne pas avoir entendu et boitilla jusqu’à son épée brisée pour la ramasser.

— Lorsque vous souhaiterez entrer en contact avec moi, prononcez simplement mon nom trois fois, annonça la duchesse.

— Avec des noms d’oiseaux, ça marche aussi ? maugréa Talia.

Danièle posa son arme près d’Armand. Elle retira la ceinture du prince et y glissa son épée.

— Je ne crois pas que ce moment arrive un jour.

— Oh, mais si.

L’amusement que Danièle perçut dans la voix de la duchesse fut suffisant pour qu’elle se retourne.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux parler de votre fils, s’exclama la duchesse sur un ton de surprise feinte. Seulement âgé de quelques mois et déjà plongé dans d’obscurs enchantements ! La magie noire, sans parler de la magie féerique de mes enfants ténébreux… (Elle étendit les mains.) Qui peut savoir l’effet que tout cela aura sur un enfant en gestation ?

Le sang de Danièle ne fit qu’un tour.

— Comment osez…

Talia empoigna Danièle. Ses doigts puissants s’enfoncèrent dans le coude de la jeune femme.

— Tente quoi que ce soit contre elle, dans son propre palais, et tu es perdue, murmura Talia.

Danièle se força à acquiescer avec une raideur protocolaire.

— Merci.

Elle prit une profonde inspiration, puis jeta un coup d’œil à Talia qui relâcha son étreinte.

— Quel escalier nous conduira hors d’ici, Votre Grâce ?

— L’un ou l’autre, si tel est mon désir, répondit la duchesse. Une dernière chose, très chères, avant de prendre congé : mon peuple apprécie son intimité. Je veux croire que vous garderez secret l’endroit de mon humble demeure.

— Béatrice sera tenue informée de votre souhait, répondit Danièle. À mon tour, je veux croire que vous traiterez ma demi-sœur avec égards jusqu’à son départ et que ni vous ni un membre de votre peuple ne nous causerez plus aucun ennui.

La duchesse acquiesça à contrecœur.

— « Ennui » est un mot bien vague, princesse. Toutefois, vous avez ma parole que les miens ne vous feront pas de mal.

Comme promis, l’escalier les conduisit au pied même de la tour. Des vagues étincelantes caressaient une plage de galets noirs et l’odeur poisseuse d’eau salée fit grimacer Danièle. Derrière elle, la jeune femme perçut le rugissement de la cascade.

Talia et Blanche avaient confectionné un travois rudimentaire, à partir de deux lances de gobelins et d’une cape de Stacia. Celle-ci étant morte, la duchesse avait décidé d’offrir à Danièle les effets de sa demi-sœur. Il s’agissait là d’une tentative évidente de gagner la faveur de la princesse et cette dernière aurait refusé s’il y avait eu un autre moyen de transporter son mari. Elle se débarrasserait des affaires de Stacia dès qu’Armand serait capable de marcher.

Danièle blessée et Talia n’ayant plus qu’un seul bras valide, il ne restait que Blanche pour traîner le prince derrière elle. À l’arrière du travois, Talia noua deux ceintures qui garantirent la descente d’Armand sur les marches.

— Tu es sûre qu’il va s’en sortir ? demanda Danièle. Il a l’air si pâle !

Elle s’agenouilla et passa la paume au-dessus de la bouche entrouverte ; elle avait besoin de sentir la chaleur de son souffle.

— Aussi sûre que les quatre dernières fois que tu me l’as demandé !

Blanche posa le prince à terre et s’étira. Elle tira son couteau et découvrit le miroir pour essayer de contacter la reine Béatrice.

Danièle s’éloigna et se reposa contre la pierre humide de la tour. L’escalier de la duchesse avait beau être court, la jeune femme avait eu du mal à tenir le rythme de ses compagnes. Avec sa jambe blessée et le surpoids de la grossesse, elle se sentait vraiment infirme. Elle ne pouvait même pas aider à transporter son époux ; la vue du pont de pierre qu’elles allaient emprunter pour franchir le lac lui donna envie de pleurer.

— Alors, ça y est ? demanda Talia.

— Pas encore.

Blanche fit glisser le couteau dans son fourreau avec un claquement sec. Quelque chose dans la caverne de la duchesse l’empêchait de joindre Béatrice. C’était logique. Si la duchesse voulait garder son royaume secret, elle devait interdire toute utilisation de la magie permettant de le repérer.

— Je suis sincèrement désolée pour ton épée, Danièle, confia Talia. Je peux en toucher un mot au forgeron du palais, voir s’il peut t’en forger une autre. Elle ne sera pas aussi légère, mais…

— Merci, mais je garderai celle-là.

Danièle toucha le pommeau et sourit en sentant la faible chaleur sous ses doigts. Elle avait utilisé le fouet de Talia pour attacher la garde à sa place, car la portion brisée à laquelle elle était fixée n’était pas assez longue pour être maintenue dans le fourreau correctement.

Talia fronça les sourcils.

— Je ne comprends pas. L’épée s’est cassée quand Stacia t’a attaquée.

— Je l’ai utilisée pour frapper Stacia, dit Danièle en tendant la main pour montrer sa paume intacte. Si la magie avait été détruite, il me manquerait plusieurs doigts. Quelle que soit sa nature, le pouvoir du verre est toujours là. Je la porterai à l’atelier de mon père. Je vais me procurer des outils, mais je suis certaine que je pourrai la réparer avec l’aide de Blanche.

— Bien, dans ce cas, quand vous serez « en forme » toutes les deux, toi et ton épée, je verrai ce que je pourrai faire pour t’apprendre à t’en servir. Je t’ai observée pendant que tu te battais avec Armand. C’était honteux, Ta Grandeur !

Un faible sourire vint démentir la dureté de ses propos.

— Mais j’ai gagné, n’est-ce pas ?

Le sourire de Talia s’élargit.

— Tu veux te reposer un peu plus ?

Danièle tendit le cou pour examiner la tour. Sur les murailles, les nains et les ténébreux s’affairaient pour réparer les dégâts causés par Blanche et sa mère. Ils s’occupaient déjà de remettre en place le segment de la passerelle à l’aide de chaînes.

— Non, plus vite nous sortirons d’ici, mieux ce sera.

Talia désigna un trou obscur à l’autre bout du pont.

— Ce tunnel devrait nous conduire vers la rivière dehors. En supposant que la duchesse ne nous ait pas réservé de surprises d’ici là.

— La duchesse a donné sa parole, rappela Danièle qui reprenait sa marche en boitant vers le pont. Elle ne nous empêchera pas de partir. (Puis, se ravisant, elle ajouta :) À moins qu’elle décide de récupérer son argenterie…

— Son argenterie ? s’écria Blanche en fronçant les sourcils. Talia ?

Talia jeta un regard à Danièle.

— Cafteuse !

Danièle lui fit un petit sourire fugace avant de se concentrer de nouveau sur la marche. Le pont n’était pas équipé de rambarde et il serait très facile de tomber.

— Je ne lui fais pas confiance, décréta Talia. (Des formes sombres se dessinèrent dans l’eau tandis qu’elles empruntaient le passage.) Les intrigues de fées jouent toujours sur plusieurs tableaux à la fois. Quelque chose nous échappe, mais quoi ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Blanche.

— Peu importe ce qui arrive, la duchesse doit y trouver son compte ! (Talia tira sur le travois pour le ramener au centre du pont.) Si Stacia avait porté l’enfant d’Armand, la duchesse aurait gagné les faveurs du futur roi de Lorindar. Quand ils ont découvert que Danièle était enceinte, ils l’ont attirée ici. Tout ce temps, la duchesse savait qu’ils lui donneraient Armand. Donc elle obtenait un prince humain en récompense et, par la même occasion, elle était dégagée de toute responsabilité en cas de problème. Si on se réfère à la justice des fées, on ne peut pas prouver sa culpabilité dans un seul de ces crimes. Personne d’aussi doué dans les machinations ne nous laisserait repartir sans contrepartie après tout ça.

Elles atteignaient enfin le bout du pont. Danièle apercevait le fond du lac qui semblait se rapprocher. L’eau léchait déjà l’extrémité du pont et elles durent patauger un peu avant de gagner la terre ferme.

Une fois sur la rive, Danièle essuya ses mains humides sur sa chemise et remua les doigts.

— Blanche, la duchesse a dit la vérité au sujet de mon fils ? Toute cette magie aurait pu le blesser ?

Blanche posa de nouveau le travois et passa la main sur le ventre de Danièle.

— Je ne sais pas. Le sortilège que Stacia t’a jeté est bien brisé. Je n’en trouve pas la moindre trace. (Le bébé bougea et la joie illumina le visage de Blanche.) Hé, je l’ai senti !

Le sourire de Danièle s’évanouit lorsqu’elle leva les yeux sur la tour.

— Les fées raisonnent à long terme, Talia. Ne l’oublie pas. La duchesse ne se mettra pas en travers de notre chemin parce qu’elle veut que je revienne moi-même lui demander de l’aide. Elle veut que je sois sa débitrice !

Blanche et Talia ne répondirent pas, ce qui ne fit que conforter les soupçons de Danièle. Et la jeune princesse savait qu’elle devrait s’y résoudre un jour. Elle en était sûre. Si son fils avait un problème et si Blanche, Trittibar ou Arlorran n’y pouvaient rien, Danièle ferait appel à la duchesse.

— Allez, l’encouragea Talia. Nous ne sommes plus très loin. Du moins, d’après ce que j’en sais. J’avais la taille d’un rat la dernière fois que je suis venue par ici.

Tandis qu’elles marchaient, la lumière bleue de la caverne s’estompa peu à peu pour faire place aux ténèbres, bientôt remplacées par la chaleur des soleils des fées. Danièle plissa les yeux, et ses larmes coulèrent à la vue de la lumière dorée qui traversait la rangée de plantes en lambeaux à l’entrée de la grotte. Elle avança avec précaution. Des éclats de verre scintillants, vestiges des miroirs de Blanche, brillaient toujours au sol.

— Tu crois que tout ira bien pour Charlotte maintenant ? demanda Danièle.

Talia émit un grognement.

— Parce que je devrais m’en inquiéter ?

Charlotte ne s’était jamais retrouvée seule. Danièle aurait aimé éprouver de la pitié pour sa demi-sœur, mais, chaque fois, elle revoyait le visage de Charlotte, postillonnant sa méchanceté et sa rage tandis qu’elle essayait de la forcer à avaler la potion abortive.

Être obligée de se débrouiller la ferait peut-être grandir et apprendre à s’assumer, mais en son for intérieur, Danièle en doutait. Il était plus vraisemblable que Charlotte sauterait à pieds joints sur le premier marché de dupes qui lui serait proposé dans la Cité de Faërie. Elle finirait esclave : si ce n’était de la duchesse, ce serait des nains, des pixies ou du premier guide qui croiserait son chemin.

Danièle se remit en marche. Elle avait besoin de repos, mais elle avait encore plus envie de quitter cet endroit. Elle n’eut qu’une brève hésitation avant de franchir le rideau végétal, au souvenir de la première fois qu’elle l’avait traversé. Les lianes ne réagirent pas lorsqu’elle avança dans la lumière aveuglante.

Il lui fallut un moment pour s’y accoutumer après un si long séjour dans l’obscurité. Le raclement du bois sur la pierre l’informa de l’arrivée des autres. Elle garda une main sur la paroi de la grotte, écoutant le bruit de l’eau et sentant la chaleur sur sa peau.

Un grognement sourd lui tira un sourire. À l’instant où il se retrouva au soleil, le prince remua. Il bâilla, se frotta les paupières, puis tenta de s’asseoir.

Blanche posa précipitamment le travois. Armand tournait la tête de tous côtés, les yeux agrandis de surprise. Il regarda Talia et Blanche, puis se tourna vers Danièle.

Elle s’assit auprès de lui, sa jambe allongée précautionneusement sur le côté.

— Es-tu… Tu te souviens de moi ?

Armand tendit les doigts pour effleurer sa joue, et repoussa ses cheveux avec délicatesse. Il tremblait.

— C’est vraiment toi !

Puis leurs lèvres se joignirent. Danièle n’osait s’abandonner totalement de peur qu’il disparaisse encore si elle l’enlaçait trop fort ou l’embrassait passionnément.

Elle prit le risque. Exténuée, blessée, elle trouva pourtant la force de le clouer au sol, ses lèvres cherchant les siennes, jusqu’à ce qu’elle ait chassé toute la peur, le désespoir et la solitude de son cœur.

Armand répondit à sa passion, glissant sa main contre la nuque de la jeune femme pour la serrer plus fort, jusqu’à ce que Blanche déclare en s’éclaircissant la voix :

— Euh, moi aussi j’ai participé à votre sauvetage !

Danièle recula un peu pour reprendre sa respiration. Elle aurait bien puni Blanche de son interruption en la jetant à l’eau, même si son amie avait raison. Ils se trouvaient toujours à la limite des terres de la duchesse, et ce n’était pas vraiment l’endroit idéal pour… de telles réjouissances.

Le visage d’Armand était si proche que la jeune femme sentait son souffle sur ses lèvres, un souffle plus haletant qu’auparavant, constata-t-elle avec plaisir.

— Tu m’as manqué, avoua-t-elle.

— J’ai remarqué.

Elle sourit et se redressa.

— Alors, la prochaine fois que tu voudras partir en voyage sans moi, je chargerai Talia de t’enchaîner à la colonne du lit.

— Je peux rendre service, moi aussi, dit Blanche.

Armand rougit.

— Je suis désolé. Je reconnais que cela n’était pas très princier de ma part, n’est-ce pas ? Je voulais… (Il jeta un coup d’œil à ses vêtements. Danièle n’aurait jamais cru que son visage puisse devenir si cramoisi si elle n’en avait pas eu la preuve sous les yeux.) Quelqu’un peut-il avoir l’amabilité de me dire dans quel accoutrement je me retrouve au juste ? Comment suis-je arrivé là ?

— De quoi vous souvenez-vous ? demanda Blanche.

Il fronça les sourcils.

— Blanche, c’est cela ? Tu es l’une des domestiques attachées au service personnel de ma mère. Comment es-tu… ?

— Armand, je t’en prie ! l’interrompit Danièle.

— J’étais en Emrildale. Je me souviens d’avoir pris un verre à la taverne et le reste ressemble à un rêve. (Son visage rougit de plus belle.) Ta demi-sœur, Stacia. Je me souviens… Je l’ai embrassée, n’est-ce pas ? Oh, Danièle, pardon, je ne sais pas comment…

— Stacia et Charlotte t’ont jeté un sort, répondit Danièle. Tu n’y es pour rien !

— Nous sommes dans la Cité de Faërie, ajouta Talia qui revenait sur la rive en pataugeant. Tout semble normal du côté de la rivière.

— Talia craignait que la duchesse nous dresse une embuscade de dernière minute, expliqua Blanche. (Elle se pencha à l’oreille du prince comme pour lui dévoiler un secret d’État.) Elle est un peu paranoïaque sur les bords parfois.

Talia éclaboussa la jeune femme.

— La duchesse ? demanda Armand.

— La femme qui t’a retenu prisonnier pendant un mois, précisa Danièle.

Il tira sur sa robe.

— Je ne sais pas de qui il s’agit, mais elle a très mauvais goût en matière vestimentaire. Quel genre de femme… (Il battit des paupières et détourna le regard.) Oh misère, je l’ai embrassée, celle-là aussi, pas vrai ?

— Tu étais ensorcelé ! l’excusa Danièle.

— Enchantement ou pas, là n’est pas la question. Je suis marié depuis moins d’un an et je m’égare déjà…

Danièle lui donna un coup de poing dans le bras.

— Ça suffit ! dit-elle pour couper court. Je n’ai pas fait tout ce chemin, ni combattu les gobelins et les ténébreux, sans parler de mes demi-sœurs ou d’une sorcière défunte, juste pour t’entendre pleurer sur ton sort parce que tu te sens coupable !

Sur ce, elle l’empoigna par le col de sa robe et lui donna un autre baiser.

— Je vois, dit Armand au bout d’un moment, quelque peu hors d’haleine. (Il regarda plus attentivement les compagnes de Danièle.) Vous m’avez sauvé toutes les trois ? Sans aide ?

— Ta mère ne voyait pas d’un très bon œil l’invasion de la Cité de Faërie, expliqua Danièle.

Plissant les yeux, Armand s’attarda sur Talia.

— Je t’ai vue traîner également au palais… Talia. Comment as-tu…

— Ce sont mes amies, proclama Danièle.

Elle attendit d’autres questions, mais l’attention du prince glissa sur ses bandages à la cuisse et au bras.

— Nous nous sommes battus, déclara-t-il lentement. Toi et moi. J’ai essayé de te tuer…

— Mais tu n’as pas réussi, l’interrompit Danièle. Tu n’étais pas toi-même !

Blanche leva les yeux au ciel et se tourna vers Talia.

— Ah, les hommes ! On va devoir attendre combien de temps avant qu’il remarque ce qu’il y a vraiment à remarquer ?

Talia haussa les épaules.

— Si tu ne les avais pas arrêtés, il s’en serait probablement rendu compte quand ils se seraient arraché mutuellement leurs vêtements.

— Talia ! s’écria Danièle, ne sachant pas si elle devait rire ou lui lancer quelque chose à la tête.

— Qu’est-ce qu’elle raconte ? (Les yeux d’Armand s’agrandirent. Il donna l’impression d’être sur le point de défaillir. Danièle le rattrapa par les bras. L’expression sur le visage du prince passa de la culpabilité à la confusion, puis à la joie pure.) Je me souviens. Tu m’as dit que tu portais notre fils ?

— C’est exact.

Il l’enlaça et se mit à rire.

Tandis que Danièle embrassait de nouveau son mari, elle entendit Blanche et Talia soupirer derrière elle.

— Aussi touchante que soit cette scène, j’aimerais quand même quitter cet endroit au plus vite, annonça Talia.

— Je l’avais bien prévenue qu’il serait très enthousiaste ! (Dans un bruit de métal entrechoqué, Blanche découvrit le miroir de son couteau.) Je devrais contacter la reine Béa pendant qu’ils se livrent à toutes sortes de débordements.

Armand interrompit son baiser, mais son visage demeura assez près de celui de Danièle pour que son souffle lui chatouille l’oreille.

— Je me trompe ou elle vient d’appeler ma mère « reine Béa » ?

Danièle se mit à rire et l’embrassa de nouveau.

— Hé, princesse ! (Blanche brandit son couteau.) Elle veut vous parler, à toi et à Armand.

S’appuyant sur Armand, Danièle s’avança pour prendre le couteau que lui tendait Blanche. Elle ne distinguait pas les détails dans le minuscule miroir, mais le soulagement sur le visage de Béatrice était bien visible.

— Je savais que tu le sauverais, Danièle ! s’exclama Béatrice. Même Trittibar avait abandonné tout espoir. Il est venu me voir l’autre jour pour me dire qu’après tant de temps, vous étiez forcément tombées entre de mauvaises griffes dans la Cité de Faërie. (Elle s’essuya les yeux.) J’ai bien peur de l’avoir menacé de le faire passer par le trou de la serrure s’il ajoutait un mot.

Armand se pencha.

— Bonjour, Mère.

— Armand ! (Béatrice caressa le miroir. Sa voix se brisa dans un sanglot mêlé de rire.) Qu’est-il arrivé à tes cheveux ?

— Incline le miroir ! suggéra Blanche. Fais-lui voir la robe !

La main d’Armand se referma sur celle de sa femme, gardant le miroir orienté vers leurs visages.

— Je vais bien, Mère, la rassura le jeune homme. Bien que je n’ose imaginer ce qui se dira quand on apprendra que Cendrillon a volé au secours de son prince !

Danièle sourit.

— Chacun son tour !

Dans le miroir, le reflet de la reine se tourna vers Danièle.

— Mes félicitations, princesse Blanche-Rive !

Ce sobre témoignage de gratitude émut profondément Danièle, à laquelle les larmes montèrent aux yeux. Elle articula un rapide « Merci ! », puis tendit le miroir à Armand et s’éloigna avant que la reine voie ses larmes.

— Je dois dire que tu avais raison ! confia Talia en se rapprochant de Danièle.

— Raison, à quel sujet ?

Talia désigna la grotte derrière elles.

— Je ne voulais pas t’emmener, tu te souviens ? Je t’aurais enfermée à double tour pour éviter que tu te mettes en travers de mon chemin. (Elle secoua la tête.) Je reconnais que tu es plus forte que ce que j’avais cru ! Plus forte que moi dans cette histoire.

Danièle inclina légèrement la tête.

— Je n’avais pas le choix. Je devais protéger ma famille.

— Je pense qu’Armand est un homme bien, pour un prince. Et votre fils…

Danièle effleura le bras de la jeune femme.

— Toute ma famille, sans exception !

La réplique de Talia mourut sur ses lèvres, transpercée par le regard inflexible de Danièle.

— Oh ! fit-elle d’une voix à peine audible.

— Mon père nous envoie une escorte de l’Anse des Pins pour nous ramener chez nous, les informa Armand. Les hommes atteindront la frontière de la Cité de Faërie avant la nuit.

« Chez nous ! » La gorge de Danièle se serra. Ces mots avaient la chaleur des premiers rayons de soleil après une tempête sur l’océan.

Blanche porta son couteau à sa bouche, murmura quelques mots et sourit.

— Salut, Arlorran ! On t’a manqué, j’espère ?

Danièle fut étonnée que le cri d’Arlorran ne brise pas le miroir.

— Blanche ! Par le troisième téton de Mallenwar, comment avez-vous fait pour vous en sortir ? Où es-tu ? Tes amies sont avec toi ? La duchesse sait-elle que vous…

— Arlorran, arrête ! (En riant, Blanche secoua le couteau jusqu’à ce qu’Arlorran en bafouille. Aguicheuse, elle battit des cils et demanda :) Aurais-tu la gentillesse de nous faire apparaître chez toi tous les quatre ?

— Tu as bien dit quatre ? Ne me dis pas que vous avez aussi retrouvé votre lascar !

Talia toussota, et même Blanche parut un peu gênée par la désinvolture d’Arlorran, mais Armand éclata de rire.

— S’il peut nous emmener loin d’ici, il peut m’appeler comme ça lui chante !

— Rapprochez-vous bien, dit Blanche. Nous devons tous nous toucher, mais pas d’effusions superflues, je vous prie ! ajouta-t-elle en feignant une mine renfrognée.

Danièle fit de son mieux pour obéir. Si elle se servait de sa main, sa blessure s’aggraverait, alors Armand enlaça doucement la taille de sa femme.

— Vous vous rendez compte qu’il y a encore du chemin à faire entre la demeure d’Arlorran et la haie ? fit remarquer Talia.

Armand les considéra l’une après l’autre.

— D’une certaine façon, je ne peux pas m’empêcher de plaindre la fée qui se mettra en travers de votre passage !

Danièle l’embrassa et s’avança pour resserrer le cercle.

— Rentrons à la maison.