Dans la politique de traque des juifs ayant échappé aux grandes opérations débutées à l’été 1942, la préfecture de Police de Paris s’est vu confier la mission, redoutable, d’exploiter les « informations » – pour l’essentiel des dénonciations – recueillies par la police SS et son « service juif », localisé avenue Foch et rue des Saussaies.

Alors qu’en province1 et dans les autres pays occupés2, la Gestapo s’en remet le plus souvent, pour traquer les juifs, à des polices parallèles truffées de militants collaborationnistes exaltés et prédateurs, à Paris elle s’appuie avant tout sur l’appareil d’État traditionnel. Dans l’esprit des autorités allemandes, la capitale constitue un enjeu sécuritaire trop important pour y laisser courir les bandes de Doriot et d’autres du même acabit. La population est jugée peu antisémite, et l’on préfère laisser les policiers familiers des Parisiens opérer, sans tapage, contre les juifs.

Créé en novembre 1942 au sein de la direction de la Police judiciaire de la PP, le service spécial des Affaires juives (SSAJ), usuellement nommé « brigade Permilleux » (du nom du commissaire qui la dirige jusqu’à la Libération3), est, avec le « Rayon juif » de la 3e section des Renseignements généraux et la Section d’enquête et de contrôle (SEC) du CGQJ, l’une des instances policières spécialisées dans la traque des juifs actives à Paris jusqu’en août 1944.

C’est cette brigade, composée de policiers ordinaires du 36, quai des Orfèvres, qui a été chargée d’enquêter sur les juifs désignés par la Gestapo, en plus de l’exploitation des délations directement adressées à la préfecture et de ses missions de voie publique.

Au-delà de l’examen des méthodes du « service juif » de la Gestapo et de l’activité du SSAJ, l’objet de ce chapitre vise à éclairer l’usage de la délation par la préfecture de Police, qui, contrairement au commissariat général aux Questions juives, est une administration traditionnelle de l’État et ne compte pas dans son personnel d’encadrement une majorité d’activistes d’extrême droite, et qui, davantage encore que le CGQJ, est soumise à une pression permanente des autorités allemandes4.

Le rôle d’impulsion de la police SS et la création de la « brigade Permilleux »

À partir du printemps 1942, l’administration SS a mobilisé toutes ses ressources pour déporter de France plus de 40 000 juifs avec le concours de la police de Vichy. Pour arrêter ceux ayant échappé aux rafles à Paris, la création d’une brigade spécialisée au sein de la préfecture de Police est notamment exigée. Désireux de neutraliser les polices parallèles (parmi lesquelles la police des Questions juives, intégrée, on le sait, au sein du CGQJ sous le nom de SEC) créées en 1941, le secrétaire général à la Police René Bousquet et le préfet de Police Amédée Bussière accèdent à cette demande : le service spécial des Affaires juives est institué sous l’autorité du commissaire Permilleux.

Né en 1896, honnête commissaire de quartier (Palais-Royal comme dernière affectation), Charles Permilleux dirigeait la Brigade financière du 36, quai des Orfèvres depuis mai 1941. À ce poste, il s’est familiarisé avec la réglementation antisémite, la Brigade enquêtant sur les sociétés juives et les contentieux liés à l’« aryanisation économique ». En novembre 1942, c’est la peur au ventre qu’il prend la direction du SSAJ et qu’il se rend avenue Foch, en compagnie de Maurice Toesca, directeur adjoint de cabinet du préfet, à sa première convocation auprès du chef des Affaires juives à la Gestapo Heinz Röthke.

Le SSAJ a pour mission d’arrêter les juifs en infraction qui lui sont signalés par les Allemands ou qu’il repère, de lui-même, à Paris et en banlieue. Il doit aussi, on l’a vu, légaliser les arrestations opérées par la SEC.

En août 1943, dans le contexte de la chute du régime mussolinien et de l’enlisement militaire du Troisième Reich, et alors que près de 60 000 juifs ont été déportés en une année, le chef du gouvernement Pierre Laval refuse aux autorités occupantes la dénaturalisation collective des juifs devenus français depuis 1927 – mesure qui aurait entraîné une nouvelle série de rafles massives.

Le « service juif » de la Gestapo opte alors pour la stratégie de l’action policière directe : l’« arrestation de tous les Juifs qu’on pourra découvrir5 ». De la logique des rafles négociées avec le gouvernement de Vichy, avec ses catégories et ses exemptions, on passe à une logique de traque – par des organes policiers spécialisés – de tous les juifs, français et étrangers, sans distinction. Les effectifs de la « brigade Permilleux », notamment, atteignent cinquante inspecteurs (vingt-cinq équipes de deux6).

La perspective de la défaite nazie suscite une radicalisation des services nazis et de leurs affidés français. C’est dans ce contexte que l’usage de la dénonciation est systématisé et produit ses effets les plus redoutables.

À la tête d’un kommando SS à Nice puis dans la région de Grenoble, Aloïs Brunner offre des primes aux délateurs de juifs7. Il applique ainsi la méthode recommandée par Berlin aux services SS opérant dans toute l’Europe. De 100 francs au départ, le montant de la prime est progressivement relevé à 5 000 francs8, preuve de la médiocre efficacité du système. Chef du camp de Drancy, qu’il a réorganisé sur le mode de la terreur durant l’été 19439, Brunner rédige en avril 1944 une note à l’intention de tous les services répressifs allemands. Signée par Helmut Knochen, chef de la police SS en France, cette note décrète l’arrestation de tous les juifs « qui vivent cachés ou non cachés10 ». Le huitième et dernier point de l’instruction concerne le « Paiement de primes pour la dénonciation de Juifs cachés ou camouflés ». Aucun détail n’est laissé au hasard :

Ces directives sont appliquées à Paris, où le « service juif » de la Gestapo peut compter sur une « foule d’indicateurs12 » alléchés par les primes offertes par Brunner, d’un montant plus élevé à Paris « qu’à la campagne ». Les effectifs du « service juif » allemand ne lui permettent pas d’exploiter au mieux ces informations, qu’il revient donc au SSAJ de prendre en charge.

Les listes de la Gestapo

Toutes les semaines, de novembre 1942 à l’été 1943, puis tous les quinze jours, jusqu’à la Libération, la Gestapo transmet à la « brigade Permilleux » une « liste d’une cinquantaine de familles juives, françaises ou étrangères, à arrêter13 ».

Une seule d’entre elles, la troisième, datée de décembre 1942 et comprenant 52 « numéros », a été conservée. Parfois (à dix reprises ici), un court commentaire complète le nom et l’adresse indiqués : « 8. Mme MIGROUL, cache un juif étranger », « 25. MABO f. elle a de fausse carte », etc.14.

Dès réception, la liste est confiée par le commissaire Permilleux à son inspecteur principal, Jean Colin, qui répartit les « numéros » entre les policiers. Recruté en avril 1943, Jacques Beugin se souvient : « Il y avait de quoi alimenter les vingt-cinq équipes pour une quinzaine de jours. Il y avait très peu de texte. Par exemple, pour Krimsky, il y avait “Le mari, la femme, les enfants sont communistes, à arrêter dans tous les cas”, point, à la ligne. »

Dans le carnet qu’il tient à l’époque, le jeune inspecteur, devenu résistant, a retranscrit certains « numéros » qui lui ont été attribués pour enquêtes : « Liste 19, n41, MOSSE, 23 rue Rochechouart, ne porte pas l’étoile, vit chez Mme F. sous un faux nom » ; « Liste 20, n22, SCHESTER, anciennement 89 rue de Turbigo actuellement 43 rue de Saintonge Escalier A 6e étage, serait caché. La concierge l’ignore ainsi que les voisins » ; « Liste 22, n1, SCHWARTZ, 34 rue de Tourtelle. Ne porte pas l’étoile. Revient chaque soir entre 23 h et 2415 ».

Première page de la 3  liste transmise par le « service juif » de la Gestapo à la PP (décembre 1942), AN, Z6 189, dossier n 2372

Première page de la 3e liste transmise par le « service juif » de la Gestapo à la PP (décembre 1942), AN, Z6 189, dossier n2372

Le « service juif » de la Gestapo à Paris reçoit directement des dénonciations, qui sont traduites en allemand avant d’être synthétisées pour l’établissement des listes.

Celles-ci ont pour origine des lettres, anonymes ou non. Ainsi, à la Libération, la justice soupçonne fort les Seel, ce couple de concierges prédateurs que nous connaissons16, d’avoir écrit à la Gestapo pour dénoncer la famille Feder. La 24e liste transmise vers le 20 juin 1943 au SSAJ mentionne ainsi :

  • 10. FEDER. 21, rue de l’Orillon […]. Juifs possédant vraisemblablement un laissez-passer de fourreur (doivent être arrêtés malgré ce laissez-passer). Souvent les enfants ne portent pas d’étoile, toute la famille se comporte avec effronterie et arrogance.

Malgré la protection dont il bénéficie, Ichel Feder est arrêté, avec sa femme et leurs six enfants, Salomon (14 ans), Henri (11 ans), Sophie (8 ans), Léon (6 ans), Laja (4 ans) et Rachel (9 mois), par les inspecteurs de la « brigade Permilleux » Besançon et Salavert. Seul le père est revenu de déportation (convoi du 18 juillet 194317).

Les listes sont également nourries par des dénonciations orales et « informations » d’indicateurs. Ainsi, Tony Ling Ngao, jeune gangster chinois arrêté pour marché noir par la Gestapo. Afin de se faire absoudre, il commence par dénoncer deux jeunes juives de sa connaissance, dont la description apparaît, sous le numéro 43, dans la 19e liste confiée à Charles Permilleux au début de mai 1943 :

Les victimes, Mireille et Ginette Blimbaum, deux sœurs âgées de 20 et 21 ans, avaient échappé à la grande rafle de juillet 1942. Depuis, elles vivaient en clandestines18. Le 5 mai 1943, le SSAJ les trouve à l’adresse indiquée. Déportées le 23 juin, elles ont été assassinées à Auschwitz19. Tony Ling devient ensuite un informateur régulier de la rue des Saussaies et plus particulièrement d’un officier SS nommé Schmidt.

Surtout, le « service juif » se trouve au centre d’un vaste système de collecte d’informations. Groupements collaborationnistes et divers organismes allemands lui transmettent régulièrement les délations qu’ils ont reçues. Ainsi, le directeur de l’Office des auditeurs de Radio-Paris, Henri Mosser, un Alsacien affairiste et « collabo » acharné, se réserve une partie du courrier parvenu à la station. Les lettres de dénonciation sont placées dans une chemise spéciale que Mosser apporte, en personne, à la Gestapo20 – pour l’essentiel durant les derniers mois de l’Occupation, dans le cadre de la directive Brunner-Knochen.

Le service de la rue des Saussaies exploite lui-même ces informations avec sa demi-douzaine de policiers, mais, de préférence, celles-ci sont reportées sur les listes destinées au commissaire Permilleux, dont la brigade compte, rappelons-le, cinquante inspecteurs en 1943-1944.

« Un marchand de meubles et de bric à brac »

– le numéro 13 de la 3e liste (décembre 1942)

L’affaire Malamed, que nous connaissons21, l’une des premières traitées par le SSAJ, témoigne de l’activité et de l’état d’esprit de ces policiers ordinaires qui n’ont pas demandé à servir dans un service de traque des juifs mais font leurs « numéros », selon le jargon de la brigade, tout en essayant de limiter les dégâts, quand ils le peuvent.

Rappelons les faits : ancien brocanteur 47, rue Stephenson à Paris, André Malamed a été dénoncé à la Gestapo ; à la Libération, les soupçons se portent sur son ancien voisin, René G., coiffeur. Mais les termes qui apparaissent sur la liste semblent mettre G. hors de cause (il sera d’ailleurs relaxé, on l’a vu) : « 13. Un marchand de meubles et de bric à brac. Paris 18. 45 ou 47 rue Stephenson. »

Exceptionnellement ici, le délateur ignore le nom de sa victime, ainsi que son adresse précise. Selon l’hypothèse retenue par le juge, Malamed aurait été dénoncé par un soldat allemand avec lequel il eut, attestent plusieurs témoins, une violente querelle. Il n’est pas impossible qu’à l’époque René G. ait signalé le cas Malamed à ce feldgrau, venu se faire coiffer chez lui22

Quoi qu’il se soit passé, G. n’est pas le responsable direct de l’arrestation. Celle-ci en effet n’a pas été exécutée rue Stephenson (le magasin de brocante d’André Malamed et de son amie Marie-Elizabeth Foucault était fermé depuis un an) mais au 10, impasse de Joinville (19e arrondissement). Or, René G. ignorait cette adresse, ce que Mlle Foucault devra admettre. C’est donc que les inspecteurs Prajoux et Ponsot, chargés de ce « numéro », ont poussé leur enquête. Le plus probable est qu’ils ont consulté le « fichier juif ». Lors du dernier contrôle à la PP (30 octobre 1941), Malamed a déclaré habiter au 13, rue de Tanger, également dans le 19e arrondissement. En 1940, il résidait impasse de Joinville, chez sa mère. Au cas où, nos fins limiers sont donc allés vérifier à cette dernière adresse. Zèle dont ils ne se vantent pas à la Libération…

L’indication sur la liste ne mentionne qu’une seule personne, le « marchand de meubles et de bric à brac ». En arrêtant André Malamed le 10 décembre 1942, les deux policiers ont fait leur « numéro ». Mais Heinz Röthke a bien précisé à Charles Permilleux que toutes les personnes juives se trouvant à l’adresse signalée doivent subir le même sort. Or, Malamed s’est réfugié dans le petit appartement du 10, impasse de Joinville, avec sa mère et ses trois sœurs.

Pour concilier l’esprit et la lettre des ordres allemands, tout en apaisant leur conscience, les inspecteurs Prajoux et Ponsot attendent le lendemain pour se saisir du reste de la famille. À la Libération, Prajoux, qui faisait office de chef d’équipe, s’explique ainsi :

Confrontée au policier, Marie-Elizabeth Foucault, qui apprit sur le moment l’arrestation de son compagnon, admet que « Mme Malamède [sic] et ses filles, juives mais de nationalité française, ne pensaient pas pouvoir être arrêtées et c’est pourquoi elles ne se sont pas cachées23 ».

Le 13 février 1943, André Malamed (35 ans), sa mère Heiza (60 ans), ses sœurs Rachel (31 ans), Thérèse (25 ans) et Fanny (22 ans) ont été déportés vers Auschwitz. Aucun n’est revenu.

Un portrait type du juif dénoncé à Paris ?

Ce qu’on peut analyser après coup comme une imprudence fatale de la part des Malamed24 relève d’une connaissance pratique des mécanismes de la persécution (les juifs français « en règle » sont en principe à l’abri des arrestations et, au bout du compte, répétons-le, seuls quelque 10 % parmi eux seront déportés) mais aussi de la persistance de barrières mentales : l’arrestation de femmes et, a fortiori, d’enfants innocents n’obéit à aucune logique connue ; elle paraît toujours moins probable que celle d’hommes (on l’a vu avec les drames vécus par Léon Romano et Albert Coifman, qui tous deux ont fui en pensant qu’on épargnerait femmes et enfants25).

Sur cette liste de 52 « numéros » de décembre 1942, nous avons pu identifier trente-quatre personnes déportées (pour quinze « numéros », soit quinze opérations, effectuées entre le 7 et le 15 décembre). Compte tenu des erreurs, assez fréquentes, sur les noms et les adresses, ce résultat est sans doute un minimum. En l’état, le taux d’efficacité de la « brigade Permilleux » (quinze « numéros » sur 52, soit près de 30 %) est relativement élevé si l’on considère en outre les inévitables dénonciations sans objet (on constate ainsi que certaines personnes dénoncées ont déjà été arrêtées ou ont fui en zone sud).

À l’instar de l’affaire Malamed, nos policiers montrent tout leur talent pour résoudre l’affaire numéro 50 : « LELOUCHE famille juive. Paris, rue de la Convention, en face de l’hôpital Boucicaut. » Le 7 décembre 1942, au 71 de la rue de la Convention (15e arrondissement), deux inspecteurs du SSAJ trouvent la famille Lelouche, des juifs d’Algérie de nationalité française : le père Henri, ouvrier sellier, la mère Berthe, sans profession, et leur fille Zoé, âgée de douze ans26. Tous les trois ont été déportés à Sobibor dans le convoi du 25 mars 1943. Aucun n’est revenu.

Les Lelouche au début des années 1930 ; Zoé Lelouche vers 1940 (coll. Klarsfeld)

Les Lelouche au début des années 1930 ; Zoé Lelouche vers 1940 (coll. Klarsfeld)

On ne relève, parmi les trente victimes adultes, que cinq étrangers. Neuf autres sont des Français « d’origine ». L’un d’eux, Michel Brille, est ainsi désigné : « 48. BRILLE h. Paris, 12 passage Choiseul. » Le 14 décembre 1942, ce confectionneur de soixante-cinq ans, jusque-là protégé par son statut de « Fourreur Rustung » et sa nationalité française, est appréhendé au 12, rue de Choiseul27. Une fois de plus, la « brigade Permilleux » a fait preuve d’esprit d’initiative : l’adresse indiquée était légèrement fautive…

La majorité des adultes arrêtés en décembre 1942 – seize sur trente – sont donc des naturalisés ou assimilés (Français « par filiation », « par mariage », « par option »), cette catégorie intermédiaire entre les « israélites », ainsi qu’on nomme communément les familles juives installées depuis longtemps en France, et les étrangers. À l’exception d’une « Française par option » née à Paris en 1919, tous sont nés à l’étranger (ou en Algérie pour les Lelouche28).

Français depuis peu, souvent de condition modeste, ces juifs naturalisés ne disposent ni des réseaux relationnels ni des moyens financiers leur permettant de quitter Paris facilement, comme peuvent le faire les « israélites », mieux pourvus et informés. Dès 1940, le préfet Langeron, très au fait des obsessions antisémites de l’occupant, exhorte ainsi ses amis « israélites » à quitter la capitale29. Le commissaire Permilleux, qui tremble à chaque convocation à la Gestapo, fait de même – Me Kanoui, figure du barreau depuis 1900, raconte à la Libération que son ami policier lui fit « une violente scène » parce qu’il refusa de quitter Paris « malgré ses avertissements30 ». Et, dans son journal, Hélène Berr note que, dans le milieu de ses parents – la haute bourgeoisie juive –, ne pas avoir rejoint la zone libre est, en juin 1942, considéré comme une véritable aberration31.

Mais, contrairement à leurs « coreligionnaires » étrangers, aux abois depuis l’été 1942 et obligés de fuir ou de se cacher, les naturalisés sont protégés par leur statut de Français et, en principe, à l’abri du pire.

Bref, la plupart restent chez eux, dans un état de sécurité précaire. Identifiés par les autorités et tenus à une vigilance extrême (enfreindre la moindre interdiction expose à l’arrestation immédiate), d’origine étrangère, parlant parfois mal le français, les juifs naturalisés, les Malamed, les Lelouche ou les Holeman, sont les cibles toutes désignées de la politique de traque. Et, en proportion, ils sont probablement les principales victimes de la délation, à Paris, jusqu’aux dernières heures de l’Occupation32.

Les derniers mois

La finalité des listes transmises par la Gestapo à la PP à partir de novembre 1942 est bien de contraindre la police française à arrêter les juifs, tous les juifs, partout où ils peuvent se trouver dans la capitale. L’exploitation des dénonciations, les centaines d’arrestations qu’elles entraînent sont le versant parisien, feutré mais méthodique, de la traque pratiquée ailleurs en Europe par la police SS.

Chaque semaine, le commissaire Permilleux doit rendre compte de son activité, avenue Foch puis rue des Saussaies, dans une atmosphère de plus en plus pesante. À la fin de l’année 1943, il est évident que l’Allemagne va perdre la guerre ; la besogne à accomplir paraît d’autant plus pénible. C’est le moment que choisit le préfet Bussière pour déplorer, dans une lettre adressée au secrétaire général à la Police de Vichy René Bousquet, le système imposé par la Gestapo :

Et le préfet de Police de demander – il n’est jamais trop tard pour se couvrir – une instruction gouvernementale : « Le statut des Juifs étant particulièrement complexe, les dénonciations les frappant étant nombreuses et parfois se révélant à l’enquête mensongères, je serais pour ma part fort désireux que des instructions d’exécution me soient données conformément aux principes qu’entend faire respecter le Gouvernement33. »

Le vent tourne. Après s’être entretenu avec le commissaire Permilleux, le représentant du ministère de l’Intérieur à Paris, Jean-Pierre Ingrand, estime, plus nettement encore, qu’il est « inadmissible » de livrer aux autorités occupantes, « sans justification d’aucun motif, des citoyens français qui sont internés dans un camp allemand [Drancy] » : « S’il continuait à accepter de tels procédés, le Gouvernement engagerait lourdement sa responsabilité morale et, surtout, celle des fonctionnaires d’exécution qui reçoivent, des Autorités allemandes, des instructions qui ont un caractère comminatoire34. »

Finalement, la nomination du milicien Darnand à la tête du secrétariat général au Maintien de l’ordre en janvier 1944 oblige le préfet Bussière à laisser, lâchement, les choses en l’état, et même à les officialiser puisque la collaboration entre la Gestapo et la PP, effective sur le terrain depuis plus d’un an, est désormais codifiée35.

Dans le contexte du printemps 1944, les inspecteurs du SSAJ font le dos rond. Le commissaire Permilleux, plus apeuré que jamais, est déconcerté par l’antisémitisme expiatoire des SS et de leurs émules français de la SEC – « nous allons tous nous faire fusiller », confie-t-il à ses collaborateurs36.

Sur la cinquantaine d’inspecteurs de la « brigade Permilleux », ils ne sont pas plus de trois ou quatre à agir en « collabos » et antisémites frénétiques. Parmi eux, André Laville et Antoine Santoni, épisodiquement détachés auprès du service allemand. Les autres, non volontaires, rappelons-le, pour rejoindre le SSAJ, font leurs « numéros » sans beaucoup de zèle, mais sans grand courage non plus : « C’était seulement quand il y avait des dénonciations précises, pouvant provenir de voisins, qu’on arrêtait » ; « la dénonciation allemande portait le nom […], comment vouliez-vous que nous truquions le rapport, le dénonciateur avait donné des précisions », se justifieront-ils à la Libération37

5 175 juifs arrêtés par la « brigade Permilleux »

Les chiffres les plus récents établis par Serge Klarsfeld donnent un total d’environ 74 150 juifs déportés de France dans le cadre de la « solution finale » (pour un peu plus de 3 300 rescapés). Sur ce total, Klarsfeld en relève 38 500, soit 52 %, arrêtés dans l’agglomération parisienne : 27 500 déportés en 1942 (sur 42 000 déportés durant l’année, soit 65 %) ; 6 500 en 1943 (sur 17 000, soit 38 %) ; 4 500 en 1944 (sur 15 000, soit 30 %38).

Ces chiffres traduisent l’effet dévastateur des opérations de 1942, qui touchent massivement les juifs étrangers résidant à Paris (13 000 arrestations rien que pour la rafle dite du « Vel d’Hiv » des 16 et 17 juillet 1942).

Parmi ces 27 500 juifs parisiens déportés en 1942, Serge Klarsfeld n’en dénombre qu’à peine 700 appréhendés dans le cadre des « arrestations quotidiennes par la Police Municipale et Judiciaire39 », le plus souvent des individus arrêtés dans la rue pour défaut de port de l’étoile jaune. En 1943, la proportion de juifs arrêtés individuellement, dans une logique de traque, sur la voie publique ou à domicile, augmente : sur les 6 500 juifs arrêtés à Paris et sa proche banlieue, Klarsfeld mentionne 4 500 arrestations par la Police municipale, principalement lors de rafles, et 1 800 par la Police judiciaire (de fait, la « brigade Permilleux »). En 1944, les quelque 4 500 juifs déportés ayant été arrêtés dans le département de la Seine ont, pour la plupart d’entre eux, été victimes d’arrestations individuelles.

Ainsi, plus le temps avance, plus la part de ces arrestations augmente, et donc plus l’importance de la dénonciation dans la traque des juifs s’accroît. Dans son journal, Maurice Toesca, directeur adjoint de cabinet du préfet Bussière, insiste, en décembre 1943, sur cette recrudescence des arrestations à la suite de délations : « Depuis les rafles massives de Juifs […], les arrestations individuelles n’ont été que plus fréquentes. La plupart du temps les Juifs repérés sont dénoncés par des voisins40. »

À la Libération, le bilan des opérations menées par les différents services de la direction de la Police judiciaire entre janvier 1942 et juillet 1944 s’élève à 9 200 arrestations « politiques ». Parmi elles, 5 175 relèvent des « affaires juives » (56 %, y compris les opérations de la SEC validées par le SSAJ). Alors qu’à partir de 1942, la Police judiciaire abandonne peu à peu aux Renseignements généraux le monopole de la répression contre les communistes et la propagande antinationale, et montre peu de zèle dans la traque des réfractaires au STO, la création de la « brigade Permilleux » donne la primauté à la traque des juifs (3 323 arrestations sur les 5 414 de l’année 1943, soit 61 %). À la veille du débarquement, les juifs sont pratiquement la seule cible de la répression politique de la PJ (1 405 des 1 726 arrestations de janvier-juillet 1944, soit 81 %).

Année

Affaires juives

Communistes

Propagande anti-nationale

Défaut de déclaration de port d’armes

Défaut de déclaration pour le STO

Totaux

1942

447

1 070

11

351 dont 47 remises aux autorités allemandes

181

2 060

1943

3 323

860

8

115 dont 90 remises aux autorités allemandes

1 108

5 414

1944 (janv.-juill.)

1 405

16

309

1 726

Totaux

5 175

1 946

19

466

1 594

9 200

Il est certain qu’à la préfecture de Police la traque des juifs apparaît, à l’approche de la Libération, comme moins « risquée » que celle des communistes et des résistants. L’inspecteur principal Martz, qui chapeaute les équipes de voie publique à la 3e section des RG (chargée, rappelons-le, du contrôle politique des juifs et des étrangers de la capitale), engage ainsi ses hommes à faire du « chiffre » en ciblant les juifs en infraction avec la loi sur la carte d’identité (ce qui est le cas d’une grande partie si ce n’est de la majorité des juifs demeurés en région parisienne), plutôt que de pourchasser des « patriotes42 »…

On ignore le nombre exact de juifs arrêtés par le « Rayon juif » de la 3e section des RG, rivale du SSAJ. Ce qui est sûr, c’est que ces arrestations ont été moins meurtrières que celles imputables à la Police judiciaire. La « brigade Permilleux » travaille en effet directement pour l’occupant. Et, à partir de l’été 1943, elle récupère les attributions de la 3e section en matière de surveillance des ordonnances allemandes et de la législation antisémite française, le « Rayon juif » ne s’occupant plus que des affaires de « faux papiers ».

Le bilan du SSAJ s’élève donc à 5 175 arrestations, la plupart suivies de déportations : un peu moins de 450 pour les deux derniers mois de 1942 ; 3 323, soit une moyenne de 277 arrestations mensuelles, en 1943 ; 1 405 de janvier à juillet 1944, soit une moyenne mensuelle en recul mais atteignant encore 200 arrestations.

Combien parmi elles découlent de dénonciations ? Telle est la question à laquelle il nous faut tenter de répondre.

Combien de délations ?

Revenons d’abord à la seule liste de la Gestapo préservée, la 3e, qui comporte, nous le savons, 52 « numéros ». La cinquantaine de noms par liste semble être une moyenne rarement dépassée, si l’on se fie aux indications rapportées par Jacques Beugin dans son carnet. Le « numéro » maximum qui lui a été attribué pour enquête est le « n41 de la liste 22 » (mai 1943), et il mentionne encore un « n36 liste 37 » en novembre 194343.

Sachant que le rythme bimensuel adopté durant l’été 1943, sans doute pour tenir compte d’une diminution relative des dénonciations (que l’on constate aussi dans les registres du courrier du CGQJ mais qui est toutefois compensée par la mobilisation tous azimuts de la police SS en 1944), s’est maintenu jusqu’au bout, on parvient à un total d’environ 55 listes, soit une estimation d’un peu plus de 2 500 « numéros » adressés par le « service juif » de la Gestapo au SSAJ de novembre 1942 à juillet 1944.

Combien d’arrestations ont résulté de ces dénonciations centralisées et transmises par la police SS ? Un début de réponse se trouve dans l’un des rares documents statistiques conservés : le bilan complet de l’activité de la « brigade Permilleux » en mars-avril 1943. Durant ces deux mois, 608 individus ont été appréhendés par le SSAJ. Rappelons que le bilan annuel pour 1943 s’élève à 3 323 arrestations (moyenne mensuelle : 277). À cet égard, notre échantillon (608 arrestations pour deux mois) est donc relativement représentatif.

Sur ces 608 personnes arrêtées, 176, soit près de 30 %, émanent des « Listes nos spéciaux ». Il s’agit bien sûr de l’exploitation des listes, alors hebdomadaires, de la Gestapo que nous connaissons. Mais, en plus de ces listes, le « service juif » SS ordonne régulièrement des arrestations individuelles, sur « bulletin spécial ». La formule est toujours la même :

On relève, en mars-avril 1943, 260 arrestations à la suite de ces « bulletins spéciaux ».

Les « validations » d’arrestations opérées par la SEC concernent 89 personnes. Enfin, 83 arrestations sont notées comme des « opérations de service44 ».

Pour l’essentiel, le rôle de la « brigade Permilleux » consiste bel et bien à donner un visage légal à la politique de traque des juifs menée par les activistes de la Gestapo et leurs supplétifs de la SEC. La part propre de l’activité du SSAJ, résultant à la fois de l’exploitation de délations reçues à la préfecture de Police45 et d’affaires de voie publique, demeure, on le voit, limitée : 83 arrestations sur 608, soit 14 %. Nous connaissons deux de ces 83 victimes : Sarah Adler et Raymonde Blauschild, dénoncées au 36, quai des Orfèvres le 1er mars 1943 et arrêtées un mois plus tard.

Mais reprenons notre tentative d’estimation. Si l’on rapporte la proportion des arrestations sur « numéros » en mars-avril 1943 (176 sur 608) au bilan total du SSAJ (5 175 personnes appréhendées), on parvient à un chiffre plausible de 1 500 arrestations, ainsi provoquées par les dénonciations reportées sur les fameuses listes de la Gestapo.

Comme les autres arrestations ordonnées par la police SS (260 sur 608 en mars-avril 1943, soit une estimation globale d’environ 2 200 personnes arrêtées sur « bulletins spéciaux ») découlent souvent, elles aussi, de délations, on peut évaluer à au moins 2 500 le nombre d’arrestations à la suite de dénonciations – dénonciations au préalable recueillies par le « service juif » de la Gestapo et transmises, sur listes ou fiches spéciales, à la « brigade Permilleux » pour exploitation.

Lorsqu’il se rend pour la dernière fois rue des Saussaies, en août 1944, l’inspecteur Beugin est reçu par l’officier SS Schmidt, qui le toise ainsi : « Vous êtes content. Les Américains arrivent. Dites à vos compatriotes de ne pas être trop fiers, car si nous avons travaillé […], c’est grâce à leurs dénonciations46. »

Comparaison avec la traque des communistes

Il semble qu’à Paris, la Gestapo soit davantage proactive en matière de délation de juifs que dans n’importe quel autre domaine, y compris la répression des communistes, où interviennent également des brigades spécialisées, les fameuses brigades spéciales anticommuniste (BS1) et « antiterroriste » (BS2) des Renseignements généraux.

En amont du travail des BS, la 1re section des RG (surveillance des milieux d’extrême gauche) traite aussi des dénonciations transmises par la police allemande. Celles-ci proviennent souvent de militants collaborationnistes qui préfèrent s’adresser directement à l’occupant, présumé plus compétent que la PP pour traquer les communistes – alors qu’en réalité les autorités allemandes ont, en la matière, toute confiance dans la police parisienne47

Dans la répression anticommuniste, l’arme de la dénonciation s’inscrit dans un ensemble de méthodes policières comprenant informations, interrogatoires et filatures, la grande spécialité des RG.

En schématisant un peu la réalité, trois éléments sont à l’origine d’une filature : la délation spontanée d’un citoyen ; une information donnée par un indicateur ou un militant interrogé48 ; un travail de terrain ciblé, notamment lorsqu’une recrudescence d’activité communiste a été constatée dans un quartier (papillons nombreux sur les murs, diffusion de tracts, etc.49). L’exploitation directe d’une dénonciation est donc rare.

Dans un témoignage à lire avec prudence, en raison de la tournure très politique et un tantinet perverse du propos, l’ex-inspecteur de la BS1 Jean Giot note que la plus grande partie des militants communistes arrêtés le furent à la suite de filatures, qui débutaient par les renseignements d’indicateurs, et que la quasi-totalité des nombreuses délations reçues à la préfecture étaient inexploitables50. La réalité est plus complexe.

En règle générale, un bon renseignement entraîne une patiente filature, dont les résultats – parfois un vaste coup de filet – diluent l’information primitive dans une enquête aux multiples ramifications. Même lorsqu’une arrestation est effectuée rapidement à la suite d’une dénonciation, elle en amène une autre, puis une autre, par un effet en chaîne faisant se succéder interrogatoires, découvertes de documents lors de perquisitions, etc., éloignant toujours plus l’origine de l’affaire51.

Ces effets en chaîne sont fréquents dans la répression des communistes et des résistants, organisés en réseau. Ils sont plus rares dans le cadre des arrestations de juifs. Il arrive qu’une personne appréhendée amène à d’autres, mais cela se produit généralement dans un cadre de proximité, pour l’essentiel familial. De fait, les inspecteurs de la « brigade Permilleux » (comme du reste ceux de la SEC) font rarement des opérations de surveillance et la filature n’appartient pas à leur panoplie d’enquêteurs.

Tandis que les résistants communistes évoluent dans un vaste système de solidarité rompu à la clandestinité, qui expose moins à la délation de voisins, les juifs demeurés chez eux ou qui se cachent dépendent d’un environnement d’aide précaire, qui rend plus difficile un départ si jamais la curiosité d’un voisin malveillant met en péril le sauvetage.

Ainsi le processus qui conduit de la dénonciation à l’arrestation est-il beaucoup plus simple et direct dans le cas des juifs que dans celui des communistes : la plupart du temps, une délation entraîne une enquête ciblée et, lorsque l’information est avérée, une arrestation à domicile.

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De l’ensemble des instances policières vouées à la répression politique dans le département de la Seine, la « brigade Permilleux » est assurément celle qui, au bout du compte, a exploité le plus systématiquement la ressource de la dénonciation, par le biais des « listes numéros spéciaux » et des ordres d’arrestation transmis par la Gestapo.

Les mécanismes de la collaboration d’État ont ainsi amené la police ordinaire parisienne à prendre la tête de la traque des juifs (de tous les juifs, étrangers comme français, malgré les rodomontades des dirigeants de Vichy) demeurés dans la capitale, et que, le plus souvent, seule l’arme de la délation permettait de repérer.

En arrière-plan de cette politique, les autorités allemandes pouvaient compter sur une presse aux ordres, chargée de « préparer l’ambiance ». À cet égard, l’hebdomadaire Au Pilori fut incontestablement l’organe officiel de l’antisémitisme et de la délation en France occupée.