ils étaient seuls, perdus. La salle de séjour, avec le lit de camp recouvert d'un petit matelas et d'une couverture bariolée, avec la natte épaisse où étaient jetés quelques coussins, avec, surtout, les livres - la rangée des Pléiades, les séries de revues, les quatre Tisné -, les bibelots, les disques, le grand portulan, la Fête du Carrousel, tout ce qui, il n'y avait pas si longtemps, avait été le décor de leur autre vie, tout ce qui, dans cet univers de sable et de pierre, les ramenait vers la rue de Quatrefages, vers l'arbre si longtemps vert, vers les petits jardins, la salle de séjour dispensait encore une certaine chaleur: à plat ventre sur la natte, une minuscule tasse de café à la turque à côté d'eux, ils écoutaient la Sonate à Kreutzer, l'Archiduc, la Jeune Fille et la Mort, et c'était comme si la musique, qui, dans cette grande pièce peu meublée, presque une salle, acquérait une résonance étonnante, se mettait à l'habiter et la transformait soudain : c'était un invité, un ami très cher, perdu de vue, retrouvé par hasard, qui partageait leur repas, qui leur parlait de Paris, qui, dans cette soirée fraîche de novembre, dans cette ville étrangère où rien ne leur appartenait, où ils ne se sentaient pas à l'aise, les ramenait en arrière, leur permettait de retrouver une sensation presque oubliée de complicité, de vie commune, comme si, dans un étroit périmètre

- la surface de la natte, les deux séries de rayonnages, 1 electrophone, le cercle de lumière découpé par labat-jour cylindrique -, parvenait à s'implanter, et à survivre, une zone protégée que ni le temps ni la distance ne pouvaient entamer. Mais tout autour, c'était l'exil, l'inconnu : le long corridor où les pas résonnaient trop fort, la chambre, immense et glaciale, hostile, avec pour seul meuble un lit large trop dur qui sentait la paille, avec sa lampe bancale posée sur une vieille caisse qui faisait office de table de nuit, sa malle d'osier remplie de linge, son tabouret chargé de vêtements en tas; la troisième pièce inutilisée, où ils n'entraient jamais. Puis l'escalier de pierre, la grande entrée perpétuellement menacée par les sables; la rue : trois immeubles de deux étages, un hangar où séchaient des éponges, un terrain vague; la ville alentour.

Ils vécurent sans doute à Sfax les huit mois les plus curieux de toute leur existence.

Sfax, dont le port et la ville européenne avaient été détruits pendant la guerre, se composait d'une trentaine de rues se coupant à angle droit. Les deux principales étaient l'avenue Bourguiba, qui allait de la gare au marché central, près duquel ils habitaient, et l'avenue Hedi-Chaker, qui

allait du port à la ville arabe. Leur intersection formait le centre de la ville : là se trouvaient Thôtel de ville, dont deux salles au rez-de-chaussée contenaient quelques vieilles poteries et une demi-douzaine de mosaïques, la statue et1e tombeau de Hedi Chaker, assassiné par la Main Rouge peu de temps avant l'Indépendance, le Café de Tunis, fréquenté par les Arabes, et le Café de la Régence, fréquenté par les Européens, un petit parterre de fleurs, un kiosque à journaux, un débit de tabac.

On faisait le tour de la ville européenne en un petit peu plus d'un quart d'heure. De l'immeuble qu'ils habitaient, le Collège technique était à trois minutes, le marché à deux, le restaurant où ils prenaient tous leurs repas à cinq, le Café de la Régence à six, de même que la banque, que la bibliothèque municipale, que six des sept cinémas de la ville. La poste et la gare, et la station des voitures de louage pour Tunis ou Gabès, étaient à moins de dix minutes et constituaient les limites extrêmes de ce qu'il était suffisant de connaître pour vivre à Sfax.

La ville arabe, fortifiée, vieille et belle, offrait des murailles bises et des portes que, à juste titre, on disait admirables. Ils y pénétraient souvent, et en faisaient le but presque exclusif de toutes leurs promenades, mais parce qu'ils n'étaient justement

que des promeneurs, ils y restèrent toujours étrangers. Ils n'en comprenaient pas les mécanismes les plus simples, ils n'y voyaient qu'un dédale de rues; ils admiraient, en levant la tête, un balcon de fer forgé, une poutre peinte, la pure ogive d'une fenêtre, un jeu subtil d'ombres et de lumières, un escalier d'une étroitesse extrême, mais leurs promenades n'avaient pas de but; ils tournaient en rond, craignaient à tout instant de se perdre, se lassaient vite. Rien, finalement, ne les attirait dans cette succession d'échoppes misérables, de magasins presque identiques, de souks confinés, dans cette incompréhensible alternance de rues grouillantes et de rues vides, dans cette foule qu'ils ne voyaient aller nulle part.

Cette sensation d'étrangeté s'accentuait, devenait presque oppressante, lorsque, ayant devant eux des longs après-midi vides, des dimanches désespérants, ils traversaient la ville arabe de part en part, et, au-delà de Bab Djebli, gagnaient les interminables faubourgs de Sfax. Sur des kilomètres, c'étaient des jardins minuscules, des haies de figuiers de Barbarie, des maisons de torchis, des cabanes de tôle et de carton; puis d'immenses lagunes désertes et putrides, et, tout au bout à l'infini, les premiers champs d'oliviers. Ils traînaient des heures entières; ils passaient devant

des casernes, traversaient des terrains vagues, des zones bourbeuses.

Et lorsqu'ils entraient de nouveau en ville européenne, lorsqu'ils passaient devant le cinéma Hillal ou devant le cinéma Nour, lorsqu'ils s'attablaient à la Régence, frappaient dans leurs mains pour appeler le garçon, demandaient un Coca-Cola ou une canette de bière, achetaient le dernier Monde, sifflaient le marchand ambulant éternellement vêtu d'une longue blouse blanche et sale, coiffé d'un calot de toile, pour lui acheter quelques cornets de cacahuètes, d'amandes grillées, de pistaches et de pignons, alors, ils éprouvaient le sentiment mélancolique d'être chez eux.

Ils marchaient à côté des palmiers gris de poussière; ils longeaient les façades néomauresques des immeubles de l'avenue Bourguiba; ils jetaient un vague coup d'oeil sur les vitrines hideuses : meubles frêles, lampadaires de fer forgé, couvertures chauffantes, cahiers d'écoliers, robes de ville, chaussures pour dames, bouteilles de gaz butane : c'était leur seul monde, leur vrai monde. Ils rentraient en traînant les pieds; Jérôme faisait du café dans des zazouas importées de Tchécoslovaquie; Sylvie corrigeait un paquet de copies.

Jérôme d'abord avait essayé de trouver du travail; il s'était plusieurs fois rendu à

Tunis et grâce à quelques lettres d'introduction qu'il s'était fait donner en France, et à l'appui de ses amis tunisiens, avait rencontré quelques fonctionnaires à l'Information, à la Radio, au Tourisme, à l'Education nationale. Ce fut peine perdue : les études de motivation n'existaient pas en Tunisie, ni les mi-temps, et les rares sinécures étaient trop bien tenues; il n'avait pas de qualification; il n'était ni ingénieur, ni comptable, ni dessinateur industriel, ni médecin. On lui offrit, à nouveau, d'être instituteur ou pion; il n'y tenait pas : il abandonna très vite tout espoir. Le salaire de Sylvie leur permettait de vivre petitement : c'était, à Sfax, le mode de vie le plus répandu. Sylvie s'épuisait à faire comprendre, conformément au programme, les beautés cachées de Malherbe et de Racine à des élèves plus grands qu'elle qui ne savaient pas écrire. Jérôme perdait son temps. Il entreprit divers projets - préparer un examen de sociologie, tenter de mettre en ordre ses idées sur le cinéma - qu'il ne sut mener à bien. Il traînait dans les rues, chaussé de ses Weston, arpentait le port, errait dans le marché. Il allait au musée, échangeait quelques mots avec le gardien de la salle, regardait quelques instants une vieille amphore, une inscription funéraire, une mosaïque : Daniel dans la fosse aux lions, Amphitrite chevauchant un dauphin,

Il allait regarder une partie de tennis sur les courts aménagés au pied des remparts, il traversait la ville arabe, flânait dans les souks, soupesant les étoffes, les cuivres, les selles. Il achetait tous les journaux, faisait les mots croisés, empruntait des livres à la bibliothèque, écrivait à ses amis des lettres un peu tristes qui restaient souvent sans réponse. L'emploi du temps de Sylvie rythmait leur vie. Leur semaine se composait de jours fastes : le lundi, parce que la matinée était libre, et parce que les programmes des cinémas changeaient, le mercredi, parce que l'après-midi était libre, le vendredi parce que la journée entière était libre et parce que, à nouveau, changeaient les programmes - et de jours néfastes : les autres. Le dimanche était un jour neutre, agréable le matin - ils restaient au lit, les hebdomadaires de Paris arrivaient, long l'après-midi, sinistre le soir, à moins que, par hasard, un film ne les attirât, mais il était rare que deux films notables, ou simplement visibles, soient donnés dans la même demi-semaine. Ainsi passaient les semaines. Elles se succédaient avec une régularité mécanique : quatre semaines faisaient un mois, ou à peu près; les mois se ressemblaient tous. Les jours, après avoir été de plus en plus courts, devinrent de plus en plus longs. L'hiver était humide, presque froid. Leur vie s'écoulait.

Leur solitude était totale.

Sfax était une ville opaque. Il leur semblait, certains jours, que nul, jamais, ne saurait y pénétrer. Les portes ne s'ouvriraient jamais. Il y avait des gens dans les rues, le soir, des foules compactes, qui allaient et venaient, un flot presque continu sous les arcades de l'avenue Hedi-Chaker, devant VHôtel Mabrouk, devant le Centre de propagande du Destour, devant le cinéma Hillal, devant la pâtisserie les Délices : des endroits publics presque bondés : cafés, restaurants, cinémas; des visages qui, par instants, pouvaient sembler presque familiers. Mais tout autour, le long du port, le long des remparts, à peine

s eloignait-on, c'était le vide, la mort : Tim-mense esplanade ensablée devant la cathédrale hideuse, cernée de palmiers nains; le boulevard de Picville, bordé de terrains vagues, de maisons de deux étages; la rue Mangolte, la rue Fezzani, la rue Abd-el-Kader-Zghal, nues et désertes, noires et rectilignes, balayées de sable. Le vent secouait les palmiers rachitiques : troncs renflés d'écaillés ligneuses, d'où émergeaient à peine quelques palmes en éventail. Des multitudes de chats se glissaient dans les poubelles. Un chien au pelage jaune passait parfois, rasant les murs, la queue entre les jambes.

Nulle âme qui vive : derrière les portes toujours closes, rien d'autre que des corridors nus, des escaliers de pierre, des cours aveugles. Des suites de rues se coupant à angle droit, des rideaux de fer, des palissades, un monde de fausses places, de fausses rues, d'avenues fantômes. Ils marchaient, silencieux, désorientés, et ils avaient parfois l'impression que tout n'était qu'illusion, que Sfax n'existait, ne respirait pas. Ils cherchaient autour d'eux des signes de connivence. Rien ne leur répondait. C'était une sensation presque douloureuse d'isolement. Ils étaient dépossédés de ce monde, ils n'y baignaient pas, ils ne lui appartenaient pas et ne lui appartiendraient jamais. Comme si un ordre très ancien

avait été établi, une fois pour toutes, une règle stricte qui les excluait : on les laisserait aller où ils voulaient aller, on ne les inquiéterait pas, on ne leur adresserait pas la parole. Ils resteraient les inconnus, les étrangers. Les Italiens, les Maltais, les Grecs du port les regarderaient passer en silence; les grands oléiculteurs, tout de blanc vêtus, avec leurs lunettes à monture d or, marchant à pas lents dans la rue du Bey, suivis de leur chaouch, passeraient à côté d eux sans les voir.

Ils n avaient avec les collègues de Sylvie que des rapports lointains, et souvent distants. Les enseignants français titulaires semblaient ne pas priser tout à fait les contractuels. Même ceux que cette différence ne gênait pas pardonnèrent plus difficilement à Sylvie de n'être pas bâtie à leur image : ils l'auraient voulue femme de professeur et professeur elle-même, bonne petite-bourgeoise de province, de la dignité, de la tenue, de la culture. L'on représentait la France. Et bien qu'en quelque sorte il y eût encore deux France - celles des professeurs débutants, désireux d'acquérir au plus vite une maisonnette à Angoulême, Béziers ou Tarbes; et celle des insoumis ou réfractaires, qui ne touchaient pas le tiers colonial mais pouvaient se permettre de mépriser les autres (mais c'était une espèce en voie d'extinction : la plupart

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I

avaient été graciés; d'autres partaient s'installer en Algérie, en Guinée), aucune des deux ne semblait prête à admettre que l'on pût, au cinéma, s'asseoir au premier rang, à côté de la marmaille indigène, ou traîner comme un feignant, en savates, pas rasé, débraillé, dans les rues. Il y eut quelques échanges de livres, de disques, quelques rares discussions à la Régence, et ce fut tout. Nulle invitation chaleureuse, nulle amitié vivace : c'était une chose qui ne poussait pas à Sfax. Les gens se recroquevillaient sur eux-mêmes, dans leurs maisons trop grandes pour eux.

Avec les autres, avec les employés français de la Compagnie Sfax-Gafsa ou des Pétroles, avec les Musulmans, avec les Juifs, avec les Pieds-Noirs, c'était encore pire : les contacts étaient impossibles. Il pouvait leur arriver, pendant une semaine entière, de ne parler à personne.

Il put sembler bientôt que toute vie s'arrêtait en eux. Du temps passait, immobile. Plus rien ne les reliait au monde, sinon les journaux toujours trop vieux dont ils n'étaient même pas sûrs qu'ils ne fussent pas que de pieux mensonges, les souvenirs d'une vie antérieure, les reflets d'un autre monde. Ils avaient toujours vécu à Sfax et ils y vivraient toujours. Ils n'avaient plus de projets, plus d'impatience; ils n'attendaient rien, pas même des vacances

toujours trop lointaines, pas même un retour en France.

Ils n'éprouvaient ni joie, ni tristesse, ni même ennui, mais il pouvait leur arriver de se demander s'ils existaient encore, s'ils existaient vraiment : ils ne retiraient de cette question décevante aucune satisfaction particulière, à cette nuance près : il leur semblait parfois, confusément, obscurément, que cette vie était conforme, adéquate, et, paradoxalement, nécessaire : ils étaient au cœur du vide, ils étaient installés dans un no man's land de rues rectilignes, de sable jaune, de lagunes, de palmiers gris, dans un monde qu'ils ne comprenaient pas, qu'ils ne cherchaient pas à comprendre, car jamais, dans leur vie passée, ils ne s'étaient préparés à devoir un jour s'adapter, se transformer, se modeler sur un paysage, un climat, un mode de vie : pas un instant, Sylvie ne ressembla au professeur qu'elle était censée être, et Jérôme, déambulant dans les rues, pouvait donner l'impression qu'il avait emmené sa patrie, ou plutôt son quartier, son ghetto, sa zone, à la semelle de ses souliers anglais; mais la rue Larbi-Zarouk, où ils avaient élu domicile, n'avait même pas la mosquée qui fait la gloire de la rue de Quatrefages, et pour le reste, il n'y avait à Sfax, quelque effort qu'ils fissent parfois pour les imagi-

ner, ni Mac-Mahon, ni Harry's Bar, ni Bal-zar, ni Contrescarpe, ni Salle Pleyel, ni Berges de la Seine une nuit de juin, mais dans ce vide, à cause de ce vide justement, à cause de cette absence de toute chose, cette vacuité fondamentale, cette zone neutre, cette table rase, il leur semblait qu'ils se purifiaient, qu'ils retrouvaient une simplicité plus grande, une véritable modestie. Et, certes, dans la pauvreté générale de la Tunisie, leur propre misère, leur petite gêne d'individus civilisés habitués aux douches, aux voitures, aux boissons glacées, n'avait plus grand sens.

Sylvie donnait ses cours, interrogeait ses élèves, corrigeait ses copies. Jérôme allait à la bibliothèque municipale, lisait des livres au hasard : Borges, Troyat, Zeraffa. Ils mangeaient dans un petit restaurant, à la même table presque chaque jour : salade de thon, escalope panée, ou brochette, ou sole dorée, fruits. Ils allaient à la Régence boire un express accompagné d'un verre d'eau fraîche. Ils lisaient des tas de journaux, ils voyaient des films, ils traînaient dans les rues.

Leur vie était comme une trop longue habitude, comme un ennui presque serein : une vie sans rien.

A partir du mois d'avril, ils firent quelques petits voyages. Parfois, quand ils avaient trois ou quatre journées libres et n'étaient pas trop à court d'argent, ils louaient une voiture et partaient vers le Sud. Ou bien, le samedi, à six heures du soir, un taxi collectif les emmenait à Sousse ou à Tunis jusqu'au lundi midi.

Ils tentaient d'échapper à Sfax, à ses rues mornes, à son vide, et de trouver, dans les panoramas, dans les horizons, dans les ruines, quelque chose qui les aurait éblouis, bouleversés, des splendeurs chaleureuses qui les auraient vengés. Les restes d'un palais, d'un temple, d'un théâtre, une oasis verdoyante découverte du haut d'un piton, une longue plage de sable fin s'étendant en demi-cercle d'un bout à l'autre de l'horizon les récompensaient parfois de leur quête. Mais, le plus souvent, ils ne quittaient Sfax que pour retrouver, quelques dizaines ou

quelques centaines de kilomètres plus loin, les mêmes rues mornes, les mêmes souks grouillants et incompréhensibles, les mêmes lagunes, les mêmes palmiers laids, la même aridité.

Ils virent Gabès, Tozeur, Nefta, Gafsa et Metlaoui, les ruines de Sbeitla, de Kasse-rine, de Thélepte : ils traversèrent des villes mortes dont les noms jadis leur avaient semblé enchanteurs : Maharès, Moularès, Matmata, Médénine; ils poussèrent jusqu'à la frontière libyenne.

C'était, sur des kilomètres, une terre pierreuse et grise, inhabitable. Rien ne poussait, sinon de maigres touffes d'herbes presque jaunes, aux tiges acérées. Il leur semblait rouler pendant des heures, au milieu d'un nuage de poussière, le long d'une route que seules d'anciennes ornières, ou des traces à demi effacées de pneus, leur permettaient de distinguer, sans autre horizon que de molles collines grisâtres, sans rien rencontrer, sinon, parfois, une carcasse d'âne, un vieux bidon rouillé, un entassement de pierres à demi éboulé qui avait peut-être été une maison.

Ou bien, le long d'une route jalonnée, mais défoncée par instants et presque dangereuse, ils traversaient des chotts immenses et c'était, de chaque côté, à perte de vue, une croûte blanchâtre qui brillait sous

le soleil, suscitant, à rhorizon, des scintillations fugitives qui par instants ressemblaient presque à des mirages, à des vagues déferlant, à des murailles crénelées. Ils arrêtaient leur voiture et faisaient quelques pas. Sous la croûte de sel, des plaques de glaise sèche fendillées, brun clair, s'affaissaient parfois, laissant place à des zones plus sombres de boue compacte, élastique, où le pied s'enfonçait presque.

Des chameaux pelés s'empêtrant dans leurs entraves, arrachant à grands coups de tête les feuilles d'un arbre curieusement tordu, tendant vers la route leur lippe stupide, des chiens galeux, à demi sauvages, courant en rond, des murailles effondrées de pierres sèches, des chèvres aux longs poils noirs, des tentes basses faites de couvertures rapiécées annonçaient les villages et les villes : une longue suite de maisons carrées, sans étages, des façades d'un blanc sale, la tour carrée d'un minaret, le dôme d'un marabout. Ils dépassaient un paysan qui trottinait à côté de son âne, s'arrêtaient devant l'unique hôtel.

Accroupis au pied du mur, trois hommes mangeaient du pain qu'ils mouillaient d'un peu d'huile. Des enfants couraient. Une femme, entièrement drapée dans un voile noir ou violet qui lui recouvrait même les yeux, se glissait parfois d'une maison à l'autre. Les terrasses des deux cafés débor-

daient largement sur la rue. Un haut-parleur diffusait de la musique arabe : modulations stridentes, cent fois ressassées, reprises en chœur, litanies d'une flûte au son aigre, bruits de crécelle des tambourins et des cithares. Des hommes assis, à l'ombre, buvaient des petits verres de thé, jouaient aux dominos.

Ils longeaient d'énormes citernes et, par un chemin malaisé, gagnaient les ruines : quatre colonnes hautes de sept mètres, qui ne supportaient plus rien, des maisons effondrées dont le plan restait intact, avec l'empreinte carrelée de chaque pièce enfoncée dans le sol, des gradins discontinus, des caves, des rues dallées, des restes d'égouts. Et de prétendus guides leur proposaient des petits poissons d'argent, des pièces patinées, des petites statuettes de terre cuite.

Puis, avant de repartir, ils entraient dans les marchés, dans les souks. Ils se perdaient dans le dédale des galeries, des impasses et des passages. Un barbier rasait en plein air, à côté d'un énorme amoncellement de gargoulettes. Un âne était chargé de deux couffins coniques de corde tressée, remplis de piment en poudre. Dans le souk des orfèvres, dans le souk des étoffes, des marchands, assis en tailleur, pieds nus, sur des piles de couvertures, déroulaient devant eux des tapis de haute laine et des

tapis à poils ras, leur offraient des burnous de laine rouge, des haïks de laine et de soie, des selles de cuir brodées d'argent, des plats de cuivre repoussé, des bois ouvrés, des armes, des instruments de musique, des petits bijoux, des châles brodés d'or, des vélins décorés de grandes arabesques.

Ils n'achetaient rien. Sans doute, en partie, parce qu'ils ne savaient pas acheter et s'inquiétaient d'avoir à marchander, mais, surtout, parce qu'ils ne se sentaient pas attirés. Aucun de ces objets, pour somptueux qu'ils fussent parfois, ne leur donnait une impression de richesse. Ils passaient, amusés ou indifférents, mais tout ce qu'ils voyaient demeurait étranger, appartenait à un autre monde, ne les concernait pas. Et ils ne rapportaient de ces voyages que des images de vide, de sécheresse : des brousses désolées, des steppes, des lagunes, un monde minéral où rien ne pouvait pousser : le monde de leur propre solitude, de leur propre aridité.

C'est pourtant en Tunisie qu'ils virent, un jour, la maison de leurs rêves, la plus belle des demeures. C'était à Hammamet, chez un couple d'Anglais vieillissants qui partageaient leur temps entre la Tunisie et Florence et pour qui l'hospitalité semblait être devenue le seul moyen de ne pas mourir

d'ennui en tête à tête. Il y avait, en même temps que Jérôme et Sylvie, une bonne douzaine d'invités. L'ambiance était futile et souvent même exaspérante; des petits jeux de société, des parties de bridge, de canasta alternaient avec des conversations un peu snobs où des potins pas trop vieux en provenance directe des capitales occidentales donnaient lieu à des commentaires avertis et souvent décisifs (j'aime beaucoup l'homme et ce qu'il fait est très bien...).

Mais la maison était un paradis sur terre. Au centre d'un grand parc qui descendait en pente douce vers une plage de sable fin, une construction ancienne, de style local, assez petite, sans étages, s'était développée d'année en année, était devenue le soleil d'une constellation de pavillons de toutes grandeurs et de tous styles, gloriettes, marabouts, bungalows, entourés de vérandas, disséminés à travers le parc et reliés entre eux par des galeries à claire-voie. Il y avait une salle octogonale, sans autres ouvertures qu'une petite porte et deux étroites meurtrières, aux murs épais entièrement couverts de livres, sombre et fraîche comme un tombeau; il y avait des pièces minuscules, blanchies à la chaux comme des cellules de moines, avec, pour seuls meubles, deux fauteuils sahariens, une table basse; d'autres longues, basses et

étroites, tapissées de nattes épaisses, d'autres encore, meublées à l'anglaise, avec des banquettes d'embrasure et des cheminées monumentales flanquées de deux divans se faisant face. Dans les jardins, entre les citronniers, les orangers, les amandiers, serpentaient des allées de marbre blanc que bordaient des fragments de colonnes, des antiques. Il y avait des ruisseaux et des cascades, des grottes de rocaille, des bassins couverts de grands nénuphars blancs entre lesquels filaient parfois les stries argentées des poissons. Des paons se promenaient en liberté, comme dans leurs rêves. Des arcades envahies de roses menaient à des nids de verdure.

Mais, sans doute, il était trop tard. Les trois jours qu'ils passèrent à Hammamet ne secouèrent pas leur torpeur. Il leur sembla que ce luxe, cette aisance, cette profusion de choses offertes, cette évidence immédiate de la beauté ne les concernaient plus. Ils se seraient damnés, jadis, pour les carreaux peints des salles de bains, pour les jets d'eau des jardins, pour la moquette écossaise du grand vestibule, pour les panneaux de chêne de la bibliothèque, pour les faïences, pour les vases, pour les tapis. Ils les saluèrent comme un souvenir; ils n'y étaient pas devenus insensibles, mais ils ne les comprenaient plus; ils manquaient de points de repère. C'est sans

doute dans cette Tunisie-là, la Tunisie cosmopolite aux prestigieux vestiges, au climat agréable, à la vie pittoresque et colorée, qu'il leur aurait été le plus facile de s'installer. C'est sans doute cette vie-là qu'ils s'étaient jadis rêvée : mais ils n'étaient devenus que des Sfaxiens, des provinciaux, des exilés.

Monde sans souvenirs, sans mémoire. Du temps passa encore, des jours et des semaines désertiques, qui ne comptaient pas. Ils ne se connaissaient plus d'envie. Monde indifférent. Des trains arrivaient, des navires accostaient au port, débarquaient des machines-outils, des médicaments, des roulements à billes, chargeaient des phosphates, de l'huile. Des camions chargés de paille traversaient la ville, gagnaient le Sud où régnait la disette. Leur vie continuait, identique : des heures de classe, des express à la Régence, des vieux films le soir, des journaux, des mots croisés. Ils étaient des somnambules. Ils ne savaient plus ce qu'ils voulaient. Ils étaient dépossédés.

Il leur semblait maintenant que, jadis -et ce jadis chaque jour reculait davantage dans le temps, comme si leur histoire antérieure basculait dans la légende, dans l'irréel ou dans l'informe -, jadis, ils avaient eu au moins la frénésie d'avoir. Cette exigence, souvent, leur avait tenu lieu d'exis-

tence. Ils s'étaient sentis tendus en avant, impatients, dévorés de désirs.

Et puis? Qu'avaient-ils fait? Que s'était-il passé?

Quelque chose qui ressemblait à une tragédie tranquille, très douce, s'installait au cœur de leur vie ralentie. Ils étaient perdus dans les décombres d'un très vieux rêve, dans des débris sans forme.

Il ne restait rien. Ils étaient à bout de course, au terme de cette trajectoire ambiguë qui avait été leur vie pendant six ans, au terme de cette quête indécise qui ne les avait menés nulle part, qui ne leur avait rien appris.

EPILOGUE

Tout aurait pu continuer ainsi. Ils auraient pu rester là toute leur vie. Jérôme, à son tour, aurait pris un poste. Ils n'auraient pas manqué d'argent. On aurait bien fini par les nommer à Tunis. Ils se seraient fait de nouveaux amis. Ils auraient acheté une voiture. Ils auraient eu, à La Marsa, à Sidi bou Saïd, à El Manza, une belle villa, un grand jardin.

Mais il ne leur sera pas si facile d'échapper à leur histoire. Le temps, encore une fois, travaillera à leur place. L'année scolaire s'achèvera. La chaleur deviendra délicieuse. Jérôme passera ses journées à la plage et Sylvie, ses cours finis, viendra l'y rejoindre. Ce seront les dernières compositions. Ils sentiront venir les vacances. Ils se languiront de Paris, du printemps sur les berges de la Seine, de leur arbre tout en fleur, des Champs-Elysées, de la place des Vosges. Ils se souviendront, émus, de leur

liberté si chérie, de leurs grasses matinées, de leur repas aux chandelles. Et des amis leur enverront des projets de vacances : une grande maison en Touraine, une bonne table, des parties de campagne : - Et si nous revenions, dira l'un.

I - Tout pourrait être comme avant, dira

4*autre.

Ils feront leurs bagages. Ils rangeront les livres, les gravures, les photographies des copains, jetteront d'innombrables papiers, donneront autour d'eux leurs meubles, leurs planches mal équarries, leurs briques à douze trous, expédieront leurs malles. Ils compteront les jours, les heures, les minutes.

Pour leurs dernières heures sfaxiennes, ils referont, gravement, leur promenade rituelle. Ils traverseront le marché central, longeront un instant le port, admireront, comme chaque jour, les énormes éponges séchant au soleil, passeront devant la charcuterie italienne, devant Y Hôtel des Oliviers, devant la bibliothèque municipale, puis, retournant sur leurs pas par l'avenue Bourguiba, longeront la cathédrale hideuse, bifurqueront devant le collège où, pour la dernière fois, ils salueront, comme chaque jour, M. Michri, le surveillant général, qui fera les cent pas devant l'entrée, emprunteront la rue Victor-Hugo, passeront une

dernière fois devant leur restaurant familier, devant leglise grecque. Puis ils entreront en ville arabe par la porte de la Kasbah, prendront la rue Bab-Djedid, puis la rue du Bey, sortiront par la porte Bab-Diwan, gagneront les arcades de l'avenue Hedi-Chaker, longeront le théâtre, les deux cinémas, la banque, boiront un dernier café à la Régence, achèteront leurs dernières cigarettes, leurs derniers journaux.

Deux minutes plus tard, ils prendront place dans une 403 de louage prête à partir. Leurs valises, depuis longtemps, seront amarrées sur le toit. Ils serreront contre leur cœur leur argent, leurs billets de bateau et de chemin de fer, leurs tickets d'enregistrement.

La voiture démarrera lentement. A 5 heures et demie du soir, au début de l'été, Sfax sera vraiment une très belle ville. Ses immeubles immaculés scintilleront sous le soleil. Les tours et les murailles crénelées de la ville arabe auront fière allure. Des scouts, tout de rouge et de blanc vêtus, passeront en marchant au pas cadencé. De grands drapeaux, rouges à croissant blanc de Tunisie, verts et rouges d'Algérie, flotteront au vent léger.

Il y aura un bout de mer, toute bleue, de grands chantiers en construction, les interminables faubourgs encombrés d'ânes, d'enfants, de bicyclettes, puis les in-

terminables champs d'oliviers. Puis la route : Sakietes-Zit, El Djem et son amphithéâtre, Msaken, la ville des mauvais larrons, Sousse et son front de mer surpeuplé, Enfidaville et ses immenses oliveraies, Bir bou Rekba et ses cafés, ses fruits, ses poteries, Grombalia, Potinville, avec ses vignes envahissant les collines, Hamman Lif, puis un bout d'autoroute, des faubourgs industriels, des usines de savon, des cimenteries : Tunis.

Ils se baigneront longuement à Carthage, au milieu des ruines, à La Marsa; ils iront jusqu'à Utique, à Kelibia, à Nabeul, où ils achèteront des poteries, à La Goulette où, tard dans la nuit, ils mangeront d'extraordinaires daurades.

Puis un matin, à 6 heures, ils seront au port. Les opérations d'embarquement seront longues et fastidieuses; ils trouveront avec peine une place où, sur le pont, installer leurs chaises longues.

La traversée sera sans histoire. A Marseille, ils boiront un café au lait accompagné de croissants. Ils achèteront le Monde de la veille et Libération. Dans le train, le bruit des roues rythmera des chants de victoire, VAlleluia du Messie, des hymnes triomphaux. Ils compteront les kilomètres; ils s'extasieront devant la campagne française, ses grands champs de blé, ses vertes forêts, ses pacages et ses vallons.

Ils arriveront à 11 heures du soir. Tous leurs amis les attendront. Ils s'extasieront sur leur belle mine; ils seront bronzés comme de grands voyageurs, et coiffés de grands chapeaux de paille tressée. Ils raconteront Sfax, le désert, les ruines magnifiques, la vie pas chère, la mer toute bleue. On les entraînera au Harrys. Ils seront ivres tout de suite. Ils seront heureux.

Ils reviendront donc, et ce sera pire. Ils retrouveront la rue de Quatrefages, son si bel arbre, et le petit appartement, si charmant, avec son plafond bas, avec sa fenêtre aux rideaux rouges et sa fenêtre aux rideaux verts, ses bons vieux livres, ses piles de journaux, son lit étroit, sa cuisine minuscule, son désordre.

Ils reverront Paris et ce sera une véritable fête. Ils flâneront le long de la Seine, dans les jardins du Palais-Royal, dans les petites rues de Saint-Germain. Et, chaque nuit, dans les rues illuminées, chaque devanture à nouveau sera une merveilleuse invite. Des étals crouleront sous les victuailles. Ils se presseront dans les cohues des grands magasins. Ils plongeront leurs mains dans les amas de soieries, caresseront les lourds flacons de parfum, effleureront les cravates.

Ils tenteront de vivre comme avant. Ils

renoueront avec les agences d antan. Mais les charmes seront rompus, A nouveau, ils étoufferont. Ils croiront crever de petitesse, d'exiguïté.

Ils rêveront de fortune. Ils regarderont dans les caniveaux dans l'espoir de trouver un portefeuille gonflé, un billet de banque, une pièce de cent francs, un ticket de métro.

Ils rêveront de s'enfuir à la campagne. Ils rêveront de Sfax.

Ils ne tiendront pas longtemps.

Alors, un jour - n'avaient-ils pas toujours su que ce jour viendrait? -, ils décideront d'en finir, une fois pour toutes, comme les autres. Leurs amis, alertés, leur chercheront du travail. On les recommandera auprès de plusieurs agences. Ils écriront, pleins d'espoir, des curriculum vitae soigneusement pesés. La chance - mais ce ne sera pas exactement de la chance - sera pour eux. Leurs états de service recevront, en dépit de leur irrégularité, une attention particulière. On les convoquera. Ils sauront trouver les mots qu'il faudra pour plaire.

Et c'est ainsi qu'après quelques années de vie vagabonde, fatigués de manquer d'argent, fatigués de compter et de s'en vouloir de compter, Jérôme et Sylvie accepteront ~ peut-être avec gratitude - le double poste responsable, assorti d'une

rémunération qui pourra, à la rigueur, passer pour un pont d'or, que leur offrira un magnat de la publicité.

Ils iront à Bordeaux prendre la direction d'une agence. Ils prépareront soigneusement leur départ. Ils arrangeront leur appartement, le feront repeindre, le débarrasseront des amas de livres, des ballots de linge, des masses de vaisselle qui l'avaient toujours encombré, sous lesquels, bien souvent, ils avaient pensé étouffer. Et ils erreront, presque sans s'y reconnaître, dans ce deux-pièces dont ils avaient dit si souvent que tout y était impossible, et d'abord d'y errer. Ils le verront, pour la première fois, tel qu'ils auraient voulu le voir toujours, enfin repeint, étincelant de blancheur, de propreté, sans un seul grain de poussière, sans taches, sans lézardes, sans déchirures, avec son plafond bas, sa cour campagnarde, son arbre admirable devant lequel bientôt, comme jadis eux-mêmes, de futurs acquéreurs viendront s'extasier.

Ils vendront leurs livres aux bouquinistes, leurs frusques aux fripiers. Ils courront les tailleurs, les couturières, les chemisiers. Ils feront leurs malles.

Ce ne sera pas vraiment la fortune. Ils ne seront pas présidents-directeurs généraux. Ils ne brasseront jamais que les millions des autres. On leur en laissera quelques miettes, pour le standing, pour les chemi-

ses de soie, pour les gants de pécari fumé. Ils présenteront bien. Ils seront bien logés, bien nourris, bien vêtus. Ils n'auront rien à regretter.

Ils auront leur divan Chesterfield, leurs fauteuils de cuir naturel souples et racés comme des sièges d'automobile italienne, leurs tables rustiques, leurs lutrins, leurs moquettes, leurs tapis de soie, leurs bibliothèques de chêne clair.

Ils auront les pièces immenses et vides, lumineuses, les dégagements spacieux, les murs de verre, les vues imprenables. Ils auront les faïences, les couverts d'argent, les nappes de dentelle, les riches reliures de cuir rouge.

Ils n'auront pas trente ans. Ils auront la vie devant eux.

Ils quitteront Paris un début de mois de septembre. Ils seront presque seuls dans un wagon de première. Presque tout de suite, le train prendra de la vitesse. Le wagon d'aluminium se balancera moelleu-sement.

Ils partiront. Ils abandonneront tout. Ils fuiront. Rien n'aura su les retenir.

« Te souviens-tu? » dira Jérôme. Et ils évoqueront le temps passé, les jours sombres, leur jeunesse, leurs premières ren-

contres, les premières enquêtes, l'arbre dans la cour de la rue de Quatrefages, les amis disparus, les repas fraternels. Ils se reverront traversant Paris à la recherche de cigarettes, et s arrêtant devant les antiquaires. Ils ressusciteront les vieux jours sfaxiens, leur lente mort, leur retour presque triomphal.

« Et maintenant, voilà », dira Sylvie. Et cela leur semblera presque naturel.

Ils se sentiront à Taise dans leurs vêtements légers. Ils se prélasseront dans le compartiment désert. La campagne française défilera. Ils regarderont en silence les grands champs de blé mûr, les armatures écorchées des pylônes de haute tension. Ils verront des minoteries, des usines presque pimpantes, de grands camps de vacances, des barrages, des petites maisons isolées au milieu de clairières. Des enfants courront sur une route blanche.

Le voyage sera longtemps agréable. Vers midi, ils se dirigeront, d'un pas nonchalant, vers le wagon-restaurant. Ils s'installeront près d une vitre, en tête à tête. Ils commanderont deux whiskies. Ils se regarderont, une dernière fois, avec un sourire complice. Le linge glacé, les couverts massifs, marqués aux armes des Wagons-Lits, les

assiettes épaisses écussonnées sembleront le prélude d'un festin somptueux. Mais le repas qu'on leur servira sera franchement insipide.

Le moyen fait partie de la vérité, aussi bien que le résultat. Il faut que la recherche de la vérité soit elle-même vraie; la recherche vraie, cest la vérité déployée, dont les membres épars se réunissent dans le résultat.

KARL MARX.

Achevé d'imprimer en septembre 1988

sur les presses de l'Imprimerie Bussière

à Saint'Amand (Cher)

PRESSES POCKET - 8, Fuc Garancière - 75285 Paris Tél. : 46-34-12-80

— N*' d'édit. 2043. — N° d'imp. 5844. — Dépôt légal : janvier 1984.

Imprimé en France

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