Les femmes
Le départ de Mrs Shew et les faux débuts avec Mrs Locke n’affectèrent pas durablement le désir ardent qu’avait Edgar Poe de se trouver une nouvelle compagne. Au courant de l’été 1848, il rendit visite aux Locke, à Lowell, dans le Massachusetts, où il devait donner une conférence sur « Les Poètes et la Poésie en Amérique ». Mrs Locke le présenta à une voisine, une jeune femme du nom d’Annie Richmond. Plus tard, dans un essai romancé, il affirma avoir eu le coup de foudre pour cette personne. « Lorsqu’elle approcha, avec une démarche d’une pudeur quasi indescriptible, je me dis : “J’ai trouvé en elle la perfection d’une grâce naturelle, à l’opposé d’une grâce artificielle…” Aucune expression aussi intense de romance, ainsi que je devrais l’appeler, ou de naïveté, qui luisait de ses yeux enfoncés dans leurs orbites, n’avait jamais auparavant plongé si profond dans mon cœur. » Ses yeux étaient « spirituels ». Sans doute Edgar Poe imagina-t-il qu’elle était peut-être destinée à mourir jeune.
Après sa conférence, il passa la soirée et une grande partie du lendemain avec Annie Richmond. L’époux et le frère de la jeune dame étaient-ils présents ? Cela, en tout cas, ne tempéra en rien son ardeur. Il oublia Jane Locke. De son côté, Annie Richmond témoigna : « Il était si différent des autres hommes […] tous les événements de sa vie, qu’il me narra, avaient un je ne sais quoi d’irréel, tout comme ses contes. » Sans doute se rapprochaient-ils en effet davantage de sa fiction qu’elle ne pouvait l’imaginer. Souffrant d’une faille intime à jamais béante, il s’attachait passionnément à quiconque lui témoignait de l’affection ou même seulement de la gentillesse. D’où son goût de la « beauté abstraite » comme source de sagesse et de consolation. Mais, en même temps, c’était un féroce analyste et juge de sa propre position, et il savait examiner à la loupe tous les éléments qui constituaient sa prison.
Ce même mois, il fit discrètement son enquête sur une certaine Sarah Helen Whitman, poétesse de Providence, Rhode Island, qui, peu avant, lui avait adressé un poème débordant de louanges. Il demanda à un correspondant : « Ne pourriez-vous rien m’apprendre sur elle… quoi que ce soit… tout ce que vous savez… ? » Le ton de cette lettre a quelque chose de désespéré : il avait besoin de l’amour et du réconfort d’une femme, n’importe quelle femme avec laquelle il aurait partagé une affinité poétique. Toujours l’orphelin qui en réclame davantage !
En juillet, il se rendit à Richmond, la ville de son enfance, apparemment afin de trouver des souscripteurs pour son magazine littéraire. On sait qu’il y succomba une fois de plus à la boisson et qu’il récita des passages d’Eureka dans les bars et les tavernes. Le rédacteur du Southern Literary Messenger rapporta que « son récent séjour à Richmond n’a été qu’une succession de folies scandaleuses ». Il exagère probablement.
Poe fut assez lucide, par exemple, pour solliciter une entrevue auprès de l’une de ses anciennes « amies », Elmira Royster, dont il s’était amouraché plus jeune, avant de partir pour l’université de Virginie ; elle était depuis devenue une riche veuve – Mrs Sheldon. Il était, dit-elle, très excité par cette rencontre qui survenait des années après leurs premiers émois. « Il approcha, tout enthousiaste, et s’exclama : “Oh ! Elmira, est-ce toi ?” » Il est vraisemblable qu’il ait eu l’intention de lui demander sa main mais le poème mentionné plus haut, signé d’une autre veuve, Sarah Helen Whitman, vint modifier ses projets. Il se terminait par le vers immortel : « Je demeure dans “La Beauté qui est Espoir” ». Après l’avoir reçu par l’intermédiaire de Maria Clemm, Poe quitta Richmond et se rendit à Providence. Ce qu’il écrivit à l’un de ses correspondants antérieurs lui convient parfaitement : « Inutile de tenter de congédier l’amour ou de jouer au plus fin avec lui. C’est un mal dont vous ne vous débarrasserez jamais. Il fait partie de vous, c’est un pan de votre âme. » On dirait qu’il parle de lui-même.
Mrs Whitman avait un tempérament éthéré. On l’appelait « la Prophétesse de Providence ». (Le mot « Providence » renvoyait-il à la ville américaine ou aux desseins du Créateur ?) Elle était toujours distraite. Enveloppée dans des voiles qui s’entremêlaient immanquablement, elle laissait tomber sans cesse châles et éventails. On disait qu’elle voletait « comme un oiseau ». Elle était amateur de séances de spiritisme et autres communications avec l’au-delà. Elle aimait aussi respirer de l’éther, dont elle imbibait généreusement ses mouchoirs quand elle se sentait plus abattue que d’ordinaire. Ce qui était apparemment fréquent.
Arrivé à New York au début du mois de septembre 1848, Edgar Poe, souhaitant vérifier si Helen Whitman était bien à Providence, lui adressa une lettre anonyme réclamant un autographe (c’était l’un des stratagèmes dont il jouait volontiers). Deux semaines plus tard, il alla se présenter à sa porte, muni d’une supposée lettre d’introduction de la part d’un ami commun qui, toutefois, ne révélait pas son identité. Il lui offrit un volume du Corbeau et autres poèmes, ainsi dédicacé : « De la part du plus dévoué de ses amis, Edgar A. Poe ». Le lendemain matin, ils visitèrent ensemble la bibliothèque de l’Athenaeum Library, où Mrs Whitman, avec quelque sournoiserie, lui demanda s’il avait lu Ulalume. À l’extrême surprise de la dame, il répondit qu’il en était l’auteur.
Ce soir-là, Edgar Poe fut présenté au cercle des intimes de Helen Whitman. L’un d’eux se rappellerait que « Poe et Helen se montrèrent tous deux très agités. Tous les deux se levèrent au même moment et se dirigèrent vers le centre de la pièce. Ils s’y rejoignirent ; il la prit dans ses bras et l’embrassa ; ils restèrent un moment dans cette position, puis il la ramena à son siège. Un silence complet accompagna cette scène étrange ».
Le lendemain, ils visitèrent le cimetière qui surplombait la Seekonk. C’est dans ce décor émouvant qu’Edgar Poe demanda sa main à sa compagne. Helen Whitman : « Il tenta […] de me persuader que mon influence et ma présence auraient le pouvoir d’extraire sa vie de la torpeur dans laquelle elle était plongée, qu’elles inspireraient son génie, dont il n’avait pas encore donné la preuve la plus infime. » Soit elle déclina carrément l’offre, soit elle se déroba, hésita, tergiversa, prétextant qu’elle avait la charge d’une vieille mère. Elle promit d’écrire à son prétendant, afin de mieux expliquer son refus. Le surlendemain, Edgar Poe partit pour New York, où il reçut la lettre de Mrs Whitman, l’assurant qu’elle était trop âgée et de santé trop fragile pour devenir la seconde Mrs Poe. Elle n’était que de six ans son aînée, mais l’excuse d’une constitution frêle et nerveuse a l’avantage de sonner juste : les femmes d’Edgar Poe ne pouvaient être faibles.
Le lendemain, il répondit par une logorrhée de plusieurs milliers de mots, qui commençait par la phrase : « Ma très chère Helen, j’ai tant pressé votre lettre sur mes lèvres et l’ai tant baignée de larmes de joie ou d’un “divin désespoir”…! » Il continuait ainsi dans la même veine, une sentimentalité théâtrale et exacerbée, renouvelant sa demande, répétant que, avec lui à ses côtés, « sa santé s’améliorerait et qu’elle finirait par guérir ». Il ajouta un court rappel de leur brève relation, détaillant son émoi lorsqu’il avait fait sa connaissance à Providence, où « je sentis, pour la première fois dans ma vie, et reconnus en tremblant, l’existence d’influences spirituelles tout à fait hors de portée de la raison. J’ai alors vu que vous étiez Helen, mon Helen, la Helen de mille rêveries ».
Helen Whitman répondit une semaine plus tard, refusant cette fois encore le mariage pour la raison qu’elle devait s’occuper de sa mère très âgée et de sa jeune sœur célibataire. Elle ne pouvait les abandonner, fût-ce pour une union des plus élevée. Elle demandait aussi à son prétendant, témoignant par là même d’un certain manque de tact, la raison pour laquelle il jouissait d’une mauvaise réputation auprès de certains. Elle avait entendu dire qu’« il avait un intellect supérieur mais aucun principe, aucun sens moral ».
Il lui répondit aussitôt par une missive extrêmement longue, au ton enflammé. Il interprétait la lenteur avec laquelle Helen lui avait répondu comme le signe que « vous ne m’aimez pas ». Elle lui avait brisé le cœur ; désormais, il n’avait « plus aucun but dans la vie, je n’ai absolument plus d’autre envie que de mourir ». La question de Mrs Whitman qui mettait en doute sa moralité l’avait particulièrement bouleversé. « Jusqu’au moment où ces mots horribles se sont présentés à mes yeux, affirmait-il, je n’aurais pu imaginer qu’on pût professer de telles opinions sur moi. » Dans la mesure où les journaux avaient régulièrement tenu des positions semblables, et où lui-même était allé jusqu’aux tribunaux pour cette raison, sa surprise paraît pour le moins forcée.
Il promit de lui révéler « la vérité sinon rien ». Il prétendit avoir « délibérément refusé une grande fortune plutôt que d’endurer un mal grossier ». De son mariage avec Virginia Clemm, il déclara : « Je me mariai pour le bonheur d’autrui, tout en sachant que je ne connaîtrais jamais le bonheur moi-même. »
Il n’y avait guère de « vérité » dans l’une et l’autre déclaration, et la seconde ressemble à une effroyable trahison de sa première épouse. S’ensuivaient d’obscurs sous-entendus concernant sa relation avec Fanny Osgood. C’était, si l’on en juge par l’ensemble de la correspondance d’Edgar Poe, un courrier peu convaincant. Il est certain que chez lui les mots et la cadence créaient leur propre réalité. Il est possible qu’en rédigeant la lettre, emporté par le processus créatif, il ait fini par croire à ce qu’il écrivait. Mais il n’en revisitait et réécrivait pas moins sa vie.
Dans Berenice, le narrateur avoue : « Mes passions furent toutes de l’esprit. » Nous pouvons avancer que ce diagnostic s’applique au moins en partie à Edgar Poe. Ses désirs étaient toujours d’une nature idéalisée ou spirituelle. Dans son travail, il n’était pas intéressé par le plaisir sensuel. Dans sa vie, lorsqu’une union physique paraissait sur le point de se concrétiser, il se réfugiait dans l’alcool. Un contemporain a dit de lui : « De tous les hommes que j’ai jamais connus, c’était le moins passionné. » Dans son art, dans sa vie, c’étaient les mourantes qui l’attiraient.
Avant même que Helen Whitman ne reçoive sa dernière lettre, Edgar Poe alla la voir. Une fois de plus, il lui demanda de réfléchir à sa proposition de mariage. Comme il était en route pour Lowell, où il devait donner une conférence, il lui demanda de lui faire parvenir sa réponse là-bas.
Or, à Lowell, il retrouva un autre objet de sa vénération, Annie Richmond. Après avoir passé quelque temps avec Mr et Mrs Locke, il emménagea chez Annie, à deux pas. Ce transfert d’affection interrompit son amitié avec Jane Locke mais confirma celle avec Annie Richmond. Il devint son inséparable compagnon ; la sœur de la dame se rappelait comment, « assis devant un grand feu de bois, un soir au début de l’automne, il fixait du regard le charbon rougeoyant, tenant la main d’une amie chère (Annie) ; pendant longtemps personne ne parla ». Il se comportait ainsi même en présence du mari d’Annie, qui, de toute évidence, ne trouvait pas dangereuse l’assiduité d’Edgar Poe.
Ce dernier avait néanmoins écrit à Helen Whitman qu’il plongerait « joyeusement avec [vous] dans les ténèbres de la Tombe ».
Quelques jours après son séjour à Lowell, il écrivit à Annie Richmond une lettre dans laquelle il lui demandait : « Pourquoi ne suis-je pas avec vous en cet instant, ma très chère… ? » Ses affections étaient très malléables. Il consulta même Annie Richmond quant à son avenir avec Helen Whitman et il semblerait que Mrs Richmond lui ait conseillé le mariage. Il ne lui fut pas forcément reconnaissant de son conseil. « Pouvez-vous, mon Annie, écrivit-il, supporter de penser que j’appartienne à une autre ? » Partant en proie à « un effroyable chagrin », il retourna une fois encore à Providence.
Avant sa nouvelle rencontre avec Helen Whitman, il passa une « longue, très longue et hideuse nuit de désespoir », et se décida à acheter soixante grammes de laudanum au petit matin. Ensuite, il se rendit à Boston, d’où il écrivit à Annie pour lui rappeler sa promesse suivant laquelle, « quelles que fussent les circonstances, vous viendriez me voir sur mon lit de mort ». Il l’implora donc d’arriver immédiatement à Boston, précisant le lieu où elle le trouverait. Il semblait songer très sérieusement au suicide. Mais il réagissait surtout, sans doute, à la pensée qu’il pourrait réellement épouser Helen Whitman. Il expliqua à Annie « comment mon âme se révulsa à l’idée que je devrais prononcer les mots qu’il faut prononcer ». Sur quoi, il avala une dose de trente grammes de laudanum.
Les effets furent immédiats et profonds (c’est donc que, contrairement à l’idée reçue, il ne devait pas avoir l’habitude de prendre du laudanum). D’après sa cousine Elizabeth Herring, pendant la maladie de son épouse, il était « souvent dans un triste état car il avait pris de l’opium ». C’était une réaction naturelle à l’inquiétude et au désespoir. Il serait même plutôt étonnant qu’il n’ait pas pris de temps à autre de l’opium ou de la teinture de laudanum, compte tenu que ces produits étaient efficaces et aisément disponibles. Ils lui procuraient sans doute un dérivatif appréciable à l’alcool. Mais les sources n’indiquent pas qu’il aurait régulièrement fait usage de drogues. Lors de ce séjour à Boston, par exemple, il perdit la tête et un « ami » anonyme l’aida à affronter « les horreurs qui s’ensuivirent ».
Le surlendemain, le 7 novembre, il était suffisamment rétabli pour se rendre à Providence. Trop perturbée par son absence de deux jours, Helen Whitman ne put le recevoir. Il lui adressa donc la note suivante : « Envoyez-moi un mot pour me dire que vous m’aimez et que, quelles que soient les circonstances, vous serez à moi. » Ces sautes d’humeur, surprenantes et extrêmes, laissent penser qu’il souffrait d’une crise de folie temporaire, provoquée par le laudanum ou l’alcool. Helen Withman accepta de le rencontrer une demi-heure plus tard, à la bibliothèque de l’Athenaeum. Lors de cette entrevue, il l’informa de tout ce qu’il lui était arrivé à Boston. Ils se rencontrèrent de nouveau l’après-midi. Mais quant à l’offre de mariage, une fois encore, Mrs Whitman tergiversa. Elle lui lut une lettre, émanant de quelqu’un à New York, insultante pour Poe. Il en parut « profondément affecté ».
Ce soir-là, il se mit à boire. Ivre, il envoya une « note de renonciation et d’adieu » à Mrs Whitman. Elle pensa donc qu’il était rentré à New York alors qu’il était en fait resté à Providence, aux bons soins d’un certain Mr MacFarlane. Le lendemain matin, ce dernier persuada Edgar Poe de poser pour un daguerréotype. On lui voit un air interrogateur, sarcastique, atténué par l’étrange déséquilibre entre les deux côtés du visage. Il a l’air bouffi ; il a des cernes sous les yeux enfoncés dans les orbites ; l’expression est pensive, la bouche déformée par un rictus. Après avoir été ainsi photographié, Edgar Poe se précipita chez Helen Whitman : « Dans un état d’excitation folle & délirante, il vint me demander de le sauver d’un sort aussi effroyable qu’imminent. » Sa voix était « horrible… jamais je n’ai entendu quoi que ce soit d’aussi atroce, au point de devenir sublime ». Il était en pleine crise de folie.
La mère de Mrs Whitman parla avec lui pendant deux heures, tentant de le calmer, mais lorsque Helen finit par entrer dans la pièce, « il s’accrocha à moi si frénétiquement qu’il arracha un peu de mousseline de ma robe ». On appela un médecin, qui diagnostiqua une « congestion cérébrale ». On emmena ensuite le patient chez un ami de Mrs Whitman, où il récupéra pendant deux ou trois jours. Il y eut d’autres entrevues, au cours desquelles Helen accepta des « fiançailles sous condition », la condition étant que Poe renonce à l’alcool. La mère de Helen, toutefois, refusa catégoriquement jusqu’à l’idée même d’une union entre lui et sa fille : elle préférait la voir morte ! Le soir du 13 novembre, frustré dans ses ambitions matrimoniales confuses, il embarqua sur le vapeur de New York.
De là, il écrivit une note à Mrs Whitman, expliquant qu’il ressentait la présence de « votre cher amour dans mon cœur », mais aussi celle de « l’ombre étrange d’un mal approchant ». Il prit ensuite le train de Fordham, où enfin il retrouva Maria Clemm. Celle-ci écrivit à Annie Richmond pour l’informer que « Dieu m’a… rendu mon pauvre cher Eddie. Mais qu’il est changé ! C’est à peine si je l’ai reconnu ». Edgar Poe adressa aussi à Annie une autre longue lettre désespérée, dans laquelle il clamait : « Vous savez que je vous aime, comme nul homme n’a jamais aimé une femme… oh, ma chérie, mon Annie, ma douce sœur Annie, mon bel ange si pur, épouse de mon âme… »
Néanmoins, il n’avait pas perdu tout sens de la réalité. Quatre jours plus tard, il sollicitait par courrier un bienfaiteur putatif, demandant deux cents dollars en vue du lancement de sa revue littéraire. Peu à peu, il commença à se remettre de l’excitation causée par les derniers événements, même si son calme fut légèrement chiffonné par la nouvelle que la mère de Helen Whitman s’était arrogé le contrôle absolu des biens de sa fille.
Le 20 décembre, Edgar Poe revint à Providence afin d’y donner une conférence sur « Le principe poétique ». Tout autre motif de son retour relève de la conjecture. Une poétesse de sa connaissance, Mary E. Hewitt, lui demanda s’il allait aussi à Providence pour se marier. Il lui aurait répondu : « Ce mariage-là n’aura jamais lieu. » Il donna sa conférence au Franklin Lyceum devant un public de quelque dix-huit cents personnes ; Mrs Whitman était du nombre. Le lendemain, elle accepta un « mariage immédiat » à la condition, toujours, qu’il renonce à l’alcool. Edgar Poe assista à une réception chez elle, où il se montra très discret. Le lendemain matin, on le vit prendre un verre de vin. Il rendit visite à Helen pour lui présenter ses excuses. Apparemment, celles-ci furent acceptées car, le lendemain, elle aurait écrit une note au prêtre de l’église épiscopalienne voisine pour lui demander de publier les bans. Edgar Poe annonça à Maria Clemm : « Nous nous marierons lundi [le jour de Noël] et serons à Fordham mardi. »
Ce nouveau projet échoua aussi. Le jour où il avait écrit à Maria Clemm, il fit un tour en calèche avec sa fiancée. Ils visitèrent l’une des nombreuses bibliothèques de la ville : c’est là qu’on glissa une note dans la main de Mrs Whitman. Cette poison pen (missive particulièrement venimeuse) l’informait « de maints aspects récents de la carrière de Mr Poe », notamment le fait qu’il continuait de s’enivrer. Peut-être évoquait-on également ses relations avec Annie Richmond. C’en fut trop pour Helen Whitman. Lorsqu’ils rentrèrent chez elle, elle inhala de l’éther et s’effondra sur un sofa. Edgar Poe s’agenouilla à ses pieds et la supplia de lui parler, de lui dire ne fût-ce qu’un mot.
« Que puis-je dire ?
– Dites que vous m’aimez, Helen.
– Je vous aime. »
Sur quoi la jeune femme éplorée et embrouillée perdit connaissance.
Edgar Poe eut une rencontre moins passionnée avec la mère de Mrs Whitman, au cours de laquelle celle-ci lui fit comprendre sans détour que sa présence n’était plus souhaitée dans sa demeure. Il obtempéra, se plaignant des « insultes intolérables » qu’il y avait subies et il prit le vapeur de New York. Il ne revit plus jamais Helen Whitman.
C’est une histoire étrange, rendue encore plus étrange par le comportement d’Edgar Poe, dont la bizarrerie n’a d’égale que l’incohérence. Telle une seiche qui se noie dans son encre, il écrivait des lettres passionnées à deux femmes simultanément, promettant un amour indéfectible aux deux. Il avait trahi la mémoire de son épouse, formulé le désir de mourir dans les bras d’Annie Richmond, exprimé à deux femmes une sorte de dépendance infantile. Et, fait non négligeable, il savait pertinemment que ces deux femmes étaient inaccessibles. De ce point de vue, elles rappellent l’image idéalisée de sa mère. Entre les deux, toutefois, il existait une différence : il signait « Edgar » ses lettres à Helen ; il signait « Eddie » ses lettres à Annie. Deux hommes occupaient-ils un même corps ? L’adulte Edgar et le jeune Eddie ? C’est Eddie qui écrivit : « Nul besoin de te dire, Annie, quel soulagement j’éprouve à avoir rompu avec Mrs W… »
Enfin, il faut noter une autre complication. La famille du père d’Annie Richmond, qui vivait à Providence, s’empressait de colporter les ragots qui couraient sur Edgar Poe et Helen Whitman. Notamment : c’était elle qui aurait fait annuler les bans. Or c’était faux : les bans n’avaient jamais été publiés. Mais le bruit courait que la promise, et non le promis, avait mis un terme à leur relation, et qu’elle l’avait fait à cause de nouvelles preuves accablantes contre lui. Vers la fin du mois de janvier 1849, Edgar Poe écrivit à Helen Whitman : « Que vous, Mrs W., ayez prononcé, promulgué ou de quelque façon que ce soit soutenu cette falsification pitoyable… je ne le crois pas & ne peux le croire… De mon côté, j’ai l’intention de déclarer que notre mariage a été repoussé en raison de votre mauvaise santé. »
Est-ce ce même jour qu’Edgar Poe écrivit à Annie Richmond pour se plaindre : « J’ai été profondément blessé par les allégations cruelles contenues dans votre lettre. » En tout cas, il joignit sa lettre à Mrs Whitman, qu’il avait postdatée, car il souhaitait qu’Annie la lise d’abord, la cachette et l’envoie elle-même ensuite à la destinataire. Existait-il meilleure façon de prouver son innocence ? Helen Whitman ne lui répondit jamais.