CHAPITRE III

Écolier

Vers la fin du printemps 1815, John Allan décida de rentrer en Grande-Bretagne avec sa famille. Il avait subi des revers à Richmond alors que le commerce à Londres paraissait plus propice. Il souhaitait, notamment, renouer des liens avec les importateurs de tabac de la capitale britannique. Fin juin, les Allan embarquèrent donc à bord du Lothair, en partance pour Liverpool. À l’époque, la traversée durait près de cinq semaines. La famille élargie comprenait John Allan, son épouse Frances, Anne Moore Valentine en sa qualité de sœur et compagne de cette dernière, et l’esclave noir déjà cité, Thomas. Le jeune pupille était du voyage.

Edgar Allan Poe traversait l’océan pour la première fois. John Allan nota sur le bateau-pilote que « Ned [Edgar] n’aima guère cela, pauvre gamin ! » Mais le spectacle des vagues et de l’horizon houleux fit une forte impression sur le petit garçon ; il y reviendrait dans ses écrits d’adulte. Mr Allan rapporta que, à leur arrivée en Grande-Bretagne, le garçon de six ans lui demanda : « Papa, dis quelque chose pour moi : dis que je ne craignais pas de traverser la Mer. » Manifestement, il cherchait à conjurer sa peur…

Après avoir débarqué à Liverpool le 29 juillet, ils ne se rendirent pas directement à Londres. John Allan préféra d’abord rendre visite à des membres de sa famille en Écosse ; il avait des sœurs à Irvine et à Kilmarnock, et d’autres parents à Greenock, d’où ils se rendirent à Glasgow puis à Édimbourg. Leur « grand tour » d’Écosse dura près de deux mois. Début octobre seulement, les Allan prirent une voiture pour descendre à Londres. Là, ils louèrent un meublé sur Southampton Row, au sud de Russel Square. Dans l’air vicié de la capitale britannique, tous attrapèrent bientôt un rhume. Un courrier de John Allan décrit la maisonnée et notamment le jeune garçon : « Edgar lit un petit recueil d’histoires. » Serait-ce celui que le poète évoquerait plus tard dans un essai ? « Avec quel plaisir ne nous remémorons-nous pas les jours enchantés de notre enfance, où nous avons appris la gravité en lisant Robinson Crusoé ! »

Ses lectures furent parfois plus contraignantes. Début avril 1816, on le plaça dans un pensionnat dirigé par deux sœurs, les Misses Dubourg. Une facture de cet établissement mentionne des détails tels que « Lit séparé », « Siège à l’église », « Manuel d’écriture de Mavor », « Géographie de Fresnoy ». Nous ignorons le reste du programme mais voilà en tout cas une partie du régime dont le jeune Edgar Poe bénéficia alors. En juin 1818, John Allan confia à un correspondant : « Edgar est un bon garçon et il lit bien le latin. »

En réalité, ses progrès furent tels que, le mois suivant, on transféra « Edgar Allan » dans une autre école : la Manor House School de Stoke Newington, tenue par le révérend John Bransby. Cet établissement était situé dans ce qui n’était alors qu’un village, avec sa vieille église et quelques anciennes demeures ; Daniel Defoe avait vécu jadis dans la rue où se trouvait l’école. Entre autres matières classiques, Edgar étudia le latin et prit des cours de danse. Plus tard, Bransby se rappellerait un élève « vif et intelligent, qui aurait été un gentil garçon s’il n’avait été choyé par ses parents ; mais ils le gâtaient et lui donnaient trop d’argent de poche, avec lequel il pouvait faire quantité de bêtises… ». En une autre occasion, il décrivit le jeune Allan Poe comme un garçon « intelligent, rebelle et volontaire ». On appliquerait les mêmes adjectifs à Edgar Poe adulte. C’est de toute évidence Fanny, plutôt que John, qui dorlotait l’enfant ; par ailleurs, peut-être l’argent de poche qu’il recevait n’était-il excessif que dans le contexte britannique, pas américain.

Edgar Poe nous a laissé une image sublimée de l’école dans William Wilson : il décrit un édifice massif et spacieux, aux multiples étages et salles, aux « dédales sans fin ». Chez lui qui fut toujours sensible aux bâtiments, cet édifice « désuet » et « gothique » suscita de longues rêveries contemplatives, de même que l’« atmosphère crépusculaire » du « village brumeux » qu’était le Stoke Newington d’alors. Ce n’étaient pas forcément des rêveries heureuses. Vers la fin de sa vie, il confia à un ami combien il avait été « triste, seul et malheureux » à l’école en Angleterre.

Sa tristesse était pleinement partagée par Frances Allan. Incapable de s’adapter à la vie londonienne, elle souffrit, au cours des cinq années où ils résidèrent en Grande-Bretagne, de toute une série de maladies non déterminées. John Allan écrit que « Frances se plaint comme à l’accoutumée ». Et, plus tard, qu’elle « se plaint beaucoup » ; de son côté, une parente se désole : « Elle est très faible […] et craint d’être trop épuisée pour pouvoir écrire. » Frances alla à Cheltenham prendre les eaux, mais rien ne parvint à soulager son désarroi. Son époux était d’un tempérament plus sanguin. À l’automne 1818, il rapporte qu’« Edgar grandit merveilleusement ; il a la réputation d’avoir de grandes capacités et d’être enthousiaste dans l’acquisition du savoir ». L’année suivante, il déclare qu’Edgar « est un bon garçon et un bon élève ».

Son optimisme ne s’étendait peut-être pas à ses affaires, car, en 1819, l’effondrement brutal des cours du tabac sur le marché londonien menaça de le ruiner. Il accumula les dettes et se résolut à abandonner le commerce pour se lancer dans l’agriculture et les plantations. Il se prépara à quitter la Grande-Bretagne et à rentrer avec sa famille dans son pays d’adoption. Le 16 juin 1820, ils quittèrent tous Liverpool sur la Martha et débarquèrent près de six semaines plus tard à New York, d’où ils prirent le vapeur pour Richmond.

 

À cette époque, Richmond était une ville de dix mille habitants, assoupie, étouffante, qui vivait au ralenti. C’était en grande partie une ville industrielle mais la moitié de la population était constituée d’esclaves. L’esclavage sévissait encore dans le Sud des États-Unis, avec toute la torpeur et la violence ordinaire qu’il impliquait. La ville s’était développée sur huit collines surplombant la James River, où s’agglutinaient les maisons à flanc de coteau ; le fleuve, qui procurait une certaine fraîcheur dans un climat par ailleurs oppressant, s’écoulait au milieu d’îlots et de roches éclatées. En plein été, le paysage était dominé par les pêchers et les magnolias. Les principales artères de Richmond étaient bordées de belles demeures de bonne facture ; dans leurs jardins poussaient rosiers, tilleuls, myrtes et chèvrefeuilles. La ville était dotée d’un tribunal et d’une magnifique bibliothèque municipale ; sans compter des salles de réception et des églises en bois peintes en blanc. Mais non loin s’étendaient les quartiers d’appentis et de masures délabrées où vivait une partie de la population noire.

Les rues étaient encombrées de chèvres, de cochons et de chevaux. Les vaches paissaient encore sur Capitol Square au milieu du XIXe siècle. Diligences et attelages étaient conduits par des valets de pied et des cochers noirs. Les imposantes demeures des planteurs étaient entourées de vérandas fraîches et leurs pièces étaient protégées de la réverbération par des voilages. Assis dans des rocking-chairs, les hommes fumaient le cigare ou chiquaient du tabac du cru. À l’écart se trouvaient les cabanes des esclaves, dont les enfants jouaient dans la poussière. Là régnait en permanence une certaine impression d’abattement, à peine allégée par des provisions constantes de cocktails de rhum au sherry ou de bourbon à la menthe. L’odeur du tabac mis à sécher empestait l’air.

La famille Allan séjourna d’abord chez le partenaire de John Allan, Charles Ellis. Peut-être celui-ci persuada-t-il Allan de reprendre son poste afin de relancer les affaires. À l’automne, le jeune Poe fut envoyé à la Richmond Academy, dont le directeur se souviendrait de lui comme d’un élève « décidé à exceller et, qui, bien que pas ostensiblement studieux, réussissait toujours bien en classe. Il était pétri de fierté sans être dédaigneux » ; mais il précise que, débordant d’« estime de soi », il était « soupe au lait ». Il devait donc arriver que le jeune Edgar Poe soit un enfant difficile et opiniâtre.

C’est vers cette époque qu’il commença à écrire des poèmes. Son maître vit en lui un « poète né » qui composait des vers « con amore et pas comme un pensum ». John Allan partageait l’opinion du maître, auquel, en vue d’une éventuelle publication, il montra un recueil de poèmes composés par son pupille. Le maître jugea toutefois la manœuvre peu judicieuse : mieux valait éviter d’exposer à des flatteries excessives un jeune garçon déjà par trop excitable. La démarche d’Allan montre en tout cas qu’il prenait au sérieux les aspirations littéraires de son protégé. Il n’était décidément pas, semblerait-il, le personnage distant et autoritaire que certains biographes ont décrit.

Le jeune Edgar Poe étudia les classiques, dont Ovide, Virgile et Cicéron. Mais il excellait également dans des domaines moins académiques. Bon nageur, il nagea un jour neuf kilomètres à contre-courant dans la James River, sous l’œil admiratif de ses maîtres et de ses condisciples. Il était athlétique, sec et puissant ; il pratiquait la lutte et brillait dans des activités de plein air comme la course. Surprenant contraste avec la mauvaise santé qui marquerait la quasi-totalité de sa vie d’adulte. On raconte qu’il était à l’époque « très doux… toujours jovial, débordant de joie et fort apprécié de ses camarades ». Il déclamait si bien les poètes latins et des dramaturges élisabéthains qu’il remporta des prix.

Néanmoins, comme dans toutes les biographies, il existe des témoignages discordants. Un élève le trouvait « obstiné, capricieux, enclin à être impérieux et, bien qu’il eût à ses heures des impulsions généreuses, il n’était pas uniformément gentil ou même aimable ». Le jeune Poe nourrissait-il donc un grief contre le monde ? Ses camarades avaient appris qu’il était orphelin, que ses parents avaient été des comédiens ambulants et qu’il avait été « adopté » par les Allan. C’est pour cette raison qu’ils « refusèrent d’en faire leur chef ». Ce rejet provoqua en lui une violente réaction qui le métamorphosa en un être fier et hautain, sensible et vulnérable à la moindre rebuffade. Edgar Poe adulte gardera ce trait de caractère. Un autre témoin se rappellerait qu’il était « réservé, avec des manières singulièrement farouches ». Il ne ramenait jamais d’amis chez lui après la classe. Au moment de quitter le terrain de sport, « il abandonnait toute sa sociabilité » de la journée.

L’écolier Edgar Allan Poe faisait de longues promenades, parfois solitaires, dans les bois au-dessus de Richmond ; avec des amis, il organisait des razzias dans les vergers et les champs de navets des environs ; il projetait des « parties de grillades de poisson » sur la berge de la James River. D’après un autre camarade : « Il m’apprit à chasser, à nager, à faire du patin à glace, à jouer au bandy, etc. » (Le bandy ressemblait au hockey sur glace.) Il avait un autre centre d’intérêt. Avec deux ou trois compagnons, il rejoignit la Société théâtrale municipale : dans une salle de quartier, pour un modeste tarif, ils divertissaient le public avec des pièces, des saynètes ou des récitals de poésie. On sait que John Allan n’appréciait guère l’engouement de son pupille pour le théâtre ; lui rappelait-il désagréablement ses parents défunts ?

Pendant toutes ces années-là, Edgar Allan Poe continua de composer des poèmes. Plus tard, il affirmerait avoir écrit à l’âge de quatorze ans certains de ceux qui figurèrent dans son premier recueil ; malgré sa tendance à l’exagération, nous n’avons aucune raison de ne pas le croire. Ses premiers vers attestés, en tout cas, rédigés d’une belle écriture sur une fiche comptable de John Allan, datent de sa quinzième année :

Le ton mélancolique du couplet est intéressant, de même le fait qu’il ait été écrit au haut d’une page de calculs d’intérêts composés de son père adoptif.

Le garçon trouva bientôt un objet précis à sa mélancolie. Un camarade, Robert Stanard, l’invita chez lui. Là, il rencontra Jane Stanard, la mère de Robert, qui avait trente ans. Elle « lui prit la main et lui adressa des paroles de bienvenue, douces et gracieuses ». Il n’en fallut pas plus pour qu’il s’éprenne d’elle et rentre chez lui « sur un nuage ». Il avait cru voir sa mère revenue à la vie.

Jane Stanard a la particularité d’être la première jeune femme maternelle sur laquelle Edgar Poe porta son affection, lui qui avait un besoin constant de sympathie et de protection féminine. Est-ce le lot de tout orphelin ? Dans l’un de ses marginalia journalistiques, il devait écrire : « L’infantile amour poète est sans conteste le sentiment qui s’approche le plus de nos rêves d’une chaste volupté céleste. »

Le plaisir fut, en effet, chaste. Edgar Poe avait le don de porter son dévolu sur des femmes fragiles, peu ou prou brisées : bref, une façon de renouveler l’expérience de la mort de sa mère. Au printemps 1824, un an après leur première rencontre, Jane Stanard mourut, folle.

Poe alla se recueillir sur sa tombe au cimetière de Shockoe Hill. Il confia à une admiratrice qu’il avait versé des larmes sur la terre fraîchement retournée. Toute sa vie, il aima se promener dans les cimetières. Dans son imagination, mort et beauté étaient inextricablement et perpétuellement liées. « Plus jamais » : telle était son expression préférée. Les antres secrets et les demeures pourrissantes qu’il aimait hanter dans ses récits sont en réalité ceux de l’esprit ou de la tombe.

Il approcha la mort de plus près encore. Il confia à un ami, John Hamilton Mackenzie, que « la chose la plus horrible qu’il avait pu imaginer enfant était le contact d’une main glacée sur son visage dans une pièce plongée dans l’obscurité, seul, la nuit ». Autre fantasme : se réveiller dans la pénombre et se trouver confronté à un visage maléfique, le regard rivé sur lui. Il redoutait tant ces visions qu’il s’enfouissait le visage sous les draps et manquait d’étouffer. Il semble avoir pris un plaisir pervers à se faire peur et à faire peur aux autres. Adulte, il avouait encore craindre le noir. Là réside sans doute l’origine de son obsession pour la mort ou les états de « presque mort ». Il n’avait pas vingt ans lorsqu’il écrivit ces vers :

Bientôt, toutefois, il se découvrit un nouvel amour contrarié. Il a toujours déclaré avoir été « dévoué » à Fanny Allan mais cela ne l’avait pas empêché d’être attiré par Jane Stanard. L’amour et le réconfort d’une seule femme ne lui suffisaient pas. L’année de la mort de Mrs Stanard, il fit la rencontre et s’amouracha d’une jeune fille de quinze ans. Elmira Royster vivait en face de son école, de sorte qu’ils se croisaient régulièrement. Chaperonnés par les parents de la demoiselle, ils se rencontraient dans le salon des Royster ; elle jouait du piano, il chantait et jouait de la flûte. Il fit une esquisse de la jeune fille, dont il ne nous reste qu’une copie.

Le jeune Edgar lui avait reproché, raconte-t-elle, de s’être liée à une jeune femme qu’il trouvait « unladylike » – ce n’était pas une « dame ». « Il était pétri de préjugés, déclara-t-elle après sa mort. Il détestait tout ce qui était vulgaire et trivial. » Elle décrivit ses manières pompeuses, sa timidité. Il tentait déjà de se conformer au modèle du gentleman du Sud, lui qui était si loin du moule. Elmira (ou Myra, comme il l’appelait) se souviendrait qu’il était « très enthousiaste et impulsif » ; mais, « la plupart du temps, il était triste ».

Cette tristesse, il la devait à sa situation chez les Allan. Tout n’allait pas pour le mieux au foyer de ses parents adoptifs. Sans doute Frances Allan présentait-elle déjà les symptômes de la phtisie qui l’emporterait cinq ans plus tard. Mais certains problèmes étaient plus immédiats. Un certain tiraillement se manifestait entre Edgar et John Allan. Arrivait-il à ce dernier de rappeler à son pupille qu’il vivait aux crochets d’autrui ? En novembre 1824, il écrivit à Henry, le frère aîné d’Edgar, que ce dernier « ne fait rien & paraît tout à fait malheureux, il est bougon et grincheux avec toute la maisonnée. J’ignore ce que nous avons fait pour en arriver là. Je l’ignore complètement… ». Il ajoutait qu’Edgar « ne montre pas un iota d’affection pour nous, pas une once de gratitude pour tout le bien et la gentillesse que je lui ai prodigués ». Le même reproche serait adressé à Edgar Poe adulte : il était incapable d’humilité devant quiconque ou de reconnaissance pour quoi que ce soit.

Dans la même lettre à Henry Poe, Allan parle de « votre pauvre sœur, Rosalie », qui vivait chez les Mackenzie à Richmond ; « du moins est-elle votre demi-sœur & Dieu nous préserve, mon cher Henry, d’infliger aux humains les Erreurs & Faiblesses des défunts ». L’emploi du terme « votre demi-sœur » ne peut avoir qu’un sens. Allan pensait comme d’autres que Rosalie n’était pas du même père que les garçons et que c’était donc une enfant illégitime. Si Allan en parlait à Henry, il devait aussi en parler à Edgar. Aux yeux d’un fils qui révérait le souvenir de sa mère, cela aura été impardonnable. Edgar Poe abhorrait tout ce qui était « trivial » : or, quoi de plus grossier que d’accuser sa mère d’avoir porté l’enfant d’un autre homme que son époux ?

Quelle fut la cause première de la brouille entre Allan et Edgar ? Celui-ci connaissait l’existence des enfants illégitimes de son « tuteur », puisqu’ils vivaient à Richmond ; peut-être assignait-il les ennuis de santé de Frances à l’infidélité de son époux. S’il en fit le reproche à Allan, quoi de plus humain que ce dernier ait répliqué en lui rappelant que sa propre mère avait commis le même péché ? Ce fut sans doute là le point de départ d’une brouille qui s’envenima au fil du temps. Des témoins entendirent souvent Edgar répéter qu’il lui tardait de quitter les Allan et d’affronter seul le vaste monde. Il informa les Mackenzie, la famille d’accueil de Rosalie, de sa volonté de partir en mer.

 

Il n’en fit rien. Il alla à l’université.

En février 1826, il avait seize ans, sa famille adoptive l’inscrivit à la toute nouvelle université de Virginie, à Charlottesville. La première pierre avait été posée neuf ans plus tôt mais l’établissement ne fonctionnait que depuis un an. Son fondateur et père spirituel, Thomas Jefferson, avait souhaité « développer les facultés de raisonnement de nos jeunes gens, élargir leurs esprits, cultiver leur morale », ambition qu’il ne réalisa pas entièrement. Edgar Allan Poe logea au numéro 13 de l’aile ouest du nouveau bâtiment, à l’ouest de la pelouse centrale ; il occupait seul sa chambre. Réveillé par un serviteur tous les matins à cinq heures trente, il commençait ses cours à sept heures aux Écoles des langues anciennes et des langues modernes. Il se révéla être un étudiant modèle, remarquable traducteur du latin et de l’italien. À la fin de l’année, on inscrivit sur les registres qu’il « excellait » dans les classes supérieures de latin et de français. Il précisa dans une lettre à John Allan qu’il pensait bien se débrouiller lors de ses examens – « si je ne perds pas mes moyens », indication d’une nervosité permanente qui semble l’avoir affecté toute sa vie. Il devint secrétaire du club de débats et se distingua à la course et au saut.

Un camarade se remémorerait « son expression sempiternellement triste, mélancolique ; même ses sourires, car jamais je ne l’ai vu rire de bon cœur, paraissaient forcés ». Personne ne le connaissait vraiment. Il restait trop sur la défensive ou était trop fier pour encourager la moindre intimité. Il « se plaçait sous l’influence » de l’alcool dans l’espoir de « calmer l’excessive nervosité qui l’accablait ». L’alcool en question était probablement l’omniprésent peach and honey, un alcool de pêche au miel, mélange à la fois doucereux et dévastateur. C’est là la première référence à son penchant pour l’alcool, qui, il faut le souligner, se manifesta assez tôt. Il n’est pas devenu gros buveur, il l’était de naissance.

Un autre camarade mentionnerait que « la passion de Poe pour les alcools forts était aussi marquée et aussi particulière que sa passion pour le jeu ». Poe raffolait des jeux d’argent. Un jour où un clerc et lui se retrouvèrent en compétition pour l’achat d’une édition des gravures de Hogarth, il proposa de la jouer aux dés. Il perdit. Aux cartes, il perdait souvent de grosses sommes. Dans ce domaine, il « plongeait avec une témérité qu’aucune retenue ne pouvait plus brider ». Ladite « témérité » se manifesta au grand jour dans sa vie d’adulte ; il but de plus en plus et afficha souvent un comportement extrême. Mais, à la faculté, ce penchant ne l’empêcha pas d’être assidu dans ses études.

Quoi qu’il en soit, il faut considérer sa vie d’étudiant dans son contexte. Les jeunes gens des bonnes familles de Virginie n’obéissaient pas forcément aux injonctions de Thomas Jefferson, du moins en matière d’éducation morale. Ils se bagarraient souvent et la plupart portaient sur eux un pistolet dont ils se servaient sans trop réfléchir. Le duel faisait encore partie de la culture du Sud. Certains étudiants, fils de propriétaires de plantations prospères, se faisaient accompagner par des esclaves. D’autres arrivaient avec chevaux et chiens de chasse. Les beuveries en ville et les jeux d’argent étaient monnaie courante. Les faiblesses du jeune Edgar Allan Poe étaient largement partagées. Hélas pour lui, il était l’un des seuls étudiants à ne pouvoir se les permettre. Il réclamait donc des fonds à Allan, qui en envoyait trop peu, trop tard.

Allan était la plupart du temps parcimonieux quant à ses allocations au jeune Poe. Dans une lettre, son pupille évalua le coût de la vie à l’université, logis et études compris, à trois cent cinquante dollars par an. Allan l’avait envoyé à Charlottesville avec cent dix dollars en poche. De ce fait, afin d’économiser quinze dollars, le jeune étudiant n’avait pu s’inscrire qu’à deux des trois écoles qui lui étaient accessibles. Allan lui fit parvenir d’autres subsides, mais jamais assez pour régler toutes ses factures. Et certainement pas, en tout cas, ses dettes de jeu. De l’aveu de Poe lui-même, les autres le « considérèrent dès le départ comme un mendiant ». On peut se demander ce qui poussait Allan à se montrer aussi pingre. L’année précédente, il avait hérité un immense domaine d’un proche parent écossais émigré aux États-Unis.

Cela dit, il n’est guère étonnant qu’Allan ait entretenu des sentiments mitigés à l’égard de son pupille. Plus tard, Edgar Poe présenterait son père adoptif « comme un homme grossier & brutal, quoique indulgent par moments, voire d’une grande prodigalité en matière d’argent et, à d’autres moments, tatillon et parcimonieux ». Il est probable qu’Allan ait fini peu à peu par détester son pupille. Edgar s’était déjà comporté (envers lui comme envers d’autres, d’ailleurs) avec arrogance et ingratitude. Le jeune homme imagina-t-il qu’il hériterait un jour de son bienfaiteur ? C’eût été sa supposition la plus hasardeuse.

 

Lorsque, fin 1826, le jeune Edgar rentra à Richmond, Allan refusa de continuer à lui payer des études. Malgré des lettres de créditeurs harcelant son pupille, il refusa aussi d’éponger ses dettes qui, désormais, s’élevaient à quelque deux mille dollars. Edgar avait cru qu’il passerait deux ans à l’université ; il n’aurait pas obtenu un diplôme au sens actuel du terme mais au moins une attestation en bonne et due forme qu’il avait terminé son cursus. Lui qui avait une soif inextinguible de lectures, voyait tous ses projets d’éducation supérieure annihilés d’un coup. Dans un courrier, il écrivit à Allan : « En un instant, par caprice, vous avez anéanti tous mes espoirs. » Son retour à la maison fut amer pour une autre raison : le jeune homme apprit que ses lettres à Elmira Royster avaient été interceptées par le père de sa bien-aimée et qu’elle allait épouser un autre homme. Allan et Poe se disputèrent souvent et violemment. Tout ce qui restait d’affection entre père et fils adoptifs s’évapora.

À la mi-mars 1827, Edgar Allan Poe quitta la maison des Allan pour ne jamais y revenir. Il se rendit à la Taverne du Tribunal, d’où il écrivit à son père adoptif : « Je vous ai entendu dire (quand vous étiez loin de penser que j’écoutais, de sorte que vous deviez parler en toute franchise) que vous ne ressentiez aucune affection pour moi. » Il ajoutait que son tuteur « me houspillait constamment parce que je goûtais au pain de l’oisiveté ». Edgar ne supportait pas davantage d’être « sous l’entière autorité des Noirs » : ce qui semble signifier que les esclaves de la maisonnée avaient adopté à son encontre le point de vue et l’attitude de leur maître. Il demanda donc qu’on lui donne sa malle à vêtements ; il avait décidé d’aller tenter sa chance dans le Nord, dans une grande ville où il pourrait gagner assez d’argent pour terminer ses études.

Or, dans une lettre datée du lendemain, il déclarait ceci : « Je suis dans le plus grand besoin, n’ayant rien avalé depuis hier matin. Je n’ai pas d’endroit où passer la nuit et dois errer dans les rues… Je suis à bout… » Ce ton émouvant, il en userait à l’avenir dans la majorité de ses lettres. Allan répondit à celle-ci : « Jolie lettre. »

 

Quatre jours plus tard, Edgar Poe montait à bord d’un charbonnier à destination de Boston, son lieu de naissance. Après la langueur nonchalante de Richmond, il dut éprouver un choc à se retrouver dans une ville qui se targuait de suivre des règles de vie saines et « supérieures ». Boston, ville de brique rouge et de bois blanc, offrait comme principales sources de plaisir l’église et la salle de conférence. Il n’y avait pas d’esclaves. Les bourgeois de Boston se levaient plus tôt et travaillaient plus dur que les bourgeois de Richmond.

Néanmoins, il n’était pas facile, pour un étudiant raté et sans le sou, d’y trouver un emploi. À en croire certains documents, le jeune Poe aurait travaillé dans un entrepôt maritime et se serait même essayé au journalisme. Sa première tentative pour se faire une place au soleil échoua. Sans argent, au désespoir, il s’engagea dans l’armée.

Allan écrivit à Rosalie : « Edgar est parti en mer, en quête de son destin. » En fait, le jeune homme n’était pas parti aussi loin. Le 26 mai, il se rendit à Castle Island, dans le port de Boston, et s’engagea dans l’armée des États-Unis pour les cinq années suivantes sous un nom d’emprunt, Edgar A. Perry (« Perry » figurait juste avant son propre nom sur la liste d’inscription des étudiants à l’université). Il prétendit avoir vingt-deux ans, alors qu’il n’en avait que dix-huit. Les mineurs étant acceptés dans l’armée, il n’avait aucune raison de mentir mais il voulait sans doute qu’on perde sa trace ; il souhaitait se débarrasser du fardeau de son identité. Sans compter que le mensonge était pour lui une seconde nature.