CHAPITRE IV

Soldat

Ce n’était pas une décision étonnante ou même inattendue. Enfant, il avait été nommé lieutenant des Cadets Volontaires de Richmond et, étudiant, avait choisi de prendre part à un stage d’entraînement militaire. Il avait besoin des contraintes d’un ordre établi, sans nul doute pour faire contrepoids à sa « témérité » débridée. Il recherchait délibérément des freins à ses débordements, une discipline extérieure qui pondère les affres et les aspirations de sa nature intime.

Nature qui ne s’en exprima pas avec moins de constance. Au cours des mois qu’il passa à Boston, Edgar Poe lia connaissance avec un imprimeur de dix-huit ans, Calvin Thomas, qui accepta de publier un recueil de ses poèmes. Au début de l’été 1827, cinquante exemplaires de Tamerlan et autres poèmes, de la plume d’« Un Bostonien », sortirent des presses de Mr Thomas. Le volume comprenait des poèmes composés dans les quatre ou cinq années précédentes, le poème éponyme mais aussi d’autres, plus courts. On y trouve un sens certain de la forme, de la cadence et du mètre, doublé d’un ton personnel, puissant, tout de plainte et d’introspection. Le long poème Tamerlan est une monodie sur les délices et les dangers de l’ambition, couchée en dix-sept strophes mélancoliques nourries de fierté, de rancune, de haine de soi et de désillusion. Dans une préface au volume, Edgar Poe prétendait : « Une fois ma décision prise, l’échec n’aura aucun pouvoir sur moi. » La décision en question n’était rien de moins que d’obtenir la gloire littéraire. Sa tentative pour désarmer la critique réussit admirablement. Il y eut seulement deux notules de prépublication et aucune recension.

À la sortie de l’ouvrage, le jeune poète était occupé à des manœuvres d’artillerie. Dès son incorporation, il fut intégré à la batterie des abords du port de Boston. Six mois plus tard, il fut posté à Fort Moultrie sur l’île de Sullivan au large de la côte de la Caroline du Sud ; il y passa un an, avant d’être transféré à Fortress Monroe, à l’extrémité de la péninsule de la Virginie. Le régime en vigueur dans ces établissements était immuable : à cinq heures trente, la sonnerie du clairon marquait le début d’une journée qui comprenait des exercices d’artillerie et de manœuvres du canon. Le comportement d’Edgar Poe fut un modèle de discipline militaire. D’abord assistant et greffier au service de l’intendant, il grimpa ensuite les échelons, égrenant une succession de grades subalternes. Ses supérieurs le trouvaient « exemplaire » dans sa conduite et « entièrement digne de confiance ». Début 1829, il fut nommé sergent-major à Fortress Monroe : c’était le plus haut rang auquel il pût aspirer. On a du mal à imaginer en uniforme l’auteur du Corbeau et de La Chute de la maison Usher. Or, c’est pourtant bien un aspect de la vie d’Edgar Poe, et de sa personnalité, qu’on ne peut occulter. Tout comme il pouvait exprimer sa nature passionnée et morbide dans des vers d’une grande maîtrise, il pouvait aussi se définir selon les termes rigides d’une identité militaire.

Néanmoins, au moment de sa promotion au grade de sergent-major, il s’était déjà lassé de la vie de caserne. Peu désireux d’accomplir les trois années et demie restantes, il demanda à son commandant, le lieutenant Howard, d’être libéré de son engagement. Sans doute dut-il, à cette occasion, révéler sa véritable identité puisqu’on sait que Howard accepta à condition qu’« Edgar Allan Poe » (et non plus « Edgar Perry ») se réconcilie avec son « père adoptif ». À sa lettre adressée à Allan, Howard se vit répondre que son pupille « ferait mieux de rester là où il est jusqu’à ce qu’il ait terminé son service ». Sans doute surpris et fâché d’apprendre que le jeune Poe s’était engagé dans l’armée, Allan n’eut donc aucun scrupule à le tenir éloigné de la demeure familiale. Le 1er décembre 1828, son pupille lui écrivit : « Je ne pus m’empêcher de penser que vous me croyiez dégradé et disgracié par le fait que je servais dans l’armée. » Il l’assurait que, « à aucune période de ma vie, je n’ai davantage été satisfait de moi-même, et mon cœur n’a été empli d’une fierté plus honorable ». Il s’enorgueillissait, entre autres, de la discipline qu’il savait s’imposer. Toutefois, pourquoi gâcher « mes plus belles années » en restant dans l’armée ? Rappelons que, ses « plus belles années », il les entamait à peine. « Je ressens en moi ce qui me permettra de répondre à vos vœux les plus élevés, ajoutait-il : je dois conquérir ou mourir, réussir ou connaître la disgrâce. » Pour finir, il demandait à son père adoptif de transmettre toute son affection à « Ma » et exprimait l’espoir que sa « disposition rebelle » ne décevrait pas cette dernière.

En l’absence de réponse de son tuteur, Edgar récidiva trois semaines plus tard sur un ton plus agressif et suppliant. « Mon père, ne me rejetez pas, ne me croyez pas avili. Si vous avez l’intention de m’abandonner, disons-nous donc adieu. Négligée, mon ambition n’en sera que redoublée. » Le ton légèrement théâtral annonce celui de ses lettres ultérieures. Allan ne répondit pas davantage. Un mois passa. Début février, Edgar tenta un nouvel essai. Il demanda à Allan de l’aider à intégrer l’école militaire de West Point, ce qui lui permettrait d’entamer « un parcours honorable et brillant dans mon pays ». Son sérieux ne fait aucun doute. Des études à West Point lui permettraient en effet de devenir officier dans l’armée américaine ; il pourrait ainsi acquérir une certaine indépendance financière et un statut social qui lui faisaient cruellement défaut. À l’opposé, son enrôlement en qualité de simple soldat l’aurait effectivement maintenu dans une condition « avilie et disgraciée ».

Sa lettre arriva à Richmond à un moment fort inopportun. Frances Allan était à l’agonie. Dans la phase finale d’« une longue et douloureuse maladie », comme le formule un journal local, elle demanda à voir le jeune Poe pour le tenir dans ses bras et l’embrasser une dernière fois. Si elle devait mourir avant son arrivée, elle demandait que son « fils adoptif » ait le droit de voir son corps avant l’enterrement.

Le jour de fin février où Frances Allan mourut, Edgar Allan Poe figurait encore sur la liste des effectifs de son régiment. John Allan avait attendu la dernière minute pour le prévenir.

Le jeune homme apprit le décès le 1er mars et emprunta l’après-midi même la malle-poste en partance pour Richmond. Il arriva à destination le lendemain matin. L’enterrement avait déjà eu lieu. Son père de substitution lui avait acheté un costume de deuil. Il l’endossa pour se rendre sur la tombe au cimetière de Shockoe. Là, il s’effondra et les esclaves de la famille durent le raccompagner à la voiture. « Je n’ai jamais estimé votre amour, écrirait-il plus tard à John Allan, lorsqu’il eut perdu tout espoir de réconciliation, mais je pense qu’elle, elle m’a aimé comme son propre fils. » Pour la deuxième fois, on lui ravissait une mère. Doublement orphelin, il éprouva doublement le fardeau de son chagrin. Il convient de noter qu’au cimetière de Shockoe reposait également Jane Stanard, la jeune mère de son camarade d’école, dont Edgar s’était amouraché naguère.

Sa relation avec John Allan entra dans une nouvelle phase. Il semblerait que le comportement de ce dernier se soit adouci après la mort de son épouse et que la présence d’Edgar ne lui ait plus été aussi insupportable. Le jeune homme expliqua son projet d’intégrer West Point et il obtint l’accord d’Allan. Rien ne s’opposait donc plus à ce qu’il abandonne la vie de caserne avec les honneurs. Il quitta Richmond la semaine suivante et, à son retour à Fortress Monroe, envoya à Allan une lettre dans laquelle le « Cher monsieur » de sa correspondance antérieure se métamorphosait en « Mon cher Papa ».

 

À la fin mars furent entamées les procédures pour libérer Edgar Allan Poe de ses obligations. Contraint de trouver un remplaçant, il informa le colonel de sa garnison qu’il appartenait à « une famille d’orphelins dont les parents avaient péri dans le célèbre incendie du théâtre de Richmond (1811) », mensonge patent destiné à dissimuler ses origines, qu’il jugeait peu reluisantes. L’explication fut acceptée et, le mois suivant, il rentra à Richmond.

Néanmoins, le chemin de West Point fut semé d’embûches. Au cours des premières semaines, Poe se mit en quête de garants politiques susceptibles d’appuyer sa démarche, dont un maire et le député de sa circonscription. Même s’il l’assista matériellement, Allan rédigea une recommandation curieusement impersonnelle : « En toute honnêteté, Monsieur, écrivit-il au ministre de la Guerre, je dois avouer qu’il n’a aucun lien de parenté avec moi… mais je requiers de votre bienveillance qu’elle aide ce jeune homme dans la promotion de son avenir. » Allan avait tout intérêt à voir son pupille entrer à West Point ; il n’aurait plus à supporter sa présence chez lui et, plus important encore, se libérait ainsi de la charge financière que le jeune homme représentait.

En mai, Edgar soumit à l’école militaire une demande en bonne et due forme puis, avec en poche cinquante dollars offerts par Allan, il se rendit à Washington présenter en personne ses lettres de recommandation au ministre de la Guerre. Il apprit que quarante-sept candidats étaient déjà inscrits sur la liste des nominations mais qu’il lui serait peut-être encore possible d’intégrer l’école en septembre. Il parcourut alors la cinquantaine de kilomètres qui le séparait de Baltimore. Désireux de rencontrer ses parents de la branche paternelle, il voulut retrouver son frère aîné, Henry, qui, depuis son enfance, vivait chez le « Général » Poe. Son foyer d’adoption ayant éclaté, il désirait retrouver ce qu’il pouvait appeler sa « véritable » famille. En outre, qui sait, peut-être un ancien collègue du « Général » pourrait-il l’aider à intégrer West Point !

Bien que troisième ville la plus importante des États-Unis, Baltimore en était encore à ses balbutiements. On venait tout juste de construire la ligne des Chemins de fer de Baltimore et de l’Ohio. Les rives du Patapsco étaient couvertes d’entrepôts. Centre industriel autant que port, la ville, dynamique et grave, était agrémentée de larges avenues et sa ligne d’horizon était embellie par les silhouettes de bâtiments officiels et d’églises. Deux ans plus tôt, John Quincy Adams l’avait surnommée la « Ville Monument ». Les premières photographies montrent le quartier animé du port, derrière lequel, au loin, on distingue la basilique de l’Assomption, les flèches de l’église épiscopale St Paul, l’église réformée allemande et le Monument de Washington. C’était la plaque tournante de l’esclavagisme pour ceux qui se rendaient dans le Sud. Edgar Poe s’y sentit chez lui.

Il avait une autre raison d’aller à Baltimore. Il était déterminé à publier un nouveau recueil de poésies. Il rêvait de succès littéraire et presque viscéralement de notoriété. Il brûlait de se distinguer. Peu après son arrivée, il embarqua sur le vapeur de Philadelphie où il alla présenter son manuscrit à un éditeur, Carey, Lea & Carey. Apparemment intéressé par l’effervescent et sans nul doute tout aussi volubile jeune poète, Mr Lea promit d’étudier le manuscrit avec attention en vue d’une publication. Encouragé, Poe rentra à Baltimore. Quelques semaines plus tard, Lea lui adressa une lettre-réponse standard plutôt déprimante : on publierait les poèmes s’il obtenait de l’auteur une garantie contre pertes.

Comme on le sait, Edgar Poe ne disposait d’aucune fortune personnelle. Il écrivit donc à Allan, lui réclamant les subsides requis. Son initiative, probablement stupide, était en tout cas surprenante. Rien n’aurait pu agacer davantage Allan. Au lieu d’une brillante carrière militaire, le jeune homme envisageait une carrière littéraire, branche aussi aléatoire que condamnable (la poésie n’avait pas bonne presse dans l’Amérique du XIXe siècle). Au bas de la lettre de son pupille, Allan griffonna qu’il lui avait répondu, « condamnant sa conduite avec virulence & lui refusant toute aide ».

Jusque-là, Allan avait subvenu aux besoins de son pupille à moindres frais. À l’été 1829, il lui envoya encore cinquante dollars, somme avec laquelle Edgar était censé se débrouiller pendant tout le trimestre, soit cinquante-trois cents par jour. Il décida donc de quitter son garni dans le quartier huppé pour aller loger chez des parents, dans le quartier des affaires, qui l’était moins.

Le « Général » était mort. Avec sa veuve, dans sa modeste demeure de Mechanics Row, Milk Street, habitaient aussi Maria Clemm, la tante du poète, ainsi que sa fille, Virginia, alors très jeune, et Henry, le frère d’Edgar. L’atmosphère ne devait pas être très gaie : la vieille Mrs Poe était paralysée, Mrs Clemm de santé fragile et Henry près de succomber à la tuberculose et, de plus, à en croire Edgar, « totalement adonné à la boisson, incapable de veiller sur lui-même, & encore moins sur son frère ». La misère régnait à Mechanics Row, où Edgar connut donc une existence fort différente de celle de la maisonnée Allan à Richmond. Sa vie changea aussi du tout au tout d’une autre manière. Edgar Poe s’attacha à Maria Clemm et à sa fille. Dans les années qui suivirent, ces deux femmes deviendraient les pôles de sa vie, le havre où il s’abriterait pour fuir les tempêtes du vaste monde.

 

Ses ambitions poétiques remirent tout en cause. Doutant de la volonté du jeune homme d’embrasser la carrière militaire, Allan l’accusa par écrit d’être sournois et capricieux. Il s’emporta encore lorsque son pupille lui demanda une fois de plus de l’argent, pour s’assurer un remplaçant à son poste à Fortress Monroe. Edgar prétendit aussi que, à Baltimore, l’un de ses cousins avait volé de l’argent dans ses poches. Allan crut sans doute qu’il avait l’intention de vivre perpétuellement à ses crochets. Poe rétorqua alors : « Je serais rentré à la maison sur-le-champ si je n’avais pas lu la phrase suivante dans votre lettre : “Je ne suis pas particulièrement pressé de te voir.” »

Il fut heureux de rester à Baltimore pour une raison précise. Ayant récupéré le manuscrit qu’il avait déposé chez Carey, Lea & Carey à Philadelphie, il le présenta à Hatch and Dunning, une maison d’édition de Baltimore. Pour sa plus grande joie, le manuscrit fut accepté. Al Aaraaf, Tamerlan et poèmes mineurs, par Edgar A. Poe, parut en décembre 1829. De plus d’une façon, c’est une reprise du Tamerlan, publié deux ans plus tôt, auquel s’ajoutaient tout de même de nouveaux poèmes, dont Al Aaraaf, qui doit beaucoup à Milton et aux Romantiques. Leur forme et leur cadence confirmaient le talent d’Edgar Poe ; ils se distinguaient par une intensité mêlée d’un certain flou et par un lyrisme quasiment morbide.

S’il y avait une personne à qui Edgar Poe voulait prouver sa valeur, c’était bien son père adoptif ; il lui annonça donc la publication du recueil et l’un de ses éditeurs, Mr Dunning, promit d’apporter lui-même un volume à Allan.

Pour la première fois, Edgar Poe obtint des éloges pour son travail littéraire. John Neal, rédacteur de la Yankee et Boston Literary Gazette, qui avait lu plusieurs poèmes avant la publication, écrivit de l’auteur : « S’il veut bien se rendre justice, il entreprendra la rédaction d’un beau poème, voire d’un poème magnifique. » Extrêmement sensible aux éloges, Poe répondit par courrier : « Je suis jeune, je n’ai pas encore vingt ans et je suis poète… si l’on en devient un, du moins, rien qu’en vénérant la beauté. » Il ajouta : « Je n’ai ni père… ni mère. » Cette insistance sur son statut d’orphelin n’était qu’un moyen supplémentaire d’attirer la sympathie et l’attention d’autrui.

Edgar Poe aurait sans doute souhaité rester à Baltimore mais, naturellement, il était sans le sou. Or la poésie ne le sauverait pas de la misère. Un document indique que, en décembre 1829, il vendit un esclave de Mrs Clemm, mais, début 1830, il fut contraint de rentrer chez Allan, n’ayant nulle part où aller. À Richmond, il fut toléré plutôt que bienvenu : il était entendu qu’il partirait bientôt pour West Point. Chez Allan, l’atmosphère était déplaisante ; dans une lettre au sergent Graves, l’un de ses créanciers, le jeune homme avouait : « J’ai tenté douze fois au moins d’obtenir de Mr Allan l’argent que je vous dois mais il me rabroue constamment. » Il ajouta : « Mr A. n’est pas souvent à jeun. » Un jour, son reproche se retournerait contre lui.

 

Edgar Poe quitta de nouveau Richmond à la mi-mai 1830. Plus tard, il écrivit à Allan : « Après vous avoir quitté, sur le vapeur, je sus que je ne vous reverrais jamais. » Il s’arrêta un jour ou deux à Baltimore avant de poursuivre jusqu’à West Point. Construite dans l’État de New York sur des hauteurs verdoyantes surplombant l’Hudson, l’Académie Militaire des États-Unis avait été fondée en 1804 dans le but de former les officiers de l’armée. Charles Dickens la décrit ainsi dans ses Notes sur l’Amérique : « Le site est beau : la plus belle de toutes les plus belles collines qui bordent le fleuve : encadrée par des hauteurs à la végétation dense et verdoyante, ponctuée par des forts en ruine, en surplomb de la lointaine ville de Newburgh, le long de la voie scintillante du fleuve baigné de lumière ; de-ci de-là, un esquif… »

Edgar Poe logeait avec trois autres cadets au numéro 28, South Barracks. Il recevait une indemnité de seize dollars par semaine. Il portait un uniforme d’étoffe bleue et un pardessus droit, une cocarde à la casquette et un sabre pendu à une ceinture sous le pardessus. Le clairon sonnait au lever du soleil. Après le petit-déjeuner débutaient les cours magistraux ; à quatre heures de l’après-midi, des exercices et manœuvres précédaient le dîner, servi dans un vaste mess, après quoi les cadets étaient renvoyés dans leurs quartiers, où ils étaient censés étudier encore. Extinction des feux à neuf heures et demie. Il restait peu de temps pour les loisirs.

Les avis de ses camarades divergent sur Poe. Soit c’était « un garçon inattentif, négligé, très excentrique, enclin à la dissipation et, bien sûr, préférant la composition de vers à la résolution d’équations mathématiques ». Ce témoignage tardif, toutefois, ne semble guère fiable : Edgar Poe n’était jamais « négligé » ni dans sa tenue ni dans son comportement. De manière plus plausible, un autre camarade le trouvait « timide, fier, sensible ; il se mêlait peu aux autres cadets. Il passait plus de temps à lire qu’à étudier… ». Ce qui n’empêche pas que ses études, quoique brèves, furent honorables. Il apprenait vite. Il suivit des cours de mathématique et de français ; à l’examen général, l’année suivante, il se classa dix-septième en mathématique et troisième en français. Comment aurait-il pu être solitaire, puisque les cadets apprirent de sa bouche d’intéressants détails sur sa vie antérieure ? Ainsi, il leur raconta qu’il avait passé des diplômes dans un college anglais, s’était embarqué sur un baleinier, avait voyagé en Amérique du Sud et en Orient ! Le goût du mensonge chez ce menteur invétéré témoigne à la fois d’une insécurité fondamentale et d’un orgueil démesuré.

On doit la description la plus complète dont nous disposions sur lui à West Point à l’un de ses camarades de chambrée, le cadet Gibson, qui se remémorerait son « air las, accablé, mécontent, que ceux qui l’approchaient avaient du mal à oublier. Poe se plaignait des plaisanteries faites à ses dépens… Tôt au cours de sa brève carrière à West Point, il se forgea une réputation de virtuose : poèmes et pamphlets à usage interne fusaient de la chambrée 28… ». Gibson ajoute : « Je ne l’entendis jamais louer un écrivain anglais vivant ou mort. » Il arrivait même à Poe d’accuser ses contemporains de plagiat ou, pire, d’être piètres grammairiens. Tout rival potentiel attirait son mépris. Il avait à West Point la réputation d’aimer les farces, de monter des canulars : une habitude qu’il ne perdrait jamais, même adulte. Ces plaisanteries avaient souvent un caractère inquiétant ou grand-guignolesque. Un jour, il prétendit que la dépouille d’un jars égorgé était en fait la tête d’un professeur détesté. Il aimait faire peur à ses compagnons. Dans ce domaine, non plus, il ne changerait guère.

Le farceur se lassa bientôt de la routine de West Point. Au bout de « quelques semaines », rapporta un cadet, il « parut se désintéresser de ses études et se décourager ». Ce n’était pas la vie qu’il avait rêvée. Il s’endetta de nouveau. Et décida donc de démissionner. Hélas, on ne démissionnait pas de West Point sans l’accord d’un parent ou d’un tuteur ; Edgar écrivit à John Allan, lequel refusa catégoriquement de lui accorder la permission de quitter l’école militaire, certain que son pupille souhaitait reprendre sa vie de bâton de chaise, son existence rebelle.

Il y avait du nouveau chez Allan, un changement qui le rendait encore moins sensible au sort de son fils adoptif : il s’était remarié et pouvait désormais espérer avoir des enfants légitimes – pourquoi continuerait-il à secourir et à soutenir un bon à rien ? Les rumeurs qui parvinrent à ses oreilles ne firent que confirmer son impression d’Edgar comme d’un être malicieux et affabulateur ; le jeune cadet, ainsi que nous l’avons vu, avait déclaré au sergent Graves que son « père adoptif » n’était « pas souvent à jeun ».

Par une lettre aujourd’hui perdue, Allan aurait demandé à Poe de ne plus le déranger avec « de nouvelles communications ». Dans sa réponse, le jeune homme répéta sa litanie de doléances à l’encontre de son ex-tuteur et justifia son précédent comportement à l’université de Virginie : « Mon crime était de n’avoir personne sur terre pour se soucier de moi ou pour m’aimer. » Avait-il oublié Fanny Allan ? En tout cas, il subsistait chez lui, juste à la surface, une anxiété et une autocommisération réelles. Il ajoutait, dans la même lettre : « Ma vie à venir (qui, Dieu merci, ne sera pas longue) devra se passer dans l’indigence et la maladie. Je n’ai plus d’énergie, et plus de santé. » C’est la première fois qu’il suggère que la force et la vigueur de sa prime jeunesse l’ont abandonné… à jamais. Cette remarque est à rapprocher d’une observation de son camarade de chambrée, Gibson : « Je ne crois pas qu’il se soit jamais vraiment enivré à l’Académie, mais il y avait déjà pris l’habitude de boire constamment. » Néanmoins, Poe demeura inébranlable. À défaut d’autorisation expresse de son tuteur, il chercherait tout simplement un moyen de se faire exclure de West Point. Il l’annonça à Allan : « Je négligerai mes études et mes devoirs au sein de l’institution. » Au dos de cette lettre, Allan griffonna : « Je ne pense pas que ce garçon ait en lui une seule qualité… Je ne puis croire à un traître mot qu’il écrit. »

On a souvent invoqué l’alcoolisme d’Edgar Poe pour expliquer ses malheurs. Il ne fait aucun doute qu’il buvait souvent et beaucoup ; mais la théorie selon laquelle il lui aurait suffi de boire un seul verre pour être complètement soûl ne résiste pas à l’analyse. Il en prenait fréquemment « juste un » et sans perdre la raison, loin de là. D’un autre côté, de nombreux témoignages montrent qu’à d’autres périodes, il buvait durant des après-midi, des nuits entières, sinon pendant des semaines. Il lui arrivait de s’enivrer au point qu’il fallait courir à son secours ou le porter chez lui. Parfois, on devait appeler la police. Il ne buvait pas par plaisir (on sait que, s’il lui arrivait de faire cul sec, c’était comme pour répondre à un besoin impérieux). Seulement, une fois qu’il commençait, il lui était difficile de s’arrêter. Ainsi qu’un ami l’exprimerait : « Il lui suffisait de prendre un petit verre de mauvais vin ou une chope de bière et, une fois franchi le Rubicon de la boisson, cela se terminait toujours par des excès et de grands maux. » L’alcool le libérait de ses craintes sur l’avenir. L’alcool lui faisait oublier sa pauvreté et son sentiment d’échec. L’alcool calmait sa nervosité et lui donnait l’assurance qui lui manquait. Peut-être même lui permettait-il de recouvrer une part de bonheur enfantin, délivré des contraintes et des rudesses du monde. Pourtant, ivre, il devenait agressif, péremptoire, féroce. Son père et son frère étaient tous deux de gros buveurs : doit-on parler d’hérédité ? Quoi qu’il en soit, il n’était pas alcoolique : il pouvait s’abstenir de boire pendant de longues périodes, sans conséquences fâcheuses. Il n’en est pas moins vrai que sa santé, physique et mentale, paya un lourd tribut à ses excès. Après son passage à West Point, jamais plus il ne jouit d’une excellente santé.

Son projet de se faire exclure de l’école militaire en négligeant ses devoirs réussit à merveille. Dès le début 1831, il abandonna les exercices militaires et refusa d’assister aux offices religieux pourtant obligatoires. Il ne se présenta plus aux défilés ou à ses tours de garde. Fin janvier, il passa en cour martiale, accusé de « négligence patente de son devoir » et de « désobéissance aux ordres ». Il plaida coupable pour les deux chefs d’accusation et fut jugé en conséquence. C’est ainsi qu’Edgar Allan Poe se retrouva exclu de l’armée des États-Unis et, le 19 février, embarqua sur le vapeur à destination de New York. Il informa Allan qu’il était parti sans manteau d’hiver. Ce n’était pas l’entière vérité. En effet, il garda toute sa vie son pardessus de cadet.