Rédacteur
Le couple Poe plus Maria Clemm séjournèrent d’abord dans un meublé de Waverley Place, à Greenwich Village. En 1837, ils déménagèrent non loin de là, dans Carmine Street. Un colocataire de Waverley Place décrivit Edgar Poe comme « l’un des compagnons les plus courtois, les plus civils, les plus intelligents que j’ai jamais eus ». « Je ne l’ai jamais vu se soumettre aux effets de l’alcool », précisa-t-il. Néanmoins, ce furent des temps difficiles, aggravés au printemps par l’effondrement des cours du marché et la panique qui s’ensuivit. Dans ces circonstances délicates, Poe essaya de trouver du travail comme journaliste ou critique à temps partiel. Nous ne possédons aucun indice probant du succès de ses recherches. Seulement deux de ses nouvelles, Von Jung (Mystification) et Siope, furent publiées cette année-là. Le Messenger interrompit la publication mensuelle des Aventures d’Arthur Gordon Pym, après deux livraisons seulement. Comment Edgar Poe et les siens réussirent-ils à survivre ? Il est possible que Mrs Clemm ait tenu une modeste pension de famille à leur adresse de Carmine Street : une gravure montre que la maison était juste assez spacieuse pour accueillir quelques hôtes, mais aucune source fiable ne le confirme. Après le « crash », la famine fit de nombreuses victimes. L’un des rares documents concernant Edgar Poe à cette période révèle que, en cet hiver 1837, il alla chercher au Northern Dispensary de Greenwich Village des médicaments pour soigner un mauvais rhume.
Il n’est donc guère surprenant que, début 1838, la petite famille soit partie pour Philadelphie. Edgar Poe n’hésitait pas à passer d’une ville à l’autre en quête d’une meilleure fortune. Nulle part il ne se sentait chez lui.
Avec son plan quadrillé, Philadelphie ressemblait à un jeu d’échecs disposé entre une rivière, la Schuylkill, et un fleuve, la Delaware ; c’était l’une des plus anciennes et à l’époque la plus étendue des villes des États-Unis. En plein essor, elle s’agrandissait constamment. Mais ce n’était pas un endroit exaltant.
Le couple Poe et Maria Clemm s’installèrent une fois de plus dans une pension. Ils étaient pauvres, voire aux abois. Le propriétaire déclara qu’ils « souffraient de malnutrition », « contraints de se nourrir de pain et de mélasse pendant des semaines d’affilée ». Quelques semaines après leur arrivée, ils déménagèrent dans une autre pension, pour déménager une fois encore avant la fin de l’année. On ignore en quoi consistait exactement à cette époque le travail d’Edgar Poe ; dans une lettre, il mentionne « la vie exécrable, faite de corvées, à laquelle, le cœur brisé, je me soumets à présent ». Il tenait une rubrique des « chiens écrasés », écrivait des comptes rendus et des critiques sur commande. Il contacta le ministère de la Marine pour s’y faire nommer secrétaire (« n’importe quoi, sur terre ou sur mer »), mais rien ne vint.
Ce qui ne l’empêcha pas de continuer à écrire. Sans doute avait-il déménagé à Philadelphie parce que c’était encore, précisément, le centre éditorial de la nation : c’est là qu’étaient publiés le Saturday Evening Post et le Gentleman’s Magazine, sans compter sept quotidiens du matin et deux journaux du soir. Hélas, Poe ne trouva pas immédiatement un emploi. Éprouva-t-il, cet été-là, quelque satisfaction lors de la parution chez Harpers, à New York, des Aventures d’Arthur Gordon Pym en un volume ? Il ne semble guère avoir été impressionné par son premier et unique roman. Deux ans après sa publication, il n’y voyait qu’un « petit livre très stupide ». Son verdict était assurément trop sévère. Bien sûr, la trame n’était guère crédible, elle regorgeait de ce que, sur la page de titre, on appelait des « aventures et découvertes incroyables », mais le livre palpitait néanmoins au rythme de l’étrange excitation inhérente à la nature inquiète et morbide de son auteur. Lequel avait appris la leçon des récits de Daniel Defoe : il tentait toujours de maintenir la plus grande vraisemblance afin de faire passer les improbabilités les plus débridées.
Les premiers chapitres s’attachent au personnage d’Arthur Gordon Pym, enfermé dans la cale d’un navire, une situation qui enflamme le tempérament d’Edgar Poe. Il est excité et, en même temps, souffre de l’expérience de l’enfermement. C’est la poésie des extrêmes et de la morbidité. Dans les chapitres suivants, Arthur Gordon Pym est victime d’une mutinerie inhumaine, naufragé, soumis aux affres de la faim, capturé par des cannibales : en bref, il est la réincarnation parodique des aventuriers de l’époque. Edgar Poe est l’artiste de l’improbable. À un moment donné, Pym essaie de descendre dans un précipice mais ne peut s’empêcher de regarder au fond de l’abîme qui l’attire irrésistiblement ; « mon âme était tout entière imprégnée par le désir de tomber ; désir, envie, passion absolument incontrôlable ». C’est de l’Edgar Poe tout pur ; le désir ardent d’un cauchemar indicible. S’il est le plus grand représentant du fantastique dans la langue anglaise, c’est qu’il réussit à exciter les peurs les plus universelles, les plus profondément ancrées. Le récit se termine lorsque l’embarcation de Pym est emportée dans « les bras de la cataracte ». Sur quoi émerge une figure enveloppée d’un linceul, plus grande qu’un homme, dont la peau « était de la blancheur parfaite de la neige ». Edgar Poe, attiré par la sauvagerie et le mystère de la désolation, ne les nomme jamais.
Le livre reçut ce qu’il est convenu d’appeler un accueil mitigé et ne fut pas un succès commercial. La situation financière de Poe était si difficile qu’il fut contraint de se prêter à une manœuvre plutôt véreuse. Il accepta d’apposer son nom, en tant qu’auteur, sur ce qui était en fait une version abrégée d’un livre déjà publié par un autre. Le Premier manuel du conchologue, par Edgar Allan Poe, n’était en fait rien d’autre qu’une version abrégée du Manuel de conchologie de Thomas Wyatt. Ce dernier lui-même fit appel à Edgar Poe car il n’avait pas réussi à convaincre son propre éditeur de vendre une version abrégée de son livre. L’ironie du sort veut que ce soit le seul ouvrage publié sous le nom d’Edgar Allan Poe à avoir connu une deuxième édition de son vivant.
Cette année-là, Poe réussit à faire publier une nouvelle, Ligeia, dans l’American Museum of Literature and the Arts. C’est un conte d’horreur, sur la métempsychose, dans lequel le narrateur, tout dévoué à son épouse, se distingue par une « volonté gigantesque » et une érudition « immense ». Il est obnubilé par les yeux de sa compagne, des yeux foncés, « de grands yeux » ; Edgar Poe prétendit que le récit lui avait été inspiré par un rêve dans lequel il avait été assailli par des yeux de femmes. À la mort de Ligeia, le narrateur est la proie d’un « sentiment de total abandon ». C’est le leitmotiv, si tel est le terme, de l’œuvre d’Edgar Poe. Au désespoir, le narrateur épouse une Anglaise pour laquelle il n’éprouve ni affection ni même respect. Sa haine affecte la santé de sa seconde épouse qui meurt. Ligeia revient alors sur terre, enveloppée dans les bandages et les drapés du jour de son enterrement, et le narrateur s’écrie : « Voici les yeux généreux, et noirs, et éperdus… de mon amour perdu… de ma dame… de LADY LIGEIA. » Les morts ne sont jamais totalement morts et ces visions de la revenante sont pour Poe une source de réconfort. Plus tard, il déclara que Ligeia était « ma meilleure nouvelle » : il croyait en effet que ce récit traduisait son propos plus clairement et plus correctement que tous les autres. Edgar Poe était le plus calculateur des écrivains, à ne jamais confondre avec ses narrateurs dérangés et parfois psychotiques. Il recherchait sciemment et avec soin les effets les plus extrêmes.
Fin 1838, il affirma une fois de plus avoir atteint le fond de la misère. C’est seulement, d’après ses propres mots, « au prix des sacrifices les plus douloureux », qu’il avait réussi à payer le loyer de son précédent logis. Les Poe et Maria Clemm avaient dû emménager dans une bâtisse encore plus modeste sur la Seizième Rue. Toutefois, dans une vie apparemment régie par le hasard ou un sort capricieux, ils allaient bientôt connaître un peu de répit. À la fin du printemps 1839, Edgar Poe proposa ses services comme rédacteur adjoint au Gentleman’s Magazine. Le rédacteur en chef, William E. Burton, répondit : « Je souhaite créer un poste du type de celui que vous suggérez et ne connais personne qui puisse répondre à mes vœux mieux que vous-même. » Il est possible que, dans sa lettre, Poe ait évoqué son projet de revue littéraire « idéale », susceptible d’exercer un rayonnement national. Burton proposa un salaire (moins que princier) de dix dollars par semaine, assurant Poe que ses fonctions ne lui prendraient pas plus de deux heures par jour et lui laisseraient assez de temps pour « toute autre menue distraction » qu’il pourrait souhaiter poursuivre ; l’expression « menue distraction » pourrait renvoyer aux travaux d’écriture de Poe. Ce n’était pas un début prometteur. Burton n’était d’ailleurs pas un rédacteur en chef typique. Acteur comique émigré d’Angleterre, spécialisé dans les rôles dickensiens de Micawber (David Copperfield) et du capitaine Cuttle (Dombey et fils), il était venu quérir aux États-Unis une réputation d’homme de lettres. Poe dirait de lui plus tard que c’était un « bouffon ».
Le premier article qu’il écrivit pour le Gentleman’s Magazine (parfois connu sous le nom de Burton’s Magazine ou, moins élégamment, Burton’s Gentleman’s Magazine), était une critique acerbe d’un poète de Baltimore, Rufus Dawes. Burton refusa de publier l’article en raison de sa sévérité. Poe écrivit à Burton une lettre fort déprimée à laquelle le rédacteur répondit que « les maux du monde ont conféré à vos sentiments un ton morbide qu’il est de votre devoir de décourager ». Le mois suivant (juin 1839), Poe n’en rejoignit pas moins, comme prévu, l’équipe du périodique en qualité de rédacteur adjoint. Thomas Dunn English, un jeune poète qui venait fréquemment aux bureaux du magazine, se rappellerait que Poe était toujours « vêtu d’un costume simple, noir, plutôt élimé ». Il nota aussi que « ses yeux étaient impressionnants, brillants et perçants, ses manières aisées et raffinées, son ton et sa conversation charmants ».
Sa prose n’était pas aussi « charmante », du moins aux yeux des auteurs contemporains qu’il traînait dans la boue. Mais il était sûr de lui : « Je n’ai pas l’intention de porter aux nues quoi que ce soit que je devrais fouler aux pieds. » Il était conscient de son pouvoir. Il était conscient de son génie. Voir les autres placés devant lui, encensés alors qu’on le châtiait, suscitait en lui une fureur combative. Il ne pouvait le supporter. Il acquit donc bientôt une réputation de critique grincheux et acerbe. Nul doute que cela lui causa du tort dans les cercles littéraires de Boston et de New York, mais son agressivité était une facette de sa singularité. Il n’ignorait pas qu’il était mal-aimé. « Vous parlez d’“ennemis”, écrivit-il à un journaliste de Baltimore : pourriez-vous les nommer ? »
Toutefois, il recevait aussi des louanges. Selon un article du Saint Louis Bulletin, il existait « peu d’écrivains dans ce pays (enlevez Neal et Irving, et je dirais qu’il n’y en a aucun) qui, sur de nombreux plans, pourraient se mesurer à Poe ». Toujours avide de l’approbation générale et prêt à claironner le moindre compliment, il écrivit au rédacteur de l’American Museum, Joseph Evans Snodgrass, pour lui demander d’inclure cette critique dans une recension du Gentleman’s Magazine. Il confia un jour à Snodgrass que Washington Irving lui avait « adressé 2 lettres pleines d’éloges ». Une connaissance notait qu’« aucune personne vivante ne goûtait les compliments plus que lui ; dès que je louais ses talents d’écrivain, son torse se gonflait comme la houle en haute mer ». Tout fier qu’il fût, Edgar Poe avait besoin d’être reconnu et célébré. Peut-être parce qu’il avait été orphelin ?
D’ailleurs, il méritait des éloges. Certaines de ses meilleures nouvelles furent reproduites dans le Gentleman’s Magazine, dont La Chute de la maison Usher et William Wilson. Ces nouvelles, avec vingt-trois autres, furent publiées, fin 1839, par Lea & Blanchard, en deux volumes intitulés Contes du Grotesque et de l’Arabesque. Dans une courte préface, Poe répondit aux critiques qui l’accusaient de « germanisme » ou de se complaire dans la « mélancolie » : « Si, dans nombre de mes écrits, la terreur a été la thèse, je maintiens qu’elle ne vient pas d’Allemagne mais de mon âme seule. »
Le conte de la terreur de l’« âme » qui attira le plus l’attention fut naturellement La Chute de la maison Usher, devenu un classique de l’art de la nouvelle ou, plutôt, du poème en prose et l’une des raisons pour lesquelles Edgar Poe fut vénéré comme un maître par des écrivains aussi différents que Baudelaire ou Maeterlinck. C’est l’histoire de perversités innommables dans la maison de l’esprit, un lieu qui ne se trouve pas sur terre. Le décor est sanglant, fait de ténèbres et de mystère.
Roderick Usher, rejeton d’une race sombre et déchue, est isolé dans son manoir parcouru de « vapeurs méphitiques et mystiques, grises, léthargiques, à peine discernables, de la teinte du plomb ». Il vit là dans la peur, tremblant, avec sa sœur, Lady Madeline, atteinte d’une « longue et sévère maladie » que nul médecin ne sait guérir. Elle rend son dernier souffle. Le narrateur demeure sur place et Roderick Usher se résout à préserver le cadavre pendant deux semaines dans une cave du manoir. S’ensuivent des scènes ou l’agitation le dispute au tapage, au milieu duquel retentit « un cri ou un râpage des plus étranges ». C’est Lady Madeline qui sort de son tombeau, émaciée et sanglante dans son linceul. On l’a enterrée trop vite. Or, avisant son frère, elle meurt en l’attirant dans sa chute. Sur quoi, le narrateur s’enfuit. La demeure soudain démantelée s’enfonce dans un étang ténébreux, toute vie organique et non organique se dissolvant l’une dans l’autre. Le matériau morbide et obsessionnel, travaillé avec une finesse infinie, suggère des interprétations multiples, psychiques ou psychotiques. C’est la raison pour laquelle le conte a si bien survécu.
À l’époque, de nombreux critiques raillèrent la substance de ces Contes, y voyant les élucubrations d’un écrivaillon, de simples âneries ; mais d’autres surent percevoir le caractère unique de la prose d’Edgar Poe. Le commentateur de l’American Museum affirma par exemple que « la marque du génie se retrouve dans chacun d’eux » et le critique de l’Alexander’s Weekly Messenger concluait ainsi son article : Poe « s’est hissé au premier rang des écrivains américains ». Le Saturday Courier le comparait à Coleridge. On avance parfois qu’Edgar Poe fut isolé et négligé tout au long de sa carrière. Ce n’est absolument pas le cas. Il reçut des critiques élogieuses, fut célébré un peu partout. De son vivant, il fut considéré comme l’un des principaux auteurs américains. Néanmoins, cette reconnaissance ne lui permit pas d’échapper à une existence de privations et de misère.
Il ne reçut aucun salaire pour la publication des Contes et dut se contenter de quelques exemplaires. Les deux volumes se vendirent mal et, deux ans plus tard, les éditeurs informèrent leur auteur qu’ils n’avaient pas encore épuisé la première édition de sept cent cinquante exemplaires.
La pauvreté obligea encore les Poe à déménager mais, cette fois, dans la bonne direction. Ils passèrent de la Seizième Rue à un immeuble en brique de trois étages près de la Schuylkill, à l’autre extrémité de la ville, où les loyers étaient moins élevés. Edgar Poe se sentait plus libre près des cours d’eau ; il pouvait encore nager et appréciait les promenades en barque. Relevant les rames, perdu dans ses rêves, il se laissait souvent entraîner par le courant. Mrs Clemm s’occupait de l’intérieur, Virginia du jardin.
Mais s’ils avaient trouvé là un refuge contre le monde, il n’était pas inviolable. Thomas Dunn English a relaté l’incident suivant : « Un soir, je longeai la rue en rentrant chez moi lorsque j’avisai quelqu’un qui s’efforçait en vain de se relever du caniveau. Supposant que cet homme avait trébuché et était tombé, je me penchai pour l’aider. C’est alors seulement que je m’aperçus que c’était Poe. » English proposa de raccompagner ce dernier chez lui ; la progression fut lente, compte tenu du fait que Poe souhaitait « apparemment étudier le trottoir avec une série de triangles ». Charles Dickens qualifia Philadelphie de « belle ville mais d’une régularité dérangeante. Après l’avoir parcourue pendant une heure ou deux, j’aurais donné ma chemise pour une ruelle tortueuse ». Edgar Poe avait sa propre manière de rendre tortueuses des artères rectilignes.
Lorsque Poe et English parvinrent enfin à destination, Maria Clemm leur ouvrit la porte en s’écriant : « Vous faites boire Eddie et puis vous le ramenez ici ! » Poe ne retourna pas au bureau pendant deux ou trois jours et, lorsqu’il revit English, « il fut diablement honteux de l’incident ». Poe assura son ami que c’était tout à fait exceptionnel et que cela ne se reproduirait jamais. Or, quelques semaines plus tard, English apprit qu’on l’avait découvert « furieusement ivre dans la rue après la tombée de la nuit ». Poe ne buvait pas régulièrement mais, lorsqu’il buvait, il ne pouvait plus s’arrêter : la « brume rouge » s’abattait sur lui. On sait également qu’il commença à avoir « de mauvaises fréquentations », sans doute les imprimeurs, poétaillons et journalistes de second ordre qui aimaient se retrouver dans les bureaux des journaux locaux. L’employeur de Poe, William Burton, était de plus en plus mécontent de son rédacteur adjoint et se plaignait à qui voulait l’entendre que son employé se soûlait au lieu de travailler.
De toute façon, Burton s’intéressait de moins en moins au magazine. Il s’était lancé dans la construction à Philadelphie d’un établissement au nom grandiloquent de National Theatre, et il mit en vente le Gentleman’s Magazine en mai 1840. Lorsqu’il fut informé de ces intentions, Poe décida d’annoncer le lancement imminent de sa propre revue sous sa propre direction.
La rupture entre propriétaire et rédacteur adjoint était inévitable. À la fin du mois, Poe fut exclu du Gentleman’s Magazine ; il prétendit avoir démissionné, animé par le « dégoût incontrôlable » que lui auraient inspiré Burton, « ses arnaques, son arrogance, son ignorance et sa brutalité ». Il avait entamé la rédaction d’une série d’aventures pour le magazine, Le Journal de Julius Rodman, mais il l’interrompit, pour ainsi dire, au beau milieu d’une phrase. Le texte demeura inachevé. Burton répliqua en publiant dans le Gentleman’s Magazine une lettre d’excuse à un abonné dont le nom avait été « rayé de nos listes par la faute de la personne dont les “infirmités” nous ont causé tant de tracas ». À son tour, Poe décrivit Burton comme un « félon » et un « bouffon ». La brève collaboration avait de nouveau tourné au désastre.
Edgar Poe envisageait donc sérieusement, et depuis un certain temps, de lancer un magazine sous sa propre direction. En juin, il rédigea un prospectus présentant son futur Penn Magazine ; le nom était un jeu de mots sur pen (« plume ») et l’abréviation de « Pennsylvanie ». Poe vantait la « pluralité, l’originalité et le piquant » des futures contributions ; il affirma que le Penn Magazine serait bientôt connu comme un périodique « où l’on trouverait, dans chaque numéro, et sur tous les sujets, une opinion honnête et courageuse » ; il se hisserait sans mal jusqu’« aux plus hautes sphères de la littérature ». Et l’abonnement coûterait cinq dollars par an. Poe était convaincu que ce journal ferait sa fortune et du même coup le libérerait de la contrainte d’un employeur. Il était persuadé d’être capable à lui seul de réformer ou reformuler toutes les lettres américaines.
Il se mit donc à écrire aux rédacteurs, éditeurs et journalistes dans l’espoir d’établir au plus vite une liste de souscripteurs. Afin de construire son entreprise sur des bases saines, il désirait réunir cinq cents noms pour le début du mois de décembre. Il contacta même des membres de la famille Poe pour leur demander une contribution financière. En même temps, il réunissait des textes pour le premier numéro, dont il annonçait en privé qu’il serait prêt au début de 1841. Mais ses capacités matérielles ne furent pas à la hauteur de ses ambitions intellectuelles. Il trouva le travail préliminaire « compliqué et très ardu ». Vers la fin de l’année, il contracta une maladie indéterminée qui le cloua au lit pendant un mois. Cette « maladie grave », ainsi qu’il la décrivit, retarda ses projets éditoriaux. Il repoussa la date de parution du premier numéro de janvier à mars 1841. Or, en février, une nouvelle crise financière contraignit les principales banques de Philadelphie et de tout le Sud à fermer. Edgar Poe n’aurait pu choisir pire moment pour lancer son affaire. Laquelle, forcément, fut étouffée dans l’œuf. Exemple supplémentaire de la malchance qui l’accompagna toute sa vie.
Quelles ressources lui restait-il ? Dans une vie faite d’agitation et de dénuement, il dépendait du hasard pour sauver sa famille du désastre. Ce hasard revint frapper à sa porte sous la forme de l’ex-Gentleman’s Magazine. William Burton l’avait vendu à un jeune avocat de Philadelphie, George Rex Graham, qui modifia sans tarder le titre en Graham’s Lady’s and Gentleman’s Magazine. Comme il avait peu d’expérience journalistique et littéraire, il avait besoin de quelqu’un pour l’assister. Il est possible que Burton ait recommandé lui-même le rédacteur adjoint qu’il avait renvoyé huit mois auparavant. Les fâcheries, dans ce monde-là, étaient généralement éphémères. C’est ainsi que, au printemps 1841, Graham proposa à Edgar Poe le poste de rédacteur des critiques littéraires pour un salaire annuel de huit cents dollars. Poe accepta sur-le-champ (« avec grand plaisir », écrivit-il), et une fois encore se mit au travail pour le compte d’autrui.
Le nouveau magazine, voué au sentimentalisme, était agrémenté de poésies mièvres, d’histoires « à suspense » gentillettes et d’illustrations montrant enfants et animaux domestiques : on était loin de l’idéal prôné dans le prospectus d’Edgar Poe pour la revue qu’il avait voulu fonder. Il n’en refoula pas moins les frustrations qu’il dut ressentir et, pendant deux ans, publia dans ces pages neuf nouveaux contes, cinquante et une critiques et quinze essais. C’est, par exemple, dans le Graham’s Lady’s and Gentleman’s Magazine que parurent la première fois Double assassinat dans la rue Morgue et Une descente dans le maelström.
Aux yeux d’Edgar Poe, il s’agissait d’une occupation temporaire, dont le seul but était d’écarter les épreuves du moment. Cinq mois à peine après avoir accepté le poste, il en recherchait activement un autre, de clerc, dans un bureau politique de Washington. L’intermédiaire fut à cette occasion Frederick W. Thomas, qu’il avait rencontré l’année précédente lors d’une convention à Philadelphie. Thomas était romancier et journaliste ; il avait connu Henry Poe ; lui aussi buvait et aspirait beaucoup à la gloire littéraire. Ainsi naquit leur amitié et Thomas resta l’un des rares amis d’Edgar Poe. Il bénéficiait d’une sinécure à Washington, où il filtrait les demandes de postes au ministère du Trésor. Il fit miroiter un emploi semblable à Edgar qui, enthousiaste, envisagea « très sérieusement de prendre cette position ». Il écrivit à Thomas que, « malgré l’inaltérable courtoisie de Graham & sa gentillesse sans fards, ma situation me dégoûte de plus en plus ». Il n’était, après tout, qu’un simple employé dans une publication de second ordre.
Pourtant, il n’avait jamais reçu un salaire aussi élevé. Il dit à une connaissance : « Je suis abstinent jusqu’à la rigidité. » Pour la première fois de sa vie d’adulte, il n’était pas criblé de dettes. Il put même acheter des objets de luxe dont il avait perdu l’habitude depuis son adolescence, comme un lit à baldaquin, un service en porcelaine et, pour Virginia, un piano et une harpe. Pendant cette période, il assista à des dîners littéraires, fréquenta d’autres écrivains et des éditeurs. Il dînait souvent chez Graham. Il semblerait même que Maria Clemm ait officié dans la cuisine de leur hôte, dans le but avoué d’empêcher son cher Eddie de trop boire, puis de le ramener chez eux après le repas.
L’espoir d’un emploi à Washington, comme tant d’espoirs d’Edgar Poe, ne déboucha sur rien. À l’automne 1841, en accord avec Graham, il décida de rester en poste pendant un an encore. Il y a tout lieu de croire que Graham souhaitait garder Poe. La circulation du magazine avait crû de cinq mille à vingt-cinq mille exemplaires, une progression qui tenait beaucoup à la publication des nouvelles et des critiques de Poe. Grâce à lui, Graham’s Magazine, comme on finit par l’appeler familièrement, devint le mensuel le plus vendu en Amérique.
Edgar Poe se disait « avant tout magazinist ». Il est vrai que, dans un certain sens, il avait la sensibilité d’un journaliste. Il recherchait les effets, manifestait une certaine prédilection pour la nouveauté, un grand intérêt pour les modes passagères comme la phrénologie et les montgolfières, et possédait une notion avisée du goût du public pour le « sensationnel ». À un correspondant il écrivit que la tendance de l’époque allait à la littérature de magazine : « au laconique, au nerveux, au bien planifié et à ce qui est vite publié, de préférence aux formes anciennes verbeuses et lourdes ». On croirait une définition de son propre style. Poe était toujours sur le marché.
Après sa mort, Graham rédigea un hommage dans lequel il déclarait que le défunt était « ponctuel et infatigable dans son industrie – et l’honneur même dans toutes ses transactions… Il vérifiait ses comptes, aussi maigres qu’ils fussent, avec la précision d’un banquier ». Graham fit d’Edgar Poe le portrait flatteur d’un « gentleman raffiné » et d’un « époux dévoué », malgré « le combat courageux qu’il menait contre l’adversité ». Graham fournit un détail qui nous éclaire sur le fonctionnement de la maisonnée Poe : « Les versements mensuels qu’il recevait de moi passaient directement aux mains de sa belle-mère… »
À cette époque, Poe pensa qu’il avait écrit suffisamment de nouveaux contes, dans Graham’s Magazine et ailleurs, pour en proposer une édition augmentée à Lea & Blanchard, qu’il désirait intituler Phantasy Pieces. Elle aurait contenu des nouvelles déjà publiées par la maison sous le titre Contes du Grotesque et de l’Arabesque, agrémentées pour l’occasion de huit contes plus récents. La maison Lea & Blanchard déclina son offre car il restait des invendus de la précédente édition.
Parmi les nouvelles refusées se trouvait Double assassinat dans la rue Morgue, dans lequel la postérité verrait le modèle du roman policier moderne. Le récit est articulé autour du personnage de C. Auguste Dupin, détective français qui, grâce à la logique et à ses calculs, résout les crimes les plus grotesques ou les plus ambigus. Dupin pourrait être un reflet de son créateur. Edgar Poe se targuait d’avoir percé les arcanes de la cryptographie et résolvait les codes apparemment les plus insolubles et énigmatiques. Il entama même une série d’articles pour Graham’s Magazine dans lequel il défiait tous les inventeurs de « messages secrets ». Il aimait énormément l’idée de déchiffrer des codes, il aimait dire l’indicible. L’idée du secret était-elle liée aux mystères de la disparition de son père et de la disgrâce supposée de sa mère ? Devant un ami, il se vanta que « rien d’intelligible ne peut être écrit qui, avec du temps, ne puisse être déchiffré ». Le temps, en effet, prouva qu’il avait raison.
Il affirmait que « l’ordre le plus élevé de l’intellect imaginatif est toujours et avant tout mathématique » et que le génie découle de la méthode. Cependant, l’analyse et le calcul étaient en partie artificiels : Poe avoua que le pouvoir de ses études reposait dans leur « air de méthode ».
Il eut recours à une autre forme de calcul. Il était souvent sournois, retors dans ses rapports avec autrui. Dans le domaine des relations humaines, c’était un grand calculateur, qui se surveillait sans cesse et surveillait les autres. Il usait de certains effets avec l’aisance brillante d’un manipulateur né. Dans une lettre, il avouait que son irritation était « feinte », qu’elle faisait partie de sa démonstration, de son plan ; de même « l’indignation qui m’enflammait ». Mais il y a quelque chose de quasiment enfantin dans ce trait de caractère. Il souffrait le martyre après avoir trop bu, en partie parce qu’il détestait la sensation de perdre toute faculté d’élaboration.
La plupart de ses récits les plus réussis sont des « contes de ratiocination ». Le terme « détective » ne fut inventé qu’en 1843. Dupin est peut-être le premier d’entre eux, le précurseur des champions de la ratiocination tels que Sherlock Holmes ou le père Brown, le héros de G.K. Chesterton. Arthur Conan Doyle voyait en Edgar Poe « le père du roman policier moderne et il couvrit son domaine si entièrement que je ne vois pas comment ses disciples pourraient trouver un terrain qu’ils puissent appeler entièrement leur ». Dupin est célibataire, son acolyte enregistre les détails de ses enquêtes ; ses contacts avec la police sont épisodiques, et elle ne sollicite son aide que dans le cas de crimes qu’elle ne parvient pas à résoudre. Double assassinat dans la rue Morgue traite des meurtres effroyables d’une mère et de sa fille. Dupin soumet ces faits à une analyse impersonnelle et objective. Il fait figure de Newton de l’univers du crime. Par un processus de déduction et d’élimination, il en vient à la conclusion que le coupable ne peut être humain. Il tend donc un piège à la créature. Edgar Poe dit de ce conte qu’il était écrit « dans une clé nouvelle ».
Une autre nouvelle datant de cette période, Eleanora, renvoie curieusement à la biographie de son créateur. Le narrateur, Pyros, a épousé sa cousine âgée de quinze ans. « Nous vivions seuls, nous ne connaissions rien du monde à l’extérieur de notre vallée… ma cousine, sa mère et moi. » C’est une description de la vie d’Edgar Poe à l’époque. Toutefois, dans son imagination, les événements prennent une tournure tragique. La jeune épouse meurt de phtisie. Avant sa mort, elle arrache à Pyros la promesse qu’il n’aimera jamais une autre qu’elle. Pyros trahit cette promesse. Le reste de l’histoire importe peu, notamment sa conclusion aussi heureuse que maladroite. Mais il existe un autre parallèle encore plus évident. Quelques mois après qu’il eut écrit ce récit, Virginia commença à ressentir les premières atteintes de la phtisie.