CHAPITRE VIII

L’oiseau

Début 1845, dans une rue de New York, Edgar Poe tomba sur un ami journaliste et s’ouvrit à lui.

« Wallace, s’écria-t-il, je viens de composer le plus beau poème jamais écrit.

– Ah bon ? Félicitations.

– Voudrais-tu l’entendre ?

– Certainement ! »

Sur quoi Edgar Poe récita son poème Le Corbeau. Il l’avait commencé dans sa retraite à la ferme des Brennan et y avait mis la dernière touche dans l’appartement de Greenwich Street.

Le 29 janvier, le poème parut dans l’Evening Mirror et fut repris dans d’autres périodiques new-yorkais. Il fit sensation. Ce poème, celui qui eut le plus de succès du vivant de son auteur, demeure l’un des plus célèbres de la littérature américaine :

 

Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, murmurai-je, qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela et rien de plus. »

(Traduction de Charles Baudelaire.)

 

Ainsi commence le texte, à la fois rêverie, lamentation et hymne, dont les cadences mélodieuses et puissantes hantent encore à ce jour l’imagination poétique des Américains, renforcées par le caractère plaintif du refrain lancinant : Nevermore, plus jamais. Le narrateur, qui pleure la mort de sa bien-aimée, reçoit la visite de l’oiseau de mauvais augure, dont la présence maléfique accentue sa solitude et sa désolation. Dans son éloge du poème, un critique a cette formule : « Désespoir ruminant sur Sagesse ». Edgar Poe dit du noir volatile qu’il était l’évocation d’un souvenir douloureux refusant de s’estomper. Le New York Express estima que Le Corbeau surpassait « tout ce qui a été écrit, fût-ce par les meilleurs poètes de notre époque », tandis que le Richmond Examiner proclamait que son auteur s’était placé « au premier rang de la littérature mondiale ». Plus retenu, le New World trouva Le Corbeau « sauvage et frissonnant ». Le poème bénéficia de dix réimpressions et eut l’honneur de susciter de multiples parodies.

Un contemporain nota : « Bientôt, Le Corbeau fut connu partout, et tout un chacun répétait Nevermore. » Des acteurs introduisirent la formule dans leurs tirades. On l’utilisait à tout bout de champ. On surnomma Edgar Poe « le Corbeau » et son sempiternel habit noir ne fit que faciliter l’association. Un jour, il arriva au bureau du journal en compagnie d’un acteur célèbre. Il s’assit à sa table de travail, sortit d’un tiroir un manuscrit du poème, puis réunit tout le bureau. L’acteur célèbre se mit alors à déclamer le poème. Le planton déclara qu’il avait été littéralement « transporté » par la lecture. Edgar Poe fut bientôt fêté dans tous les salons littéraires de la ville et il suffisait de l’en prier pour qu’il récite le poème à sa façon si particulière et lugubre. Un témoin se rappellerait qu’« il éteignait les lumières pour plonger la pièce dans la pénombre, puis, debout au milieu, il disait ces superbes vers d’une voix fort mélodieuse… Ses dons de récitant étaient si merveilleux que les auditeurs auraient voulu cesser de respirer, de crainte que le charme se brise ».

Nous avons plusieurs attestations de sa soudaine notoriété. « Tout le monde veut le connaître, écrivit un contemporain, mais seule une poignée d’intimes semble pouvoir l’approcher. » Il fréquentait le salon de Miss Lynch sur Waverley Place et celui de Mrs Smith dans Greenwich Street. Ce groupe de dames était connu sous le nom de la « constellation féminine ». Toujours bien mis, Edgar Poe avait « le maintien et les manières d’un gentilhomme ». Il n’était jamais ivre. Il était « poli et charmant […], discret et sans affectation, sans prétention ». Virginia Poe, qui accompagnait parfois son époux à ces conversazioni, comme on les appelait, y témoignait de « la plus grande admiration pour le génie de son conjoint : elle le vénérait ». Elle n’était pas la seule. Mrs Smith précisa que le poète « recherchait peu la société des hommes mais plutôt celle des femmes dotées d’un fort penchant intellectuel […] Les hommes ne l’appréciaient pas toujours, mais les femmes tombaient sous son charme et l’écoutaient en silence ». Sans doute devinaient-elles les sentiments de manque et de privation qu’il éprouvait d’avoir été orphelin. Un échantillon de sa conversation a été préservé dans le journal intime de Mrs Smith :

« Ah, Mr Poe, ce pays n’offre aucune arène pour ceux qui vivent pour rêver. Rêvez-vous ? Je veux dire… en dormant ?

– Oh oui, en rêve, je suis un parfait Joseph, si ce n’est que je rêve de l’inconnu, du spirituel.

– Je le savais. Je l’ai su à votre regard. »

 

Edgar Poe fut sans nul doute ravi de cet accueil enthousiaste et de toute l’attention que Le Corbeau lui valut. Il avait toujours rêvé de gloire et voilà qu’il l’avait. On lui prête la remarque suivante : « Personne ne peut vivre sans connaître la gloire. » Il aimait les compliments. Il n’en considérait pas moins le succès du poème avec une certaine ironie. Le Corbeau a « tenu l’affiche longtemps, Thomas, écrivit-il à Frederick Thomas, mais je l’ai justement composé dans ce but, tout comme j’ai écrit Le Scarabée d’or, voyez-vous. L’oiseau, cela dit, a battu le scarabée, il sonne encore plus creux. » Le ton calculateur est familier. Edgar Poe abordait la poésie en fonction de l’idée que la plupart des gens s’en faisaient. Il écrivait ses poèmes pour un marché spécifique. Il avoua à un collègue journaliste qu’il désirait « voir combien je pouvais m’approcher de l’absurde sans franchir la ligne de démarcation ».

Il écrivit même un essai, La Philosophie de la composition, dans lequel il expliqua les principes de son art et fournit une analyse du poème strophe par strophe. Il indique la longueur adéquate d’un poème et le ton le plus approprié : « triste » ; il décrypte les « effets » requis et souligne l’importance du refrain. En outre, concernant Le Corbeau, il affirme que « l’œuvre progressa, pas à pas, jusqu’à son terme avec la précision et la logique d’un problème mathématique. » Cet essai constitue un manuel technique, une véritable méthode pour composer un excellent poème. Dans son propos, censément objectif, il déclare que « la mort, de ce fait, d’une belle femme, est sans conteste le sujet le plus poétique du monde ». Il ne révèle pas la raison de ce choix. Il décline, dans l’ordre, ses techniques et ses trucs. La méthode, toujours la méthode : celle-là même qu’il avait recherchée à l’armée et à West Point.

Cette explication, en apparence impersonnelle et cynique, doit être complétée, néanmoins, par cette confidence à un ami : réciter Le Corbeau lui « embrasait la cervelle ». D’ailleurs, ce qui reste quand on a lu le poème, ce n’est pas son audace technique, son contrôle mélodique, mais l’horreur de son désespoir morbide. L’impersonnalité d’Edgar Poe renvoie au calme apparent des narrateurs frénétiques de ses contes.

 

Dans l’excitation du succès, Poe abandonna son poste de « paragraphiste » à l’Evening Mirror et passa chez son rival, le Broadway Journal, où il publia de nouveau certains de ses premiers contes et poèmes. Les hostilités littéraires reprirent, car d’emblée il lança dans l’Evening Mirror une attaque contre la poésie et la réputation de Henry Wadsworth Longfellow. À l’époque, celui-ci était l’une des grandes figures de la poésie en Amérique, statut susceptible, on s’en doute, d’exciter la colère de Poe. Dans sa recension d’une anthologie éditée par Longfellow, L’Orphelin, Poe accusa le vieux poète d’exclure tout rival risquant de lui faire de l’ombre ; il l’accusa aussi de plagiat flagrant et grossier ; il le décrivit comme un « imitateur sans vergogne et un habile adaptateur des idées d’autrui » ; il dénonça son plagiat de Tennyson, « trop palpable pour qu’on puisse s’y tromper […] méfait qui appartient au genre le plus barbare de vol littéraire ».

Cette charge était en partie une façon de procurer du « matériau » à sa revue, mais c’était également un stratagème pour attirer l’attention du public ; sous le nom d’« Outis » (« Personne » en grec), il alla même jusqu’à composer une riposte imaginaire à ses propres accusations, dans le seul but d’entretenir le débat public. Il y réussit parfaitement et la bataille unilatérale entre Poe et Longfellow reste l’une des querelles les plus célèbres de toute l’histoire littéraire américaine. Poe écrivit cent pages sur le sujet. Il aggrava l’offense en faisant une conférence à la New York Society Library sur « Poètes et Poésie en Amérique ». Il avait déjà employé ce titre pour sa conférence de l’année précédente ; mais, cette fois, il amplifia son attaque en y incluant Longfellow, notamment pour stigmatiser sa « fatale propension à l’imitation ». Longfellow ne daigna jamais répliquer en public ; plus tard, il attribua les attaques d’Edgar Poe à « l’emportement d’une nature sensible, enflammée par le vague sentiment qu’on lui a causé du tort ». Le diagnostic était probablement correct.

Edgar Poe n’était pas seulement le bourreau suprême du Broadway Journal. Il était aussi son critique théâtral. Pas un critique inoffensif : un gérant de théâtre raya son nom de la liste des critiques invités après un compte rendu particulièrement malveillant de l’Antigone donnée alors par sa compagnie.

Le factotum de la revue, Alexander Crane, se souviendrait qu’Edgar Poe était « discret au bureau mais toujours gentil et courtois avec tout le monde ; lorsqu’il était en bonne compagnie, il devenait enjoué et badin ». Arrivé à neuf heures tous les matins, il travaillait « avec régularité et méthode » jusqu’à trois ou quatre heures de l’après-midi. Un jour, Crane s’étant évanoui à cause de la chaleur, il revint à lui pour trouver Poe « penché sur moi, aspergeant d’eau froide mes poignets et mes tempes ». Le poète était attentionné autant que courtois.

 

Cependant, le fait d’avoir quitté la campagne et l’excitation suscitée par la réception enthousiaste du Corbeau amenèrent Poe une fois de plus à sacrifier à Bacchus. Alexander Crane se rappelait que, le matin suivant l’annulation d’une de ses conférences en raison du mauvais temps, il arriva au bureau « aviné, forcé de se tenir au bras d’un ami ». Manifestement, il avait été en ribote toute la nuit. Un magazine new-yorkais présenta une liste fictive d’ouvrages à paraître, où figurait Un traité sur « Aqua pura », ses usages et abus, par Edgar A. Poe. Son penchant pour l’alcool était de notoriété publique.

Un jour où il était censé se préparer à réciter un poème devant les membres d’une société littéraire à l’Université de New York, il s’en trouva incapable. Cette défaillance le désarçonna et, d’après Thomas Dunn English, « comme il le fait toujours lorsqu’il est perturbé, il but comme un trou ; il ne dessoûla pas de toute une semaine ». Des divers témoignages sur ses « virées », ainsi qu’il les appelait, on peut déduire que New York n’était pas un endroit pour lui. Il informa une de ses connaissances qu’il allait réciter Le Corbeau devant la reine Victoria et la famille royale, et que des écrivains conspiraient contre lui. L’abus d’alcool lui faisait côtoyer dangereusement la folie.

Descendant Nassau Street, un collègue, Thomas Holley Chivers, reconnut Edgar Poe « tanguant sur la chaussée, ivre comme un Indien ». Poe s’exclama : « Grand Dieu ! Ne voilà-t-il pas mon ami ! Où vas-tu ? Viens, viens donc chez moi. » Il était au comble de l’excitation et, lorsqu’il avisa quelques minutes plus tard un rédacteur rival de l’autre côté de la rue, Chivers eut tout le mal du monde à l’empêcher de l’agresser. Chivers le ramena chez lui. Quand Virginia le vit arriver depuis la fenêtre à l’étage, elle ferma sa porte à clef. C’est Maria Clemm qui accueillit son vagabond de beau-fils, en répétant, raconte Chivers : « Oh ! Eddie ! Eddie ! Eddie ! Approche, mon cher garçon. Laisse-moi te mettre au lit. » Puis elle se serait confiée à Chivers : « Je crois que ce cher garçon est dérangé ! » Manifestement, Virginia, qui s’étiolait de jour en jour davantage, ne pouvait plus supporter de voir son mari dans cet état. Peut-être croyait-elle que sa maladie le poussait au désespoir et à boire pour tout oublier. À moins qu’elle ait été trop faible pour affronter l’épuisante agitation de son époux. D’après Chivers, Maria Clemm se lamenta de la maladie de sa fille et déclara que désormais les médecins ne pouvaient plus rien pour elle. « Mais, même s’ils pouvaient la soulager, voir le pauvre Eddie continuellement dans cet état la tuerait de toute façon… Plût à Dieu qu’elle fût morte avant de l’avoir vu ainsi ! » Peut-être Chivers ne se souvint-il pas précisément des mots que Maria Clemm avait employés mais, de toute évidence, elle accusait en partie ce cher Eddie de faire souffrir Virginia. Un autre collègue écrivit dans son journal intime : « Poe, avec son imperturbabilité, sa propreté, sa sensibilité immaculées, Poe le gentleman se ravale continuellement au niveau des plus viles canailles par le biais d’un assortiment d’ivresses physique, mentale et morale. »

Edgar Poe le savait bien et, à l’été 1845, Graham’s Magazine publia son Démon de (la) perversité. Dans ce récit de méditation mélancolique, le narrateur s’interroge sur la capacité des humains à agir précisément « pour la raison que nous ne devrions pas » agir comme nous le faisons. Faire ce qui est interdit, ce qui va à l’encontre de nos intuitions, de l’amour-propre et de l’instinct de conservation, là se situe le pouvoir du démon : ne jamais garder un poste longtemps, être attiré par des jeunes femmes mourantes ; se quereller constamment avec ses amis ; boire à l’excès, même si on lui répète que ce laisser-aller le tuera. C’est sous toutes ces formes que le démon rôde.

 

James Russell Lowell, un jeune poète au talent considérable, rendit visite aux Poe pendant le printemps et l’été 1845. Quelques mois auparavant, Lowell avait écrit pour Graham’s Magazine une longue critique favorable à Edgar Poe : « Nous ne connaissons aucun auteur qui ait témoigné de talents plus divers et plus saisissants. » C’était le premier article de conséquence sur Edgar Poe dont il ne fût pas lui-même l’initiateur. Une correspondance s’était ensuivie entre les deux auteurs et Lowell considérait déjà Poe comme son « cher ami ». Mais leur rencontre ne fut pas réussie. Poe était « éméché, comme s’il récupérait de libations ». Il sembla malheureux, sarcastique, « plutôt guindé, voire pompeux ». En somme, Lowell ne le vit pas sous son meilleur jour. Il remarqua aussi que son épouse paraissait inquiète. (Cinq ans plus tard, Maria Clemm écrivit à Lowell pour s’excuser et l’informer que « le jour où vous l’avez vu à New York, il n’était pas lui-même ».) Edgar Poe s’en prit à Lowell par voie de presse et l’accusa même de plagier Wordsworth. Lowell riposta : Edgar Poe était dénué de « l’élément d’humanité que, en l’absence d’un terme meilleur, nous nommons “le caractère” ». Autrement dit, Edgar Poe était un faible.

Mais quel était donc son « caractère », en fait ? On l’a dit ambitieux et naïf, jaloux et retenu, infantile et théâtral, peureux et prompt à s’apitoyer sur son sort. Il était tout cela et plus encore. L’un le trouvait « instable comme l’eau », un autre « sans caractère ». Aux yeux de quelqu’un qui devint son ennemi, il n’était que « la coquille vide d’un être humain ».

Telle la salamandre, il ne pouvait vivre que dans le feu. D’ailleurs, il déclenchait souvent lui-même l’incendie. Toute sa vie, il courut, chancelant, d’une explosion passionnée à une autre. On a l’impression qu’il ne se connaissait pas lui-même ; il se fiait au pouvoir de discours enflammés pour se créer une identité. Parfois, il s’en prenait à lui-même, attirait les misères sur lui, s’aliénait autrui tout en étant conscient d’avoir tort. Il allait de désastre en calamité pour revenir finalement au point de départ. Sa vie entière fut une série d’erreurs et de revers, d’espoirs déçus et d’ambitions contrecarrées. Il agissait comme s’il était seul au monde – d’où l’amertume de ses critiques. Par défi et par plaisir, il attirait l’attention sur son isolement et s’en plaignait dans sa correspondance. Au centre de son œuvre bouillait la colère qu’il ressentait à l’encontre du monde. Son cœur était toujours sur le point de rompre.

Au cours de l’été 1845 eut lieu un incident qui justifia la mauvaise opinion que certains avaient de lui. Un jeune écrivain, R. H. Stobbard, avait soumis un poème au Broadway Journal. N’ayant reçu aucune réponse, il alla trouver Edgar Poe chez lui. Celui-ci l’assura que le poème paraîtrait dans un prochain numéro du périodique. Il n’en fut rien. À la place, le jeune homme put lire cette notule : « À l’auteur des vers sur la Flûte grecque. Nous sommes désolés, mais nous avons égaré son poème. » Le mois suivant, à sa grande surprise, Stobbard lut une autre notule : « Nous doutons que la Flûte grecque soit une œuvre originale, pour la raison que certains passages sont excellents alors que d’autres sont très mauvais. » Voilà de l’Edgar Poe tout craché. Désespéré, Stoddard se rendit aux bureaux du Journal afin d’y rencontrer un Poe « irascible, bougon… et ivre ». Comme un fou, Poe fusilla du regard le malheureux apprenti poète et l’accusa de plagiat. « Vous n’avez pas composé l’ode à laquelle j’ai fait référence ! » s’exclama-t-il en insultant le jeune homme ; d’après celui-ci, il le menaça ensuite « de châtiment personnel » (c’est-à-dire du fouet), et le flanqua dehors.

Vers cette période, Poe se déclara de nouveau abattu. Il allait « effroyablement mal ; je crains de tomber gravement malade ». Les Poe et Maria Clemm n’avaient cessé de déménager, de Greenwich Street à East Broadway, d’East Broadway à Amity Street, près de Washington Square. Edgar décida donc de retourner vivre à la campagne, pour recouvrer la santé et le calme ; mais il lui fallait avant cela démissionner de son poste au Broadway Journal. Il tenta alors de vendre ses parts de la revue. Son partenaire, Charles Frederick Briggs, n’était pas fâché de le voir partir. À cause de son ivrognerie, Poe était devenu imprévisible. « Je traînerai le nom de Poe dans la boue, écrivit Briggs. Il est retourné à son vieux démon et je crains qu’il ne se nuise irrévocablement. » Soudain, Poe changea d’avis. Il expliqua à Thomas Dunn English que l’« échec relatif » du magazine venait de ce qu’« il n’était pas entièrement sous sa direction ». Il aurait affirmé : « Donnez-m’en l’entier contrôle et ce sera la plus grande revue littéraire de l’avenir. » Il avait donc modifié ses espoirs de créer son magazine littéraire idéal et, à la place, décidé de transformer le Broadway Journal.

À l’été 1845, sortit un volume de douze de ses nouvelles, Les Contes, publié par la maison new-yorkaise Wiley & Putnam. Il comprenait, entre autres, Double assassinat dans la rue Morgue et Le Chat noir. Si l’éditeur comptait capitaliser sur la gloire qu’Edgar Poe avait acquise avec Le Corbeau, il y réussit – en partie. On put lire dans l’American Review que c’était « l’une des compositions les plus originales et les plus typiques des lettres américaines ». De tous les livres d’Edgar Poe publiés de son vivant, c’est celui qui connut le plus grand succès. Quatre mois après la publication, d’après sa propre estimation, on en avait vendu environ cinq cents exemplaires ; il reçut plus de cent dollars de droits. Ce n’était pas mirifique, mais ce fut accepté avec gratitude.

 

En juillet, Edgar Poe partit à l’improviste pour Providence, Rhode Island, et dut emprunter dix dollars à un ami. Il ne pouvait pas demander l’aide financière de Maria Clemm : il avait en tête un rendez-vous (plus ou moins) galant.

Lors de l’une de ses beuveries, il avait révélé qu’il était impliqué « dans des amours fatales ». Naturellement, il ne fallait pas que son épouse l’apprenne. La dame en question était Mrs Frances Osgood, blue-stocking – bas-bleu – littéraire (on disait aussi, simplement, une blue) ; elle composait des vers et écrivait des nouvelles pour des périodiques new-yorkais. Poe, qui avait fait l’éloge de « Fanny » Osgood dans sa conférence sur les poètes américains, avait fini par la rencontrer dans le salon de l’hôtel Astor à New York. Des années plus tard, elle se remémorait cette rencontre, embellie par le temps : « Sa belle tête au fier maintien, ses yeux sombres clignotant de toute la lumière élective de ses sentiments et de ses pensées, un mélange fort particulier, inimitable de douceur et de hauteur dans l’expression et la manière, il me salua avec calme, gravité, presque avec froideur… »

La froideur dut vite s’estomper. Ils échangèrent des vers et Edgar Poe imprima plusieurs poèmes de sa nouvelle amie dans le Broadway Journal. Ce fut une liaison très publique et très commentée. Mais fut-ce bien une liaison ? Plus probablement une amitié littéraire, délicate, nerveuse, dont la ferveur aura été accrue par le besoin désespéré qu’avait Poe d’être réconforté et protégé par les femmes. Ils échangèrent des lettres autant que des vers, mais leur correspondance a été perdue. Les poèmes qu’Edgar Poe a dédiés à « Fanny » Osgood n’étaient pas tous inspirés par la passion. Ainsi, le poème À F…S O…D, avait été composé pour Virginia quinze ans plus tôt ; un autre, À F…, datait de 1835, époque à laquelle il était dédié « À Mary ». Edgar Poe n’était pas opposé au recyclage des émotions.

L’éditeur new-yorkais de Frances Osgood apporta ce témoignage : « Lorsqu’elle séjournait dans ma famille, Poe venait tous les jours et passait d’ordinaire la soirée, pour, invariablement, ne partir qu’à minuit. » « Fanny » assistait souvent aux événements littéraires qu’Edgar Poe fréquentait régulièrement. Un écrivain se rappellerait « le visage enfantin de Fanny Osgood baigné de larmes, sous son charme [celui d’Edgar Poe] ». Thomas Dunn English raconte comment « la petite Mrs Osgood jouait à faire l’enfant […] son minois tourné vers celui de Poe ». De toute évidence, elle souffrait sérieusement du mal de la vénération des héros littéraires, une forme d’adoration qu’Edgar Poe entretenait de son mieux. Il la courtisa avec une ardeur quelque peu exagérée. Mrs Osgood raconta plus tard : « Je suis allée à Albany, puis à Boston et à Providence afin de l’éviter. […] Il me suivit dans chacun de ces lieux et m’écrivit, m’implorant de l’aimer. » On a l’impression d’une liaison inscrite dans la durée – même si l’époux de Fanny, le peintre Samuel Osgood, était au courant de leur amitié. Peut-être n’était-ce après tout qu’un flirt innocent et sans danger pour lui, car à l’époque, dans la société américaine, l’adultère n’était pas acceptable, même à New York.

 

Lorsque Fanny Osgood rendit visite aux Poe à New York, elle trouva le poète au travail, sur une série d’articles intitulés Les Figures littéraires de New York. Il écrivait toujours sur d’étroites bandes de papier, collées les unes aux autres pour former de longs parchemins. Ce jour-là, il en montra plusieurs longueurs à la visiteuse. Son épouse était là. D’ailleurs, rapporta Mrs Osgood, Edgar Poe lui demanda : « S’il te plaît, Virginia, aide-moi ! » Ils avaient déroulé plusieurs rouleaux « avant de lui en montrer un, enfin, qui lui parut interminable. Virginia courut en riant jusqu’à l’extrémité de la pièce, un bout du rouleau dans une main tandis que son mari emportait à l’autre extrémité l’autre bout du rouleau. » Mrs Osgood demanda en l’honneur de quoi cet épanchement avait été composé. « Écoutez-la ! s’exclama Edgar Poe. Comme si ce petit cœur vaniteux ignorait que ce poème avait été composé pour lui ! » L’épisode nous paraît d’autant plus sirupeux qu’Edgar Poe a en effet rédigé des hommages plutôt nauséeux aux poésies de Mrs Osgood. Il n’avait aucune constance en matière de critique littéraire, ballotté entre ses passions intimes et ses rivalités personnelles. Que Fanny ait rendu visite aux époux ensemble renforce l’hypothèse d’une liaison sans relation sexuelle entre Poe et Fanny. Mrs Poe semble même avoir demandé à Mrs Osgood de poursuivre sa correspondance avec son mari, arguant qu’elle l’aidait à renoncer à la bouteille. Poe trouvait du réconfort chez Fanny Osgood.

La description que Poe a faite d’elle – « les cheveux noir de jais et lustrés ; de grands yeux d’un gris clair et lumineux, singulièrement expressifs » – pourrait être le portrait d’une héroïne vouée à la mort, comme il y en a tant dans ses contes. Ou un portrait de sa mère. Quatre ans plus tard, Fanny mourut de phtisie. Poe avait-il deviné chez elle les signes du mal ? (Il était doté d’une perception quasi surhumaine dans ce domaine.) Avait-il été attiré par elle pour cette raison même ?

La plus détachée, la plus intelligente de ses observatrices, Margaret Fuller, pensait que ses histoires de cœur relevaient plus d’une « ardente illusion qu’il s’amusait à susciter que d’un véritable sentiment ». Elle ne lui connaissait pas d’amis et notait qu’il s’« enfermait dans un personnage d’emprunt ». Il est possible qu’il jouât un rôle, en effet, un rôle à la Byron, au bénéfice de ses admiratrices, mais il n’en était pas moins désespéré, déséquilibré. Si c’était bien le cas, l’intensité avec laquelle il habitait le personnage qu’il s’était forgé démentait sa nature artificielle.

 

Au cours de l’été 1845, il travailla sporadiquement à un recueil de poèmes, Le Corbeau et autres poèmes, le premier à paraître depuis 1831, une publication importante pour lui, notamment parce qu’il croyait que les ventes lui rapporteraient cinq cents dollars. Ses espoirs, comme toujours, furent déçus. Il rassembla une trentaine de poèmes, dont plusieurs de jeunesse, comme Tamerlan et Al Aaraaf. Dans la préface, il déclara que des « événements échappant à tout contrôle m’ont empêché, toujours, de concentrer mes efforts sur ce qui, dans des circonstances plus heureuses, eût été mon domaine de prédilection. La poésie n’a pas représenté pour moi un but, mais une passion ». Hélas, les critiques ne furent pas aussi bien disposés à l’égard des poèmes qu’à l’égard des contes. Le volume ne se vendit pas. Ce serait le dernier recueil de ses poèmes qu’il verrait paraître de son vivant.

Il prétendait s’abstenir des « cendres » (comme il appelait l’alcool) mais, l’automne venu, il replongea. Il avait tendance à commettre de grossières erreurs d’appréciation quant à l’effet de son comportement. Un critique parla d’un début de « chute » en relatant sa participation à une lecture publique, dans le cadre d’une manifestation qui inaugurait une nouvelle série de conférences au Boston Lyceum. Alors qu’on l’avait invité à réciter un nouveau texte à l’issue d’une conférence donnée par Caleb Cushing, personnalité politique du Massachusetts, il passa « près d’un quart d’heure à s’excuser de ne pas réciter, comme c’était le cas d’ordinaire dans ce genre de manifestation, un poème didactique ». Edgar Poe n’en écrivait pas ; à ses yeux, didactique et poésie étaient antithétiques. La poésie s’attachait à la quête du beau, à savoir, pour lui : la « beauté céleste » ou « beauté d’en haut ».

Tel fut le message inspiré qu’il voulut transmettre aux Bostoniens. Voici comment un étudiant de Harvard présent ce jour-là décrivit la scène : « Il resta planté là, timoré, eût-on dit, devant l’auditoire, après quoi, d’une voix ténue, tremblante, rien moins que musicale, il se confondit en excuses à propos de son poème et, déclara-t-il, de la déception qu’il ne manquerait pas de causer au public de Boston ». L’étudiant releva « sa susceptibilité qui, lorsqu’il ne la contrôlait plus, pouvait se révéler plus avilissante encore que la grossièreté ». En proie à une grande nervosité, Poe s’attendait sans doute au pire de la part d’un auditoire difficile. Sur quoi, il se mit à réciter Al Aaraaf, sans préciser qu’il avait composé ce poème seize ans plus tôt. L’auditoire s’agita, éprouvant une certaine difficulté à suivre le développement de ce texte juvénile. On demanda à l’orateur de lire Le Corbeau à la fin de la séance. Des membres du public se levaient déjà à grand bruit de sièges.

Ce ne fut certes pas une soirée réussie et Poe, « autour d’une bouteille de champagne », aggrava la situation en révélant à des auteurs et journalistes présents ce qu’il avait caché au public, à savoir qu’Al Aaraaf était une œuvre de jeunesse. On vit là une insulte à la fois à Boston et au Lyceum. La rédactrice du Boston Evening Transcript, Cornelia Wells Walter, précisa ensuite que le poème avait été composé « avant que l’auteur eût atteint l’âge de douze ans ». Il est possible que Poe, dans un moment d’égarement, ait lui-même fourni cette information à la demoiselle. Miss Walter continua dans cette veine d’un sarcasme à peine déguisé : « Lire devant une assemblée d’adultes lettrés, l’œuvre d’un simple garçonnet ! Imaginez ! Ah ! Ah ! » Poe rétorqua par écrit : « Il faut lui pardonner – et nous le faisons. N’en parlez plus, petite chérie ! » Cette apostrophe fut, à juste titre, jugée déplacée.

N’oublions pas qu’Edgar Poe était sudiste. Il venait de l’État de Virginie, dont, s’il n’y était pas né, il avait adopté les valeurs. Il n’aimait pas la culture des États du Nord en général et de Boston en particulier ; il méprisait en égale mesure le transcendantalisme et l’abolitionnisme. En esprit, sinon en pratique, c’était un gentleman sudiste. Ce qui explique, en partie, le classicisme fleuri et l’intensité mélodique de sa prose. « Il est grand temps, écrivit-il un jour, que la littérature du Sud prenne ses intérêts en main. » À Boston, il était en terrain ennemi.

Aux insultes qui s’ensuivirent il répliqua en revendiquant fièrement le fait d’avoir berné les Bostoniens. Dans le Broadway Journal, il déclara que « nous aimons Boston. Nous y sommes nés – peut-être est-il d’ailleurs préférable de ne point préciser que nous avons honte de ce détail. Les Bostoniens n’ont pas d’âme ». Il saupoudra la plaie d’une pincée de sel ou mit de l’huile sur le feu, comme on veut : « Peut-on supposer que nous aurions pris la peine de composer pour Boston quoi que ce soit qui prît la forme d’un nouveau poème… le nôtre suffisait bien pour un public de Bostoniens. » Voilà qui était, pour le moins, désobligeant.

Cornelia Walter repartit à l’attaque en soulignant : « L’on doit avouer que, face aux gérants du Lyceum, il se montra plus yankee que les Yankees : il a vidé non seulement leurs poches mais la salle de surcroît. » L’impression qu’on garda de l’auteur, soigneusement entretenue par Miss Walter, entre autres, fut que Mr Poe était ni fiable ni courtois. Ni sérieux. C’était un charlatan et un ivrogne.

 

C’est au cours de ce mois fâcheux qu’Edgar Poe assuma la direction du Broadway Journal. Grâce à une série de négociations et de machinations, il racheta leurs parts à ses ex-partenaires. « Par un tourbillon de manœuvres que j’eus du mal à comprendre moi-même, écrivit-il, j’ai réussi à me débarrasser, un par un, de tous mes associés. » Il récolta des fonds auprès d’amis et fit même paraître dans le Journal une réclame annonçant « UNE OCCASION RARE » d’investir dans l’entreprise. Il mendia de l’argent, en emprunta, en promit. Puis, le 25 octobre 1845, le nom de Poe resplendit en tête de l’ours du Journal : Rédacteur et Propriétaire. « Je dois tout faire moi-même, écrivit-il : éditer la revue, lancer les machines et, en outre, m’occuper des multiples tâches administratives. »

L’un de ses ex-partenaires, Charles Frederick Briggs, ne demandait pas mieux que lui céder ses parts du magazine. À ses yeux, Poe représentait désormais un danger, il n’était plus que « l’ombre de lui-même, une simple coquille d’homme », un « ivrogne », le « plus farouchement égoïste des hommes ». Pour bonne mesure, il ajoutait que Poe citait des textes allemands sans connaître un mot de cette langue. Il disait sans doute vrai. Briggs pensait aussi que, par esprit de vengeance, Poe répandait de fausses rumeurs sur lui à New York : « Je ne puis concevoir de malice plus gratuite que celle dont Poe s’est rendu coupable à mon égard ».

Devenu unique propriétaire de la revue, Poe n’en fit pas un succès. Par manque de fonds, il réduisit le tirage du Journal et ne put se payer des contributeurs de talent. Il republia certaines de ses œuvres, des poèmes de la « constellation féminine » et quelques poétaillons. Les ventes du magazine étaient irrégulières, sa publication capricieuse. Six semaines après son acquisition, il revendit la moitié de ses parts à Thomas H. Lane, un employé des douanes rencontré à Philadelphie. « Pour la première fois depuis deux mois, avoua-t-il à une de ses connaissances, je me retrouve seul face à moi-même, horriblement malade et abattu, mais moi-même néanmoins. Il me semble tout juste me réveiller de quelque exécrable cauchemar… Je crois vraiment que j’avais sombré dans la folie. » « Folie » au Lyceum, « folie » de faire la cour à Mrs Osgood, « folie » d’assumer la direction du Journal. La folie, si ce fut le cas, était le résultat des effets combinés de l’alcool et d’une tension intolérable. Un mois après avoir signé l’accord avec Lane, English raconte que Poe partit pour l’une de ses « virées ». Quant à Lane, il interrompit le magazine le 3 janvier 1846. Poe n’occupa plus jamais de poste éditorial.

La veille de la fermeture du Broadway Journal, Poe, en qualité de témoin, assista à la signature d’un document par lequel Maria Clemm renonçait à ses droits sur un terrain à Baltimore, d’une valeur de vingt-cinq dollars ; la famille devait être aux abois pour en arriver à se séparer de son dernier capital.

Au mois de novembre, Stoddard avait croisé Edgar Poe dans la rue. Il pleuvait à verse et, l’espace d’un instant, Stoddard songea à lui proposer de s’abriter sous son parapluie. « Mais quelque chose (certainement pas le manque de bienveillance) me retint. Je passai mon chemin et le laissai là sous la pluie, livide, frissonnant, en piteux état… Je le revois encore, et le reverrai toujours – pauvre, sans le sou mais fier, autonome, dominateur. » Ce même mois, Edgar écrivit à son parent George Poe : « Je me suis battu sans trêve, contre mille obstacles, et ai réussi, sinon à faire de l’argent, du moins à atteindre une position dans le monde des lettres, dont, dans les circonstances, je n’ai pas à rougir. »