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Hasard de la météo ou parce qu’il n’était pas envisageable pour Anna et Paul que le mauvais temps puisse gâcher leur fête, la journée était belle.

Les voitures commencèrent à arriver au milieu de la matinée alors que se dissipait l’épais brouillard monté de la vallée qui avait fait disparaître le chalet pendant quelques heures. Après une berline avec couple, chien et enfants, se garèrent dans un champ prévu à cet effet, un monospace rempli de jeunes gens exubérants suivi d’une voiture de sport d’où sortit Stéphane B., acteur connu.

La veille, Paul et deux volontaires avaient creusé un trou à flanc de colline pour y installer des broches sur lesquelles tournaient des gigots et des poulets. Ils avaient démarré le feu au petit jour, deux stères de chêne avaient brûlé pour faire de la braise.

À chaque fois qu’il voyait arriver une voiture, Paul quittait la zone des rôtissoires pour rejoindre Anna qui portait un bébé à hauteur de poitrine lové dans un tissu d’inspiration ethnique noué sur l’épaule. Ils se présentaient aux nouveaux arrivants la main dans la main, leurs teints hâlés mettaient en valeur leurs sourires aux dents blanches parfaitement plantées. Ils furent plusieurs à se dire que la musique qui accompagnerait le mieux la scène serait une sonnerie de buccins.

On bâclait les embrassades, on ne demandait pas comment s’était passé le voyage, il y avait plus urgent à faire : admirer le bébé. Qui aurait eu la mauvaise idée de parler d’autre chose ?

— Ça y est, elle est là, la petite merveille ! Magnifique !

— Dingue, comme il est beau ! Oh la la, c’est pas vrai !

— Les petites mains, regarde ça ! Et les yeux ! La couleur, incroyable la couleur !

— Comment il s’appelle ? demanda un grand échalas en short effrangé qui arriva une bouteille de vin dans chaque main façon bâtons de ski et qui n’avait pas appris par cœur ce qui était écrit sur le faire-part.

— Romain ! annonça fièrement Anna.

— Et il a quel âge, Romain ?

— Deux mois.

Une jeune comédienne glissa à l’oreille de Paul :

— J’en veux un comme ça.

Une fois qu’ils s’étaient acquittés du coup d’œil obligé au bébé, les gens tournaient la tête vers l’horizon, mettaient la main en visière. Ce qu’ils avaient sous les yeux les laissait bouche bée : c’était beau de tous les côtés. En dégradé de bleus, les montagnes occupaient les lointains, un lac au milieu des sapins avait la couleur du ciel, en bas dans la vallée serpentait une rivière. Leur bébé était magnifique, le cadre était divin, leur chalet superbe, ils étaient beaux, avaient plein d’amis. Ceux qui trouvèrent que ça faisait beaucoup pour les mêmes firent ce qu’il fallait pour que ça ne se sente pas.

Ils étaient tous là pour la fête de fin de tournage du film d’Anna, son premier, Case départ, encore au montage, réalisé dans un climat de ferveur mobilisatrice en moins de cinq semaines avec peu d’argent. Elle avait passé deux ans à écrire et réécrire son scénario jusqu’à ce qu’une commission lui accorde une aide financière. Ayant adoré le script, Stéphane B. était entré dans l’aventure pour un cachet dérisoire. Au lieu de faire la fête dans la foulée du clap de fin sur le lieu de tournage de la dernière scène, en l’occurrence un parking souterrain, Anna proposa le cadre montagnard du chalet familial de Paul. L’idée rencontra un accueil enthousiaste. Ils trouvèrent une date en été qui convenait à tous ou presque. Seraient malheureusement absents : le chef op, une assistante à la mise en scène et un électro.

Anna était enceinte de pas loin de huit mois au début du tournage. Elle se déplaçait sur le plateau à petits pas, les mains sur le ventre, on faisait le silence dès qu’elle voulait parler. Qu’elle fabrique un film en même temps qu’un bébé faisait d’elle une figure sacrée, l’équipe la traita en idole.

Elle accoucha après le film dans l’intimité familiale.

Le buffet avait de quoi ravir tous les palais. Les carnassiers taillaient au couteau dans le gigot, ne laissaient du poulet que la carcasse. Ceux qui ne consommaient pas d’animal mort eurent l’occasion de manger gourmand : salade de pointes d’asperges sauvages à l’huile de noisette, tourtes aux cèpes, croustilles à la framboise et miel d’acacia. Certains trouvèrent que le rosé frais allait avec tout, d’autres que les bordeaux étaient à tomber par terre. Les buveurs d’eau ne furent pas en reste. Venue du cœur de la montagne, une eau presque glacée coulait à la fontaine. Des analyses récentes lui attribuaient des propriétés bienfaisantes.

Ceux qui voulurent déjeuner sur l’herbe déchantèrent. Au désagrément des chiens qui cavalaient partout et envoyaient valdinguer les assiettes s’ajouta celui des gamins à qui il aurait été déplacé de demander d’aller jouer au ballon plus loin. Tout le monde se retrouva assis autour des grandes tables installées en U.

Romain était un bébé sage. Il se laissa regarder sans broncher par des dizaines de paires d’yeux. Il babilla à l’ombre des mélèzes pendant le café, siesta dans sa chambrette à l’abri du bruit, fut trempé dans l’eau au plus chaud de la journée. Une jeune fille venue aider à la cuisine le surveilla pendant le tournoi de ping-pong qu’Anna et Paul gagnèrent en double. Elle lui vit faire son premier sourire, n’en dit rien, laissant à sa mère la certitude d’en avoir la primauté.

Quand c’était l’heure et où qu’elle se trouve, Anna donnait le sein à son bébé sans se cacher. En artiste, elle s’était mise à nu dans son film, dévoiler un bout d’épiderme ne posait pas de problème. Les hommes présents à ce moment-là s’extasiaient sur la satisfaction qu’on lisait dans les yeux du bambin goulu accroché au téton et ne détournaient le regard qu’après avoir admiré la taille conséquente du nichon nourricier.

La joyeuse bande partit sur les chemins escarpés. Romain était de la balade. Anna resta en tête, marcha d’un bon pas pour montrer que l’accouchement n’avait pas altéré son tonus. Ils furent plusieurs à se proposer de porter le sac ventral et son petit trésor, mais Anna et Paul ne partagèrent pas le plaisir de sentir le petit être qui s’ouvrait à la vie contre leur cœur.

Arrivés au sommet, subjugués par le paysage grandiose, tout le monde fit silence. Les photos prises à ce moment-là alors que le soleil déclinait et que le ciel s’embrasait les montrèrent tous insolents de beauté.

Matelas par terre, lits de camp dans la grange, tente marabout, il avait été prévu de coucher tout le monde. On taquina ceux qui se déclarèrent obligés de partir en faisant semblant de mettre en doute la véracité des raisons évoquées. On accompagna les conducteurs nocturnes à leurs voitures.

— C’est parce que le parking est un ancien champ de blé, qu’on s’est garés en épi ? lança un rigolo.

Les lâcheurs furent couverts de baisers et ne purent s’échapper qu’après avoir promis d’être prudents et de s’arrêter sur le bas-côté dès qu’ils se sentiraient fatigués. Leurs phares éclairant la route qui s’ouvrait à eux, ils ne virent pas s’agiter la forêt de bras des gueulards fraternels et optimistes restés sur le parking, qui prédisaient que ce n’était là qu’un au revoir et que, du coup, ils se reverraient.

On enleva les broches, réalimenta le feu. Ayant pris place autour du foyer, la petite troupe ne tarda pas à faire ce que font les humains depuis la nuit des temps quand ils sont assis en rond autour d’un feu : ils chantèrent en chœur. Toutes les voix, même les fluettes, les rauques et les incertaines, s’agrégèrent pour n’en former qu’une, somptueuse, qui s’éleva dans la nuit étoilée et réchauffa les cœurs.

Stéphane B. arriva vers eux à la fin d’un gospel. Le cercle s’ouvrit, il trouva une place entre une gamine et un barbu. La guitare changeait de main, les chansons de style. Il la prit sans faire de manières quand on la lui proposa, la cala sur ses cuisses et n’eut pas à regarder le manche pour placer ses doigts. Dès le premier accord, la guitare sonna avec une ampleur jusque-là absente. Les gens furent touchés par la simplicité du comédien. Un sentiment plus complexe teinté de jalousie les effleura quand ils constatèrent qu’en plus d’être beau et bankable, Stéphane B. avait une voix magnifique et jouait de la guitare comme un dieu. Sans se concerter, ils ne mêlèrent pas leur voix à la sienne, laissant la vedette à son statut, au-dessus de la mêlée, mais seule.

L’heure avançant, on déserta le feu. Restèrent des braises dont le rougeoiement s’amenuisa. La communion vocale sous la voûte étoilée était favorable aux rapprochements. Des couples se formèrent dans les fourrés, à l’arrière des bagnoles. Moins qu’on aurait pu croire. Les étreintes furent brèves, les liaisons laissées à l’état d’esquisses, les amants ne restèrent pas enlacés. Il y avait gêne. Paul et Anna faisaient de l’ombre, ils avaient mis la barre haut. S’attoucher, se rouler des pelles, s’enfiler vite fait, ces petites manœuvres étaient dérisoires à côté de l’amour absolu qu’ils incarnaient.

À l’aube, Romain poussa de doux vagissements. Anna lui déposa un baiser sur le front avant de lui offrir son sein. Paul se mit sur un coude pour les observer. Anna avait tout d’une louve. Il ressentit quelque chose de plus fort que le bonheur. Le soleil qui se levait derrière les montagnes, le bruit de l’eau qui coulait à la fontaine, le vent qui faisait bouger les branches : Anna et le bébé faisaient partie de ce grand cirque. Une force vitale émanait d’eux, inarrêtable comme un torrent.