Romain chanta sous la douche une chanson de son cru. Il rattrapa en l’air une tartine éjectée du grille-pain dont il boucha les trous au beurre de baratte.
D’un bond, il gravit les trois marches qui menaient à l’accueil, salua le flic en uniforme derrière le comptoir, se pencha sur le ficus. De nouvelles feuilles avaient jauni. La toilette à l’eau du robinet n’était pas le bon remède. Il avait examiné les échantillons de feuilles desséchées qu’il avait prélevés. Problème identifié. C’était sous les feuilles que se planquait l’ennemi. Pas invulnérable. Il avait hâte de transmettre l’info à Margot. C’était leur ficus. Ils allaient lui redonner sa couleur du début à cette putain de plante verte !
Elle parlait avec Pergaud. Le lieutenant geignard était encore en train de se répandre. Romain attendait que ça se termine. Des tétranyques. Il dessina sur son bloc à quoi pouvaient ressembler ces bestioles minuscules. À l’œil nu on ne voyait pas comment c’était foutu. Il inventa, leur fit des petits yeux, un abdomen à anneaux.
On lui rappela qu’il devait passer dans la journée au stand de tir. Marre d’attendre Margot. Ça pouvait être maintenant. Il quitta le bureau.
— Il restait plus que toi, Romain. T’es pas pressé de gagner. On te voit pas souvent, ici. Tout le monde n’a pas les mêmes besoins. Il y en a qui arrivent à être juste moins mauvais en bossant beaucoup. Mais il y a des bons scores, cette fois-ci, un petit jeunot s’est bien démerdé.
Romain mit les lunettes de protection qu’on lui tendit, le casque antibruit, prit l’arme.
— Ce bon vieux Sig-Sauer SP 2022, fait pour toi, Romain, avec cinq balles de 9 mm dans le chargeur, comme tout le monde. À toi de jouer !
Romain tira les cinq balles à la suite, respira après, enleva le casque et les lunettes. Le gars du stand appuya sur le bouton du rameneur de cible. Il y avait une seule balle en plein centre, les quatre autres avaient troué le cercle extérieur, le moins payant, à des endroits diamétralement opposés, comme les points cardinaux.
— Putain, qu’est-ce que t’as foutu, Romain ? Arrête tes conneries ! Allez, tu recommences. J’ai pas le droit normalement. Je ne peux pas te laisser faire ça. Tout le monde sait que c’est toi le meilleur. Pourquoi tu joues au con ?
— Perdu la main. Salut !
De retour à son bureau, Romain retrouva le dessin de bestiole sur la feuille du dessus de son bloc. Il en fit une nouvelle version, lui mit cette fois des grosses mandibules, des antennes, des pattes velues. Plein de pattes. Il les recompta. Douze. Ça devait être trop. Il esquissait une bête à six pattes quand il reçut un appel urgent, nota une adresse sur sa page pleine de dessins. Il prit son flingue dans son tiroir, fit signe à son adjoint qu’ils partaient tous les deux en opération. Ivo Fonzi fit semblant de ne pas le voir, de ne pas l’entendre quand il l’appela. C’est quand Romain lui tapa sur l’épaule qu’il se retourna :
— Doucement. C’est bon, j’arrive.
Ivo Fonzi faillit écraser un clebs. Romain lui demanda de ne pas conduire comme un con, d’arrêter la sirène. Connecté à son iPod, Ivo hochait la tête sur un tempo d’enfer. Romain lui arracha l’oreillette côté passager, répéta en hurlant ce qu’il venait de lui dire. Ivo se rebiffa :
— Putain, ça va pas, Romain ! T’es malade ! Sans sirène, on arriverait dans deux plombes. Tu voulais pas qu’on se magne ?
Ils finirent le parcours sans rien se dire, mâchoire serrée et œil noir pour Ivo. Arrivés à destination, Ivo pila, se gara n’importe où. La bagnole bondit en montant sur le trottoir, recula, fit tomber comme des dominos une rangée de deux-roues.
Éviter les ascenseurs. Ronronnement du moteur, claquements de portes. Bruyants. Ils montèrent par les escaliers. Septième. Ivo se démerda pour arriver le premier, reprit son souffle avant que Romain le rejoigne. C’était une dénonciation de voisin, un classique. Trafic de drogue. Ils allaient choper des dealers. Ça sentait la petite prise. Ils sortirent les flingues, écoutèrent. Du bruit dans l’appart’. Cris et pleurs enfantins. Rien n’interdisait aux trafiquants de faire des gosses. Ils se mirent chacun d’un côté de la porte. Ivo tendit le bras pour atteindre la sonnette. Rien. Re-sonnette. Longue attente. La porte s’ouvrit, le visage d’une femme morte de trouille apparut dans l’entrebâillement :
— Oui ?
Ivo balança un grand coup d’épaule dans la porte, la chaîne de sécurité n’offrit aucune résistance. Il disparut dans l’appart’. Romain releva la femme qui avait dû se péter les os de la région sacrée ou faisait comme si. Il découvrit un tas de mômes dans le séjour, avec des doudous baveux, la morve au nez. Deux garçons se disputaient une poupée sans bras, une petite fille cul nu suçait son pouce. Ça ne ressemblait pas à l’activité annoncée. De retour dans le séjour, Ivo fit le bilan :
— Mauvaise pioche. Des sacs à merde, pas de sachets de poudre. Personne d’autre. Ou alors, ils se sont barrés en sautant du balcon.
Le gars qui avait appelé voulait dénoncer la nounou clandestine, il avait parlé de drogue pour être certain que les flics radinent. Il avait soi-disant donné son nom, son adresse. Pas la peine d’aller voir. Tout bidon.
La femme beugla en se tamponnant le nez avec un mouchoir où elle chercha désespérément des traces de sang :
— Ils sont bien nourris. Je leur fais que du frais. Je les aime tous comme mes gosses…
Par un jeu de miroirs Romain vit que derrière eux le plus grand des gamins les visait avec une kalach en plastoc jaune fluo.
Ivo Fonzi fit gueuler la sirène au retour, bigorna un pigeon, fuma une clope vitres fermées. Romain, silencieux, ouvrit de son côté.
Héroïque que de vouloir sauver un ficus. Pas un fleuron du monde végétal. Fait même pas de fleurs. Qu’on laisse crever à la première alerte. Avec Margot, ils allaient tenter d’inverser la tendance.
Il resta une plombe dans le bureau du boss qui venait de lire son rapport et s’étonnait que ne soit pas mentionnée la découverte de la crèche clandestine. Comment il avait su ? Ivo avait balancé. Romain eut droit à un recadrage en règle. C’était rendre service à personne que de laisser proliférer ce genre de lieu malsain. Trop de mômes dans un petit espace. Hygiène déplorable. Propagation des maladies infantiles. Épidémies… Et payé au black…
En fin de journée, la brigade fêta le résultat du concours annuel de meilleur tireur. Flûtes en plastique, cacahuètes, bouteilles de champ’. Romain regarda de loin. Ivo faisait le show. On n’entendait que lui, les autres riaient. Pas dur à comprendre que c’était lui, la gâchette d’or. Margot était dans la bande. Romain sortit sans avoir à passer devant eux. Il entendit qu’on se marrait dans son dos après qu’Ivo ait sorti une connerie. Ça pouvait être de sa gueule qu’on se foutait. Mais bon.
Romain poireauta à son volant devant l’entrée. Il aperçut Margot en haut des marches faire des signes à ses filles et leur père qui l’attendaient dans une grosse voiture. Il lui aurait bien dit que c’était pas perdu pour le ficus, qu’il connaissait la parade à l’attaque des tétranyques, que c’était jamais que des araignées rouges, qu’il suffisait de badigeonner deux fois par semaine le dessous des feuilles avec de l’huile de margousier, mais il garda tout pour lui.