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Séjour en roulotte chez les Moldaves ? Rafting dans les Rocheuses ? Peut-être que cet été-là, les amis d’Anna et Paul s’offrirent des vacances inédites. Aucun d’eux n’exprima le désir de passer quelques jours à la montagne dans le grand chalet du couple. Douze pièces, rien que pour papa, maman et leur petit. Il y aurait trop de vide autour de Romain, deux ans d’âge. Pas dans la nature des choses, comme un jaune d’œuf de mésange dans une coquille d’œuf d’autruche. Il fallait trouver des occupants pour les chambres libres.

Anna et Paul firent appel à « l’Été en partage ». L’association mettait en relation des enfants qui ne partaient jamais en vacances avec des familles qui avaient des facilités pour. Famille d’accueil, c’est ce qu’ils seraient.

Cheryl. 15 ans. L’aînée d’une fratrie de six. Des yeux noirs brillant comme ceux d’un furet qui vous fixe du fond d’un terrier. Tout dans le regard, le reste n’avait pas été assez doté, maigre de partout, la nature n’y avait pas mis les formes.

La rencontre avec la mère de Cheryl se fit chez eux à l’heure du thé. Ils lui décrivirent les points forts du futur séjour : air pur, balades, observation des insectes qui butinent et, les jours de chance, des marmottes à la jumelle. La maman assura que gambader dans la nature en écoutant chanter les oiseaux était tout ce dont rêvait Cheryl. Appelée pour faire tourner la maisonnée, elle les quitta très vite, les remercia pour tout avec une telle ferveur qu’ils en eurent le cœur serré, étonnés de voir à quel point faire du bien était à portée de main.

La ville où Anna avait passé son enfance était jumelée avec Riga. C’était marqué sur les panneaux routiers. Le couple se proposa de recevoir un jeune de la cité jumelle. Dossier accepté. Profiterait de l’aubaine : Dimitri. 14 ans. Un Letton pour l’été. Taillé comme un bûcheron, œil bleu délavé, peau tendre. Pas de connaissances dans la langue de l’autre. Communication verbale inexistante entre lui et eux, mais un sourire à tomber qui disait oui à tout.

Oui, pour du rab de crème de gruyère en portion avec une vache sur l’étiquette quand ils pique-niquèrent sur une aire d’autoroute. Il demanda à Cheryl de bien vouloir lui laisser tirer sur la petite languette rouge qui déshabillait d’un coup la portion. Elle le laissa faire, ne cachant pas qu’elle trouvait con qu’il en rigole.

Ils reprirent la route. Il y avait de bonnes ondes entre Romain et Dimitri. Anna dut insister pour que l’ado letton s’arrête de mouiller son petit garçon au brumisateur, le degré hygrométrique dans le siège auto dépassant le stade du rafraîchissement salutaire.

Avant d’attaquer la montée en lacets pour le chalet, ils s’arrêtèrent dans un bourg. Monta à bord, Josie, 18 ans, jeune fille au pair recrutée sur le net. Elle se pencha vers le garçonnet, lui titilla du doigt le bout du nez :

— Coucou, Romain ! Moi, c’est Josie.

Ranger leurs affaires sur les étagères, regarder ce qu’on voyait de la fenêtre et se remettre du voyage leur prit deux jours.

Débarquèrent de nouveaux arrivants. Une tribu de six, avec sacs à dos et cartons à dessin sous le bras. Là pour le stage Aquarelle. Paul pratiquait la discipline, se sentait apte à transmettre, il avait organisé l’affaire. Anna n’avait pas fait opposition à l’idée, mais elle fut ulcérée de voir qu’il n’y avait que des filles et qu’elles allaient de bien foutues à canon. Paul fit semblant de découvrir qu’il n’y avait pas la parité. Qu’il jure que la composition du groupe était le choix de l’ordi ne calma pas Anna. Elle instaura un point de règlement que Paul ne fut pas en mesure de négocier : les pisseuses ne prendraient pas les repas à leur table, n’utiliseraient pas leurs sanitaires.

Les contraintes n’altérèrent pas la joie des jeunes filles. Elles dormirent dans des tentes, cuisinèrent au feu bois, mangèrent assises en tailleur. Dans la journée, Paul leur apprenait à humecter le papier chiffon, à y déposer, du bout du pinceau, des couleurs rivalisant de délicatesse leur permettant de restituer la beauté des lointains. Le soir venu, aux stridulations des grillons elles ajoutaient leurs voix haut perchées et des notes de guitare à cordes en nylon grattées à l’ongle.

Un matin, Paul ne trouva pas le petit poste de radio qu’il écoutait en se rasant. Ce qu’il était devenu ne resta pas longtemps un mystère. Il y avait toujours de la musique dans la chambre de Cheryl. Son à fond. Anna osa lui demander de baisser, elle fut censée le faire. Communication nulle. Dans le meilleur des cas, Cheryl répondait d’un mot.

Cheryl sortit de sa tanière le jour des courses en ville. Elle fut prête avant tout le monde. Sapée court, mascara à l’excès. Ce fut la seule fois où elle laissa deviner à quoi pourrait ressembler son sourire. Avec le billet que lui donna Anna, elle se paya un bracelet brésilien et des clopes. Le soir même émanait de sa piaule une forte odeur de tabac blond. Avec son billet, Dimitri acheta un poney en peluche d’un mètre au garrot pour Romain. Anna galéra pour lui faire comprendre que l’argent était pour lui, pas pour Romain.

Le soir, Dimitri fut volontaire pour donner le bain au petit, puis pour lui mettre son pyjama, lui faire manger son petit pot, lui raconter une histoire…

Romain tendait les bras à Dimitri dès qu’il le voyait, chialait dès que c’était Josie. Elle craqua au bout de deux semaines. Paul ramena chez elle la pleureuse. Il lui paya tout le mois, lui expliqua en lui tendant un nouveau Kleenex tous les trois virages qu’elle n’y était pour rien, qu’elle avait fait du bon boulot, que les réactions de Romain ne reposaient sur rien…

C’est Anna que Paul trouva en pleurs à son retour. Barbara, la salope ! Anna avait reçu un appel d’elle, venait de raccrocher. Barbara se foutait de sa gueule. Elle avait été deuxième assistante sur son film, il y a deux ans. Anna l’avait fait bosser alors qu’elle était dans la merde. Et Barbara lui proposait un petit job pas payé sur le court-métrage d’un copain. Elle osait, la salope ! Elle avait réalisé Case départ, putain ! Un film qui avait marqué les esprits ! Oui, elle cherchait du taf dans le ciné, mais lui proposer de faire la boniche pour une équipe de branleurs !

Case départ avait été bien reçu par la critique. Articles dans des revues cinéphiles. Pas des longs papiers, mais soulignant à chaque fois la justesse de ton. Un film d’urgence et d’engagement. Pas une merde, putain ! Des salles à moitié remplies, mais ceux qui avaient aimé avaient adoré. Il était passé dans deux cinémas d’art et d’essai, trois séances par jour pendant une semaine, avait été sélectionné dans trois festivals en région, gagné un prix du Premier film de femme. Anna avait participé à des débats dans des salles de circuits militants, avait dû affronter le long silence qui suit la projection dans l’attente de la première réaction. Elle avait connu des questions cons, des bienveillantes, les émouvantes de ceux qui l’avaient comprise.

Six mois qu’on ne parlait plus de son film. Anna, la cinéaste : le rêve s’était évanoui. Elle avait donné d’elle. Était vidée. Grand bonheur, faux espoir, enthousiasme, déception, le cahot des émotions l’avait mise en miettes.

Elle avait commencé à écrire un deuxième scénario. Avait tout dit dans le premier. La perspective de pondre un objet sans substance l’arrêta.

Elle eut l’énergie de rebondir, bénéficia d’une formation. Un stage de monteuse, cinq semaines. Elle retrouva de l’intérêt pour son art. Postula dans la foulée pour du boulot. Elle téléphona à des connaissances, eut des rendez-vous. On lui fit des promesses, des sourires. Rien n’aboutit.

Paul vivait depuis des mois avec une femme paumée. Il misait sur l’été à la montagne pour la voir reprendre pied, la beauté des cimes faisait du bien à l’âme.

Journée rando pour Paul et les siens. Les aquarellistes en herbe – ne se voyant pas pratiquer la peinture à l’eau sans leur maître – optèrent pour une balade en ville, elles quittèrent le chalet au matin bien avant que démarre la petite troupe des marcheurs.

Dimitri fut partant pour porter le sac à dos avec le pique-nique et les bouteilles d’eau, il aurait bien pris Romain en plus dans un sac ventral. Paul se chargea du petit.

Dans le ciel d’azur planaient des milans. Verres filtrants haute protection pour tout le monde, écran total sur tous les nez. On n’attendait plus que Cheryl. Dimitri fit piailler Romain en lui chatouillant l’oreille avec le bout duveteux d’une herbe sèche à longue tige. La troupe piaffait. Premier contact des godasses à grosses semelles avec les cailloux du sentier. Anna partit faire grouiller Cheryl, les autres commencèrent à avancer.

Anna les rattrapa dix minutes plus tard, furieuse : Cheryl ne voulait pas venir. Pas envie de se promener.

Ils grimpèrent sans rien dire vers les sommets. Anna et Paul avaient beau connaître tous les points de vue, la beauté les frappait de plein fouet. Dimitri agrémenta le silence de lullabies lettones et de bruits ridicules qui faisaient marrer Romain. Ils hésitèrent à lui dire de la mettre en veilleuse, il amenait du vivant dans le tableau.

Casse-croûte au bord d’un lac. Dimitri connut son pic de satisfaction avec les crèmes de gruyère en exploitant le potentiel ludique de la petite languette. Il se baigna en slip. Non, pas froide ! Il ne savait pas nager. Resta au bord. Joua au sable avec Romain, avec un ballon sorti d’une touffe d’orties du bout d’un bâton. Assis à l’ombre, Anna et Paul, sourire aux lèvres, le regardèrent mener la danse.

Retour au chalet. Romain endormi, déposé dans son petit lit. Dimitri éteint, vaincu lui aussi par la fatigue. Regards dans les miroirs pour voir ce qu’avait fait le soleil à l’épiderme. Nez brûlé, lèvres craquelées.

Paul était sous la douche quand la porte de la salle d’eau s’ouvrit d’un coup. Anna était hors d’elle : il n’y avait plus tous ses bijoux dans son tiroir ! Paul calma le jeu. Elle les avait sûrement mis ailleurs. Il l’aida à chercher. Ils n’avaient pas tous disparu, il restait sa vieille montre, des colliers, deux paires de boucles d’oreille. Bilan : il manquait un bracelet et une bague. Pas n’importe quelle bague, la bague de famille, que les mères se repassaient, l’anneau sacré !

Ils n’abandonnèrent pas les recherches, ne trouvèrent pas les objets précieux mais découvrirent qu’il manquait 80 euros dans le sac d’Anna. Tirés en ville la veille au distributeur. Quatre billets de 20.

Les filles du stage Aquarelle revinrent au chalet à la tombée de la nuit. Leurs éclats de rire et leurs chants entonnés en chœur mirent à mal les nerfs d’Anna. C’était trop pour elle. Son oreiller sous le bras, elle alla à l’autre bout du chalet chercher une chambre où l’on n’entendait pas les brailleuses. Paul resta regarder les filles assises autour du feu de bois. La lumière dorée vacillait sur leurs visages. Il eut un faible pour la fille au short effrangé qui tenait sa guitare entre ses jambes, cuisses écartées. Leur chant lui fit l’effet d’un baume, il sentit comme une tiédeur rayonner en lui.

Après deux jours de flottement, ils se décidèrent à faire ce qui leur répugnait : fouiller la chambre de Cheryl. Ils retrouvèrent les quatre billets glissés derrière une plinthe, pas les bijoux. Cheryl nia les avoir volés. Le ton se durcit, Anna lui hurla dessus, Paul se retint de la secouer. Elle tint l’ennemi à distance de son seul regard noir. Se mura dans le silence.

Ils la laissèrent trois jours comme ça, espérant la voir craquer. Il n’en fut rien. Elle ne bougea plus de sa chambre.

Ils reprirent contact avec l’Été en partage. Fut décidé le renvoi dans ses foyers. Paul l’emmena au train.

À son retour, les filles du stage Aquarelle n’étaient plus là, Anna leur avait demandé de déguerpir. Il retrouva des traces colorées sur le sol, là où elles avaient vidé le godet à eau dans lequel elles avaient rincé leurs pinceaux.

La fin du séjour ne vit pas le couple gagner en cohésion. Anna continua la recherche toute seule. Elle ne se remettait pas de la perte de la bague. Elle déplaça les meubles dans la chambre de Cheryl pour voir derrière. La grosse armoire lui donna du fil à retordre. Elle scruta les rainures du parquet, gratta dans les trous. Cheryl avait pu se débarrasser des bijoux en les balançant par la fenêtre. Elle passa au peigne fin une zone herbeuse où ils auraient pu atterrir. En la voyant à quatre pattes le nez à ras du gazon, Dimitri se retint de faire meuh !

Que le petit poste de radio retrouve sa place, qu’il puisse se raser en écoutant les nouvelles du monde ne mit pas Paul en joie plus que ça. Plombé par l’idée qu’ils avaient été volés par la gamine à qui ils avaient tendu la main.

Restait le tandem Dimitri/Romain. Plein de vitalité. Un si fort attachement entre un grand couillon de 14 ans et un petit môme de 24 mois n’était pas courant.