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Paul affleura la pédale d’accélérateur et le rugissement guttural alla crescendo sans rien perdre de son velouté. S’asseoir dans un bolide de la grande marque italienne, il n’aurait jamais cru ça possible. Depuis une demi-heure que durait l’essai en ville, il gardait le même sourire béat accroché aux lèvres. Le vendeur savait l’effet que ça faisait de parader cheveux au vent dans la voiture rouge. Il avait très tôt donné du monsieur Delvès à son client, il en était à cher monsieur Delvès. Sur un tronçon dégagé, Paul mit le turbo et fut plaqué au baquet. Emballement du rythme cardiaque, sensation de chaleur, le plaisir lui traversa le corps de la plante des pieds aux lobes pariétaux du cerveau.

Le cher monsieur Delvès venait pour la troisième fois. L’affaire était bien engagée, il n’avait pas tiqué sur le prix. On s’approchait à grands pas du moment où il allait s’asseoir dans un fauteuil en nubuck du salon prestige, signer le bon de commande et boire sa coupette.

Contre toute attente, Paul Delvès demanda un temps de réflexion, prit conscience de son égarement et renonça à l’achat. Il était le dernier des Delvès, eut honte d’avoir failli succomber à la tentation de puiser dans la fortune familiale à des fins de jouissance égoïste. Honte d’avoir des facilités à oublier son deuil. Même s’il avait toujours vécu à l’écart des siens, leur disparition le confrontait au vide. Paul, déboussolé, naviguait à vue.

Pas de voiture rouge, pas de bolide transalpin. Il était revenu à la raison, resterait l’homme discret qu’il avait toujours été. Un 4x4 bleu nuit d’une marque moins dans le mythe assurerait ses déplacements.

Deux jours plus tard, Paul prenait le volant de l’engin, direction la montagne. À l’arrière, Romain, 6 ans, occupait le siège du milieu, mains posées de chaque côté, comme un prince pas encore prêt à régner assis sur un trône trop grand.

Anna et Paul s’étaient séparés. C’était tout frais, datait d’un mois. L’enfant ? La garde alternée était la moins pire des mauvaises solutions ? L’erreur à ne pas commettre ? Pas de discussions interminables sur le sujet, pas de bataille d’avocats, Anna disparut de la circulation sans crier gare. Et pas le moindre message apportant la preuve qu’elle était vivante.

Un mois que Romain vivait sans sa mère. Après les pleurs des premiers jours s’était installé le silence. Plus que muet, comme anesthésié.

— Ça va ? lui demanda son père que l’inadéquation entre le potentiel de sa grosse cylindrée et le panneau 130 énervait.

Le son émis bouche fermée par Romain tint du oui. Réponse semblable aux questions posées la veille : Tu as envie qu’on aille à la montagne, Romain ? qu’on passe l’été au chalet ?

Paul réservait une surprise à son fils. À mi-trajet, ils quittèrent l’autoroute pour des routes de campagne qui serpentaient au milieu des vallons, longeaient des rivières. Il prenait un risque. Il n’était pas sûr de la réaction de Romain. Lui faire plaisir tenait du casse-tête.

Après la traversée d’un village aux toits d’ardoise, un passage sur un pont en dos d’âne à voie unique, ils aperçurent une ruine au sommet d’une colline :

— Tu as vu le château, Romain ?

Ils laissèrent la voiture au parking, empruntèrent un chemin de terre qui les rapprocha de ce qu’ils avaient vu de loin. Ça avait été un château fort. Il manquait des pans aux murs d’enceinte, des têtes aux tours, des meneaux aux ouvertures. On ne voyait plus les douves, on imaginait ce qu’aurait été le donjon. Mais le ramassis de vieilles pierres était rempli de vie, habité par une humanité juvénile organisée comme des fourmis. Garçons et filles autour de 20 ans, souriants, à dents blanches, épiderme rosi au soleil. Baggy kaki ou jean coupé au genou, torse nu et casquette à l’envers pour les mecs. Short effrangé, débardeurs à fines bretelles ou juste soutif de maillot de bain pour les filles.

Pas d’inactifs. Les costauds empilaient les grosses pierres, les petites mains mettaient le ciment entre. Truelle, pelle, pioche, chacun avait un manche à sa mesure. Pas de bruit de moteur, on faisait comme avant, tout avec ses bras. Un petit brun qui poussait une brouette dit à une grande blonde avec un seau qu’elle avait de beaux yeux. La langue maternelle de l’un n’étant pas d’usage chez l’autre, il eut recours au mime pour faire passer le message.

Ils avaient déboulé de partout pour remettre debout la bâtisse. C’est pour ça que Paul était là. Il scrutait la foule quand un cri retentit : « Romain ! » Un colosse blond au sourire radieux dévala une échelle, fila droit sur les intrus, prit Romain dans ses bras, le souleva, le serra à l’étouffer. « Romain ! »

Les effusions avec Paul furent plus sobres :

— Paul !

— Dimitri !

Anna et Paul avaient accueilli Dimitri au chalet, quatre ans plus tôt. La relation fusionnelle entre l’ado letton et Romain, malgré les douze ans de différence d’âge, avait marqué les esprits.

Un message récent de Dimitri disait qu’il viendrait en France l’été, participerait à un chantier de jeunesse international voué à la restauration de bâtiments anciens.

Dimitri s’accorda une pause. Ils purent quitter le chantier. Dimitri s’enthousiasma pour le 4x4 rutilant, fut sensible au moelleux des sièges, au silence qui régnait dans l’habitacle. Sans faire des kilomètres ils trouvèrent un coin tranquille au bord d’une rivière.

Dimitri bondit dans la prairie comme un cabri, sauta dans l’eau jambes repliées pour mieux éclabousser. Romain suivit à petits pas, se mouilla le bout du pied et trouva ça froid. Ils essayèrent de faire décoller un cerf-volant en forme d’aigle que Paul avait acheté pour les vacances. Le manque de vent écourta la séquence.

Dimitri coupa une branche de noisetier au canif, ils en firent un javelot, enchaînèrent les lancers. Romain améliora ses performances sous les hourras du fougueux Letton. Dimitri lui apprit à attraper un papillon posé sur une fleur sans lui dépoudrer les ailes, à imiter le cri de la chouette en soufflant entre les pouces de ses mains jointes. Romain ne chopa pas de papillon. On était loin de la chouette. C’était un début. Il y arriverait.

Sur la route à nouveau. Ils seraient ce soir au chalet.

De temps en temps Paul regardait Romain dans le rétro. Il avait repris vie grâce à un presque inconnu de 18 ans qui parlait une langue slave. Il en sourit malgré le chagrin que ça lui faisait d’être son père et de ne rien pouvoir faire qui allait dans ce sens.

Romain retrouve Dimitri. Ce fut une bonne surprise.

Pendant le voyage, il avait eu le temps d’expliquer à Romain que maintenant il y aurait une piscine au chalet, qu’il pourrait apprendre à nager, s’amuser. Il n’avait pas cru bon de mentionner la taille du bassin, immense, et qu’il avait confié à un architecte audacieux la conception du bâtiment. Dans le cahier des charges : utilisation du lieu été comme hiver, communion avec la nature, exigence que le nageur puisse évoluer sans rien perdre de la vue exceptionnelle que l’on avait sur la chaîne de montagnes environnantes.

Paul avait suivi de son ordi l’évolution de la construction de la piscine. L’architecte lui faisait des comptes rendus quotidiens, photos jointes. Mais à la fin du voyage, après le dernier virage, quand il eut le bâtiment de verre dans son champ de vision, il resta bouche bée. Jeu de transparence, reflet des lumières au soleil couchant, c’était époustouflant de beauté.

Des engins avaient creusé le rocher, aplani le terrain et la piscine avait trouvé sa place à côté du chalet.

Paul s’était senti coupable d’avoir failli craquer pour un bolide transalpin, il assumait les dépenses somptuaires engagées dans ce projet…

La première semaine, trois jeunes filles vinrent mettre de la vie au chalet. Paul et Romain allèrent en chercher deux à la gare, la troisième arriva dans sa petite voiture. Elles étaient déjà venues, leur stage Aquarelle avait été malencontreusement écourté. Dans un message récent, Paul leur proposait de reprendre leur apprentissage, frais de séjour et cours d’aquarelle leur seraient offerts. Elles eurent l’embarras du choix dans les chambres, une dizaine était libre. Elles testèrent les matelas en appuyant dessus avec la main et déballèrent leur sac à dos.

Romain les vit peu le pinceau à la main. « Juste de la couleur et de l’eau, c’est l’enjeu de l’aquarelle. » Paul eut beau rappeler les bases, montrer comment travailler un ciel, rendre présent un premier plan, la motivation de ses disciples s’avéra volatile. Une fille trouva plus son style en faisant la cuisine qu’en mélangeant le bleu et le jaune pour faire du vert. Elle fit des salades et garnit des tartes avec des plantes sauvages ramenées de promenades, confectionna des cocktails inédits de jus de légumes, inventa des saveurs.

Une fille apprit à Romain à jouer aux petits chevaux. Elle donna de son temps à l’enfant sans compter. Elle s’appelait Zoé. Zoé et Romain jouent aux petits chevaux devint un rite.

Les filles laissèrent de côté leur carnet de dessin, fermées leurs boîtes d’aquarelle, n’avancèrent pas dans la lecture des romans posés à côté d’elles, déplacés de chaise longue en canapé. Elles s’éloignèrent de moins en moins de la piscine, alternèrent natation et bains de soleil. Une des filles pratiqua ces activités seins nus, tenue adoptée dans la foulée par les deux autres.

Les seins des filles. À cette occasion, Romain en apprit un peu plus sur le sujet. N’étant pas esclave à 6 ans de ses pulsions sexuelles, il fit des remarques objectives. Les seins n’étaient pas tous pareils. Ils changeaient à chaque fille et ne ressemblaient pas à ce dont ils avaient l’air, planqués sous les habits. Il y en avait des petits, collés à la cage thoracique comme deux demi-citrons, des plus gros, allant vers le bas, qui changeaient de modelé quand la fille croisait les bras dessous. Les bouts pouvaient être bien centrés comme des boutons de sonnette ou faire penser à des fraises.

Romain aimait se promener dans le chalet. Entre les différents niveaux, les escaliers dérobés, il y avait de quoi se paumer. Il poussa des portes, remarqua des anomalies dans l’attribution des chambres. Celle de Zoé semblait ne jamais avoir été occupée, le lit ne pas avoir été défait. Dans la chambre de son père, il ne comprit pas ce que faisaient là des petites culottes roses et une trousse de toilette avec du gloss.

Ils retournèrent à la gare. Deux filles qui avaient le projet d’aller voir ailleurs les quittèrent. Elles remontèrent leurs lunettes de soleil sur le crâne pour ne pas blesser Romain quand elles lui firent des bises. Il vit leurs mains s’agiter longtemps à la fenêtre du train qui disparut au bout du quai.

Ils se retrouvèrent en trio au chalet. Le bord du bassin resta le lieu favori de Paul et Zoé. Ils firent des longueurs, les lézards. Seins nus sans les copines ? Zoé ne se posa pas la question, sous l’effet des UV sa poitrine vira pain d’épices.

Se réveilla chez elle son besoin de s’exprimer. Elle tailla ses crayons, ressortit les pinceaux. Pas d’études de nuages, de dessins de fleurs, elle aborda l’art du portrait. L’exercice répété renforça le lien entre l’artiste et Paul, son modèle. Romain surprit la main de son père se poser sur l’épaule de Zoé. Une autre fois, leurs joues se frôlèrent. Quand, par une porte entrouverte, il les vit s’embrasser à pleine bouche, il coupa toute relation avec la jeune femme. Pas de bisou d’elle le matin au réveil et les petits chevaux restèrent au paddock. C’était gravé, son père ne devait pas aller dans des bras étrangers, Romain avait ça en tête et, à 6 ans, pas l’âge de se questionner sur le pourquoi du diktat.

Romain fit la gueule à son père, fuit Zoé, passa les journées seul.

Un jour, il se réfugia dans un débarras au dernier étage du chalet. Une lucarne donnait côté piscine. Lorsqu’il montait sur une malle en osier et se mettait sur la pointe des pieds, il voyait à travers les parois de verre une grande partie de ce qu’il s’y passait.

Son père et Zoé faisaient les fous dans la flotte. Elle l’éclaboussa en tapant des mains à la surface. Il essaya de lui mettre la tête sous l’eau, elle se dégagea. Ils se poursuivirent en nageant sur la longueur du bassin. Elle arriva la première. Ils se hissèrent sur le bord d’une traction de bras. Horreur ! ils étaient nus. Romain se remit pieds à plat, suffisant pour échapper au spectacle. Il resta deux minutes sans bouger avant de se hausser à nouveau sur les pointes. Cette fois, ils étaient enlacés, bouche contre bouche, les mains de son père empoignant les fesses de Zoé. Il suffoqua, descendit de son perchoir, s’assit sur une pile de bouquins.

Il n’eut pas le temps de retrouver son calme, le silence fut troublé par un bruit de voiture qui s’approchait du chalet. Des portières claquèrent. Il entendit des voix, soudain un coup de feu retentit. Il bondit sur son perchoir, s’accrocha au rebord de la lucarne. La première chose qu’il vit fut son père, à moitié écroulé dans le petit bain, du sang dégoulinant de sa poitrine. Il poussa un cri, lâcha sa prise, se laissa tomber, rampa sous un tas de vieilles couvertures, y resta, tremblant comme une feuille.

Romain entendit des portières claquer, une voiture s’éloigner. Puis une autre voiture démarrer et s’en aller. Après un long silence, des chants d’oiseaux et, tout près, une souris grignoter du carton.

Deux heures plus tard, les gendarmes découvrirent le corps de Paul Delvès. Ils avaient aussi été prévenus de la présence d’un gosse, ne le trouvèrent pas.

Ils avaient passé le chalet et ses alentours au peigne fin. Le capitaine faillit renoncer. Il ordonna une dernière fouille. Dans le débarras qu’ils avaient visité plusieurs fois, ils dénichèrent sous de vieilles couvertures un enfant qui ne voulut pas sortir de son trou.