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Romain ne traîna pas une fois son achat en poche. Il avait trouvé le cordon adapté au mobile d’Ivo. Afin d’être vu traînant la patte, il utilisait ses béquilles pour les sorties en ville. Il s’en débarrassa aussitôt la porte fermée, mit la batterie en charge. Il avait une idée sur ce qui pourrait être resté en mémoire dans le portable. Il y avait une chance pour qu’Ivo ait échangé des messages avec son indic. Ses coordonnées devaient être stockées quelque part. L’indic n’avait peut-être pas tout dit. Ce qu’il savait encore pourrait aider Romain à retrouver les commanditaires du carambolage meurtrier. Une fois les assassins identifiés, ce serait à lui de se lancer.

Le portable rechargé, il n’appuya pas sur Photos de peur que la gueule d’Ivo lui saute à la gorge, ne chercha pas dans Contacts parce qu’on affiche pas ostensiblement les coordonnées de ce genre de mec louche. C’est dans les messages écrits qu’il fit son marché. Il fallait lire entre les lignes, flairer le non-dit. Derrière une phrase sibylline pouvait se cacher une manœuvre secrète. Il appuya sur la touche Rappeler à la suite d’un message où il était question de quelque chose à apporter dans un lieu non révélé. Raté. Il tomba sur le voisin de palier d’Ivo, pas sur son indic. Au fil des heures, il put vérifier qu’aucun des correspondants d’Ivo n’était celui qu’il cherchait.

Mais en restait un qui ne répondait pas à ses appels. Sa dernière chance. Il lui laissa un message où il était question d’une grosse somme d’argent offerte en échange d’un service.

La pluie fine qui tombait sur la pelouse coupée sur les bords au ciseau giclait d’un jet d’eau que la femme tenait comme la canne en bambou d’un pêcheur patient. Ses pieds nus épousaient à merveille la portion de planète bleue qui lui était impartie. Margot reconnut la fille de la photo. En plus belle. Les années ne lui avaient voulu que du bien. Ça sentait la terre mouillée, le soleil jouait dans les feuillages. Tout concourait au paisible, on ne voyait pas ce qu’il pourrait arriver pour que ça change.

Margot lui fit signe, se présenta sans omettre de dire qu’elle était flic, lui demanda si elle était bien Zoé Gardel. Elle confirma. C’est quand elle expliqua qu’elle enquêtait sur le meurtre de Paul Delvès que Zoé blêmit. Margot la rassura, elle n’était pas soupçonnée mais, en tant que témoin, tout ce dont elle pourrait se rappeler serait précieux. Pas soupçonnée de meurtre fut insuffisant pour que Zoé Gardel retrouve sa sérénité.

Un tilleul faisait de l’ombre à la table de jardin, les chaises étaient mises autour, un coussin en kapok donnait du moelleux à l’assise. Margot aurait bien bu frais une boisson au houblon, mais elle ne put pas dire non au Lapsang Souchong que lui servit Zoé. Il fallut laisser chanter les oiseaux, en boire du thé avant qu’elle commence son histoire. Zoé décrivit le cadre grandiose au milieu des montagnes, ce qu’il s’y passa : le stage Aquarelle écourté, son retour, l’année suivante, les activités autour de la piscine, son histoire avec Paul. Arrivée au moment du drame, elle marqua un arrêt. La suite allait être une torture. Margot ne l’accabla pas d’un regard insistant.

— Nous étions longtemps restés dans l’eau. Au moment de sortir, nous avons entendu des portières claquer et nous nous sommes retrouvés face à une jeune femme, la vingtaine, accompagnée de deux hommes. Nous étions nus, Paul et moi. Elle, habillée en noir, les hommes, en jeans et blouson. Leurs regards n’avaient rien d’amical. Tout s’est passé entre elle et Paul. La jeune femme a pris la parole, c’était elle qui commandait, ses deux comparses sont restés muets jusqu’au bout. Elle a fait allusion à un épisode ancien, elle était au chalet en même temps que le couple Delvès, une histoire entre elle et Paul aurait mal tourné. Elle lui a rappelé son prénom, Naomie, quelque chose comme ça. Elle lui reprocha de l’avoir maltraitée, jetée comme une moins que rien, prise de haut. Paul, tout nu face au trio menaçant, a eu le courage de contre-attaquer. Il lui a dit de ne pas inverser les rôles, que c’était elle qui avait fait des conneries, que c’était une affaire réglée. Il voulait qu’elle le laisse tranquille, qu’elle foute le camp. C’est à ce moment-là que la fille a sorti son arme et a tiré sur Paul. Une seule balle. Puis, elle s’est retournée vers moi, a pris le temps de me scruter de haut en bas. Elle a fait des compliments déplacés sur mes jambes, mes seins, m’a laissée en vie à condition que je disparaisse, que je n’aie jamais l’idée de parler aux flics. Puis elle a tourné les talons, direction le parking, s’est ravisée, est allée prendre un pot de fleurs dans une vasque en bordure de la terrasse, est revenue vers la piscine et l’a balancé vers le mort comme on jette une rose sur un cercueil. Cela a fait un grand plouf. Puis les portières ont claqué et ils sont partis.

Je me suis écroulée, suis restée prostrée, à genoux, sans me tourner du côté du cadavre. Un quart d’heure plus tard, je suis repartie vers le chalet, chancelante, me suis habillée, j’ai rassemblé toutes mes affaires en faisant attention de ne rien oublier. Je suis montée dans ma voiture et j’ai démarré, tremblante de frayeur.

Non, je n’avais pas oublié l’existence de Romain. Je ne savais pas où il était. Il était apparu pendant le repas, vite reparti avec des choses à manger dans une assiette. Il devait être caché dans un coin, le chalet est immense. Je ne souhaitais qu’une chose, qu’il reste terré quelque part, qu’il n’ait pas vu son père se faire tuer. Partir à sa recherche, le prendre avec moi ? C’était le sortir de l’ombre. La tueuse ignorait son existence, il fallait que ça reste comme ça. Elle pouvait ne pas être partie loin, me surveiller à la jumelle, m’attendre plus bas dans les lacets. Avoir Romain avec moi, c’était risquer de le jeter dans les bras de l’assassin de son père. Voilà pourquoi je suis partie comme une voleuse. Je me suis arrêtée plus loin dans la vallée. J’ai prévenu la gendarmerie d’une cabine dont j’ai surveillé les alentours avant de l’utiliser. J’ai expliqué où était le chalet, parlé du meurtre, d’un môme de 6 ans resté caché quelque part, j’ai raccroché avant qu’ils me demandent qui j’étais. Et je suis partie. Le lendemain, j’appris par les journaux que le gamin avait été retrouvé sain et sauf.

Je suis loin de pouvoir dire que l’histoire s’arrête là. La fille qui surgit, le dialogue hargneux, Paul abattu : vingt-cinq ans que la scène me hante, que j’entends le coup de feu. Et avoir fait preuve de tant de lâcheté m’accable. On ne se débarrasse pas comme ça du sentiment de honte. J’ai été lâche de ne pas aller chercher Romain, de ne pas le serrer dans mes bras. Lâche de ne pas lui dire que son père était mort. Lâche de ne pas me rendre chez les flics, de ne pas les avoir aidés à coincer la tueuse par peur de ses menaces…

Après un grand silence Zoé fit une dernière remarque :

— Tout à l’heure, j’ai dit Naomie comme j’aurais dit Gloria ou Peggy. Je ne me souviens pas du prénom. Une certitude, il sonnait américain.

Margot, qui récupérait ses filles dans la soirée, dut partir. Elle laissa Zoé Gardel défaite. Ça n’empêcha pas le ciel de virer au rose, les martinets de le sillonner en poussant des cris stridents.

Ça avançait, cette fois. Margot avait la scène de meurtre avec le dialogue qui allait avec.

Romain reçut l’appel qu’il attendait sur le mobile d’Ivo. La sonnerie qu’il entendit pour la première fois, des rifs de guitares saturés, le mit sur les nerfs. La communication dura moins d’une minute : une voix masculine lui demanda de confirmer la somme proposée, de préciser le service demandé. Après un silence, l’homme lui donna une adresse, une heure, et raccrocha. Il était encore sous le coup de l’émotion quand Margot l’appela, excitée. Il avait la tête ailleurs, mit trois secondes pour être dans le coup :

— C’est une femme qui a tué ton père. C’est sûr, pas une vague idée. Une jeune femme, autour de vingt ans au moment du drame. J’ai retrouvé Zoé. Elle n’avait rien oublié de la scène. La tueuse était mince, brune, nerveuse. Avec un prénom qui sonne américain. On sait aussi qu’elle était déjà venue au chalet, qu’elle avait eu des problèmes avec ton père. Pas mal de choses qui devraient permettre de retrouver sa trace. Une fille dans ce genre-là, tu aurais une idée ?

Elle lui demanda de ne pas répondre tout de suite de peur qu’il dise non trop vite, le rappela deux heures plus tard, nerveuse.

— Alors ?

Romain avait eu le temps de réfléchir, il n’avait pensé à personne. Il avait 6 ans au moment du meurtre, aucun souvenir de femme au prénom américain. Margot, qui avait la nette impression que Romain ne faisait pas tout ce qu’il pouvait, se retint de lui raccrocher au nez.

Romain était en nage. Plus d’une heure qu’il s’agitait comme un beau diable, passant d’appareil en appareil, faisant des tractions à une barre, des ciseaux de jambes à ras du tapis. L’assise du développeur dorsal, assouplie par la chaleur des fessiers en action, ne couinait plus. Son prochain achat serait un sac de frappe, il se sentait le besoin de cogner, de faire mal à des gens avec ses poings. Il s’imagina enchaîner une série de gauches/droites, fit le bruit correspondant avec sa bouche, termina par un direct du droit à faire péter un foie ennemi. Puis il sauta sur le tapis de course qu’il régla sur une petite vitesse pour commencer. Il n’avait plus mal aux jambes. Bientôt de l’histoire ancienne.

Il avait atteint son rythme de croisière, en petites foulées, quand lui revint la demande de Margot. Une fille de vingt ans au prénom américain… Il avait envie de lui faire plaisir, de trouver quelque chose à lui dire, se creusa la tête, eut une idée. Il stoppa la machine, la sueur lui dégoulinait dans les yeux, il s’essuya avant de tapoter sur son smartphone.

Alors que Clem lui récitait un poème de son cru avant d’aller se coucher, Margot reçut un message de Romain qu’elle prit soin de lire sans être vue de la poétesse : Quelqu’un pourrait avoir une idée : ma mère.