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Romain s’étonna de la solidité des coutures du sac de frappe qui avait encaissé une série de pains à tuer un bœuf. Après, il enchaîna sur du foncier. Renforcement en douceur de la masse musculaire. Priorité à la tonicité, gonflette bannie. La fibre reste étirée, le muscle fuselé. Il but de l’eau à grandes goulées après chaque séquence. Vida la bouteille. La vue des montagnes qu’il y avait sur l’étiquette lui donnait des ailes. Il fit beaucoup pipi, urina clair. Le cardio. Corde à sauter. Mouvement imperceptible du poignet, écart avec le sol juste ce qu’il faut pour que la corde passe sous la semelle. En sueur. Douche. Une fois rhabillé, il fut pris d’une envie irrépressible de se colleter à nouveau avec son sac de frappe. Il se rua, cogna, donna tout.

En nage, il dut reprendre une douche, changea de linge, serait en retard.

Margot en avait marre d’attendre. Elle n’aimait pas ce bar. C’était l’heure où les solitaires remettaient à plus tard le retour au gîte en faisant durer leurs derniers verres les yeux tournés vers un écran géant branché sur une chaîne d’info.

Elle s’était pointée morose. L’enquête sur le meurtre de Paul Delvès ne s’emballait pas. Il y avait comme une lassitude. Elle ne le montrerait pas, irait jusqu’au bout. Baisse momentanée de régime.

Voir arriver Romain se traînant sur ses béquilles n’arrangea pas le climat. Quand ferait-il l’effort d’essayer de marcher sans ? Tout devait être ressoudé, depuis le temps. Les morceaux ne s’étaient peut-être pas remis bord à bord, mais le degré de dégradation initial justifiait l’à-peu-près. Elle se retenait de shooter dans une de ses cannes pour voir s’il y mettrait du sien pour ne pas se vautrer. Il n’avait pas l’air pressé de savoir ce que lui avait dit Zoé Gardel. Le témoignage était pourtant décisif, elle avait eu la tueuse sous le nez. Margot lui parlerait aussi de Jessica Fontaine, actrice dans le film de sa mère, un semblant de piste.

Une fois à sa table, Romain, s’excusa de devoir aller aux toilettes. Margot le regarda s’éloigner, fut étonnée de le voir presque baraqué, il remplissait bien sa chemise, n’avait pas un poil de bide. Pas mal de dos, une plaie quand on l’avait en face. Présence floue, liaison avec lui toujours incertaine. C’est parce qu’elle était flic que son regard glissait sur elle ? Merde, elle était une femme ! Il y avait moyen d’en tenir compte… Pas si mal, en plus. Elle serait affublée d’une disgrâce, elle aurait subi une ablation, mais non ! D’une certaine beauté, à mieux y regarder. Avec des atouts pas négligeables.

Pas des seins en vitrine prêts à sauter du décolleté, mais difficile de ne pas voir leur galbe en saillie sous son polo moulant. Elle ne demandait pas qu’il les mate comme un dégueulasse, il aurait droit alors à une bordée d’injures ! Qu’il les frôle du regard plutôt, en essayant de ne pas être vu, que ça crée chez lui un léger bouleversement, que sa respiration s’accélère, que ça le fasse parler plus vite, que ça lui donne envie de dire des trucs drôles, de raconter des souvenirs d’enfance…

Et il fallait être con pour se cantonner à ses nichons, elle était tout entière femme. On lui avait déjà dit qu’elle avait de belles fesses, une cambrure d’enfer. Elle avait une bouche comme il faut, pas un four, avec des lèvres bien ourlées, une langue tout à l’ouvrage quand elle roulait des pelles, joueuse. Elle ne demandait pas que ça lui chauffe le sang, juste qu’il ait une lumière dans l’œil en la regardant !

Romain sortit des toilettes. Il avait encore pissé clair. L’eau de source n’avait fait qu’un court séjour dans les méandres de son corps, comme le torrent qui ne fait que passer entre les rochers. Son regard ne s’arrêta pas à Margot, alla sur le mur d’en face, droit à l’écran plasma. Margot se retourna pour voir ce qu’il avait encore trouvé pour l’éviter. Des visages défilaient à l’écran, face/profil, issus du fichier des flics.

Nuit sanglante. Cinq individus ont été tués par balles. Il s’agit d’un règlement de comptes entre deux bandes rivales sur fond de trafic de drogue. Le mode opératoire est celui du grand banditisme, pas de la petite délinquance…

— Pas dur de deviner à leurs gueules qu’ils allaient faire les cons, dit un mec accroché à son verre.

Romain se retint de signaler que deux photos de la télé n’étaient plus d’actualité, qu’un des hommes, depuis, s’était rasé le crâne, qu’un autre s’était laissé pousser la moustache.

Cinq morts. Romain n’en avait tué que deux. Suffisant pour mettre le feu aux poudres. Le clan qui avait subi des dégâts s’était cru attaqué par une bande rivale et s’était fait justice dans la nuit en en butant trois.

— Heureusement que de temps en temps, ils font le boulot pour nous, dit Margot. Pas bon pour la réputation des flics. Pour le grand public, on n’empêche pas les dealers de proliférer, et pour en faire diminuer le nombre, on n’est pas les plus efficaces…

Une discrète vibration indiqua à Romain qu’il avait reçu un message. Il profita du speech de Margot pour le lire, le regard en coin. C’était Gibson. Alerte rouge ! Il s’était fait surprendre, s’était cavalé, planqué, demandait de l’aide !

Margot regarda partir Romain, virtuose sur ses béquilles. Il allait plus vite en se barrant qu’en arrivant. Il avait été tellement peu présent qu’elle ne vécut pas son départ comme un déchirement. Ça confirmait que ce mec était un fuyard, un rien pleutre.

On pouvait se demander pourquoi la lumière qui émanait de la ville la nuit tirait sur le moutarde et virait au mauve au bord du halo, pas Romain. Indifférent à la singularité chromatique, il trottinait entre les tas de gravats et les piles de tubes pour échafaudage en évitant de mettre le pied dans des trous. Il tenta de cavaler dans une zone qu’il crut sans obstacle, se cogna à un tas de planches avant d’avoir fait trois foulées, se retint de crier, se massa l’épaule qui avait pris le coup.

Quand il passait dans une zone d’ombre, il s’arrêtait, laissait à l’œil le temps de s’habituer au noir. Il crut entendre parler, se jeta à terre, rampa, se blottit derrière des parpaings. Plus rien. Juste des bruits de pas. Il ne les voyait pas d’où il était. Est-ce qu’il arrivait trop tard ? Les truands avaient repéré Gibson ? Lui avaient fait la peau ? Il était trop tendre dans le métier, le boulot n’était pas dans ses cordes. Romain n’était pas repassé chez lui prendre le Beretta, avait rappliqué le plus vite possible. Mains nues face à des mecs armés, l’issue était connue.

Les gars étaient toujours dans le secteur. Il les entendit à nouveau parler, tendit l’oreille. Quelque chose n’allait pas dans les voix, elles sonnaient juvéniles. Il risqua un œil hors de sa planque. Des jeunes mecs piquaient du matériel de chantier, plaques isolantes, sacs d’enduit. Quand Romain sortit de l’ombre, ils détalèrent en laissant tomber ce qu’ils avaient dans les mains.

Il arriva dans une partie du chantier où la construction avait démarré sur une demi-douzaine d’étages. N’existait que la carcasse. Il évolua pas à pas le long des murs, une main ne quittant pas la paroi, devinant du pied ce qu’il risquait de heurter. Des échelles métalliques permettaient de monter aux étages. Il regarda plutôt vers le bas. Peu de lumière pénétrait dans l’ébauche de bâtiment. Il était proche de l’endroit indiqué dans le message, devrait entendre Gibson se manifester. Le silence n’augurait rien de bon. Il se démenait pour venger Ivo, ce n’était pas pour sacrifier Gibson.

Il s’engagea sur un plan incliné en planches qui fléchit sous son poids, arriva à un palier, continua la descente sur deux niveaux avant de retrouver le sol bétonné, au fond du trou. Il appela doucement, écouta, se tourna d’un autre côté, éleva la voix. Rien. Il eut peur de ce qu’il allait découvrir. Il avança à tâtons, crut distinguer une silhouette par terre. Le gisant, entre les sacs de ciment, c’était Gibson.