Margot était encore loin de l’océan mais elle mit le nez à la fenêtre espérant trouver dans le fond de l’air les prémices d’une brise marine. Le voyage était interminable, elle l’aurait bien fait avec quelqu’un. Pour se partager le volant. Pas seulement. Ils ne seraient pas trop de deux face à Jeanne Trerguer au cas où lui resterait quelque chose de son instinct de tueuse.
Romain Delvès aurait pu faire l’affaire. Pas si mal, bien foutu. Mais éternel boiteux, jamais vraiment là, une moitié de mec. C’était le meurtrier de son père qu’elle recherchait, il pourrait ne pas y être indifférent. Il n’avait rien demandé non plus, c’était elle toute seule qui s’était imposé la mission…
Elle alla s’accroupir derrière un buisson d’ajoncs sans se frotter aux piquants, se mit dos au vent pour ne pas faire pipi sur ses godasses. Au loin, l’océan moutonnait, au-dessus, les mouettes mataient.
Elle dut essuyer ses chaussures avant de remonter en voiture. Le vent avait tourné. Les mouettes riaient. Encore trois bornes et elle était à Mobecq.
Il y avait tout ce qu’il fallait pour faire un village. Une place avec un gros arbre qui avait chopé la foudre et laissé passer des siècles. Des bancs en pierre pour mettre ses fesses, une église du même granit pour ceux qui se tournaient vers le ciel. Il y avait sûrement des gens dans les maisons. Ceux qu’on voyait longeaient les murs, disparaissaient derrière des portes après avoir jeté un coup d’œil à l’intruse. Chez Jeanne. Le panneau était délavé, on lisait tout juste. À part Margot, personne n’avait besoin de déchiffrer ce qui était écrit dessus pour savoir où il mettait les pieds.
Des gens devaient la regarder derrière les rideaux. Elle claqua la portière, ne la verrouilla pas pour leur montrer qu’elle ne prêtait pas de mauvaises intentions à la population. Le carillon de la porte la surprit. Elle venait jeter un premier coup d’œil à l’épicerie/bar, le son des clochettes la faisait entrer en fanfare. Il n’y avait personne dans la boutique, pas même Jeanne. Une seule pièce tout en longueur. Les marchandises étaient disposées le long des murs, sur un îlot central, au fond, il y avait le bar. Du bruit venait de la pièce d’à côté. On remuait des casiers à bouteilles. Margot avança en crabe dans la travée le dos tourné à la porte ouverte. Elle avait une appréhension, reculait le moment de voir Jeanne. Elle dépassa le rayon produits frais, attaqua celui des conserves. Jeanne sortit de la remise. Elles échangèrent un bonjour sans se regarder, Jeanne traînant une bonbonne de butane, Margot restant le nez collé à une étiquette.
Leurs regards se croisèrent à la caisse, quand Margot sortit ses achats de son panier. Les yeux de Jeanne ! Margot n’en nota pas la couleur, n’en savoura pas la beauté. Elle ne se posa qu’une question à leur sujet : « Sont-ils ceux d’une tueuse ? » Rien n’indiquait qu’ils ne puissent pas l’être.
Quand Margot se réveilla, tout habillée, ses chaussures aux pieds, elle ne comprit pas tout de suite où elle était. Le couvre-lit chenille, le fauteuil en skaï, le crucifix et sa petite branche de buis sur le papier peint à fleurs. Elle avait refait vingt bornes pour trouver ce petit hôtel, s’était écroulée de fatigue aussitôt entrée.
Elle n’entendit que le fracas des vagues, ne vit rien de l’océan quand elle alla regarder aux carreaux. C’était le début de la nuit. Il n’y avait plus de lumière. Ville morte. Et elle avait une faim de loup.
La tête ailleurs, elle avait acheté n’importe quoi à l’épicerie. Elle découvrit ses achats dans le sac en kraft : de la farine, du liquide vaisselle, un paquet d’amandes effilées et une boîte de thon.
Elle mit le doigt dans l’anneau, tira ce qu’il faut pour ménager une ouverture, alla au lavabo vider le trop-plein d’huile. Elle finit de retirer le couvercle, le tordit, s’en servit comme d’une cuillère. Elle attrapa des petites bouchées du bout des dents, lèvres retroussées pour ne pas se couper aux bords tranchants. Trop gras, écœurant sans pain ou quelque chose qui y ressemble.
Qu’est-ce qu’elle allait faire pour Jeanne Trerguer ? Poster des tireurs de la BRI sur les toits ? Convoquer une compagnie de CRS qui encerclerait le village, convergerait vers Chez Jeanne, défoncerait sa porte au bélier ? Un peu tôt pour sortir le grand jeu. Elle ne pouvait pas appeler à la rescousse les gendarmes locaux sur la foi d’un regard. Il n’y avait que des preuves de culpabilité qui pouvaient lutter contre la présomption d’innocence.
Encore faim. Elle attaqua les amandes, passa vite de la pincée à la poignée en léchant celles qui lui restaient collées dans la main, se mouilla le doigt pour attraper les miettes au fond du paquet. Elle n’eut pas envie de se glisser dans les draps, tira sur elle les couvertures, mit du temps à s’endormir.
La confrontation avec Jeanne était pour demain. Comment elle allait s’y prendre ? Commencer par des questions anodines ? Aborder le sujet en tournant autour ?
Après le barbu aux yeux noirs, Romain eut le mec au nez en bec d’aigle et le quinqua dégarni dans le viseur de son fusil à lunette. Il n’appuya pas sur la détente. Il les vit descendre de voiture, s’engouffrer dans le restaurant. La scène dura moins de dix secondes. Il aurait eu le temps d’en descendre un, voire deux, pas le troisième, ni les deux ou trois gus qui faisaient le guet à la porte de l’établissement. Il n’avait trouvé qu’une fenêtre de l’immeuble d’en face comme poste de tir. Trop près des cibles. Repéré à la première déflagration et vite coincé, il aurait fini criblé de balles. Suffisant pour renoncer.
Rien n’était perdu, il gardait le cap, il allait descendre ces trois mecs. En plus, il avait l’intention de le faire sans laisser de trace et de s’en sortir sans une égratignure. Il allait juste s’y prendre autrement.