L’inconscient de Romain fit revivre Ivo dans ses rêves, cette nuit-là. Au moins trois apparitions. À chaque fois, ils étaient comme deux potes évoluant dans un climat de confiance. Il ne se rappela aucun détail. Ça lui avait fait l’effet d’un baume d’être avec Ivo dans des moments de vie exempts de drame. Le retour au réel, au matin, lui fit mal au bide.
Margot avait rêvé de bouffe. Ça commença à aller mieux à son deuxième croissant. Elle termina son café, rassembla les miettes du bord de la main, les fit tomber dans sa tasse. Le coin du bar était plein de monde – autant de femmes que de mecs – qui débordait dans les travées de l’épicerie. Pas de place pour un coude de plus sur le comptoir. Dimanche, fin de matinée, l’heure était au blanc. Quand un verre se remplissait de grenadine, c’était pour une tête blonde qui attendait sa boisson sucrée en se faisant ébouriffer par des doigts familiers.
Les cloches sonnèrent. Sortie de messe. Les entrants firent tinter le carillon. Des bises claquèrent. On n’avait pas trop de ses deux joues. On ne faisait pas que passer, on n’arrivait pas à partir, on répétait qu’il fallait qu’on y aille. Un gamin fit un dessin sur la buée des carreaux.
Jeanne, souriante, était partout, servait au bar, encaissait l’épicerie. Jamais de grosses courses, de l’ajustement pour le repas du dimanche. Salade, pain, poivre en grains, tête d’ail, paquet de boudoirs. Ça fermait dans une heure.
Est-ce que la femme héroïque qui avait su redonner une âme à son village avait tué un homme, il y a vingt-cinq ans ? Il y avait peut-être moyen de ne pas se poser la question, de laisser la vie prendre le dessus. Le mental de flic de Margot en avait pris un coup. Tout le monde se foutait de l’assassin de Paul Delvès, son fils le premier. Qu’est-ce qu’il lui avait pris de remuer la merde ? Il suffisait d’aller régler sa note, deux croissants, un café, d’acheter une pomme pour le voyage, et tchao tout le monde !
Le bar se vidait. Dernière à rester assise, Margot se leva. Elle avait opté. Ne s’était pas barrée. Sa conscience avait repris la main, elle ferait la flic. En attendant d’être seule avec Jeanne, elle regarda les affiches scotchées au mur. Bals locaux, concert d’une vedette dans une ville proche, concours de boules avec un canard à gagner. Elle s’arrêta sur une coupure de journal jaunie piquée de chiures de mouches. « Ça repart à Mobecq ! » Le titre n’était pas parlant. Sur la photo, des joyeux drilles levaient leur verre, accoudés à un bar. Il fallait se plonger dans l’article pour comprendre.
À Mobecq, qui avait vu toutes les boutiques fermer les unes après les autres, on avait inauguré un nouveau commerce, Chez Jeanne, une épicerie/bar. En regardant mieux la photo, on voyait une jeune femme derrière le comptoir. Pas encore la trentaine. Un physique de cinéma. Margot n’eut pas de mal à reconnaître Jeanne Trerguer.
Elle chercha la date de la sauterie, la trouva cachée dans un coin du journal qui rebiquait. Ça n’était pas n’importe quelle date. Elle mit le nez dessus pour être certaine d’avoir bien lu les chiffres. C’était la date de l’assassinat de Paul Delvès ! Ce jour-là, à huit cents kilomètres du lieu du drame, Jeanne Trerguer servait à boire à ses premiers clients. Innocentée. Plus de tueuse !
Margot, émue, leva le nez de l’article. Jeanne attendait qu’elle veuille bien sortir pour fermer la boutique. Elles se sourirent. Avant de sortir, Margot ne put s’empêcher de faire une bise à Jeanne qui ne s’en étonna pas plus que ça.
Pourquoi une actrice de cinéma jeune et belle avait-elle renoncé à une carrière prometteuse pour faire du social dans l’épicerie/bar d’un bled paumé ? Ça ne tombait pas sous le sens. L’option resterait mystérieuse. Margot ne s’était pas senti le droit de tirer les vers du nez de l’intéressée. Pas dans ses attributions de fouiller par curiosité dans la sphère privée.
Le voyage retour lui laissa le temps de faire le bilan. Contrasté. Elle était soulagée que Jeanne n’ait tué personne, mais elle mordait la poussière dans l’affaire Paul Delvès. Elle était allée jusqu’au bout de ce qu’elle avait espéré être une piste. En vain. Est-ce qu’il fallait s’acharner ou mettre en pause ? Ça pouvait être le moment d’arrêter de trouver des raisons de fuir la maisonnée. Penser à ses filles lui tira une larme. Elle allait devoir regarder de plus près où elles en étaient. Peut-être qu’elle avait autre chose à dire à Adèle que de faire attention dans les virages, autre chose à faire qu’attendre qu’Iza qui n’avait goût à rien trouve quelque chose à aimer, que Clem la spéléo ait envie de sortir de terre.
Les lumières défilaient en guirlande sur les flancs vernissés de la grosse voiture noire qui glissait sur l’asphalte à la vitesse préconisée par les autorités en zone urbaine. Moteur six cylindres, vingt chevaux. Un monstre. Si peu sollicité à cette allure qu’il n’émettait dans les graves qu’un ronron velouté.
Elle s’engagea dans la rue Miro et s’arrêta. Obstacle à vingt mètres. Ne s’en approcha pas. Un véhicule utilitaire bloquait le passage, moteur en marche, portières arrière béantes. Pas aux couleurs d’une enseigne commerciale. Pas non plus le bon créneau horaire pour faire une livraison. Coup de main donné à un ami ? Appartement quitté en douce ?
Dans la grosse voiture noire, trois hommes étaient aux aguets. Le chauffeur, un barbu aux yeux noirs, proféra des insultes à l’encontre du gêneur. Le quinquagénaire assis à l’arrière qui cachait son début de calvitie sous un chapeau donna l’ordre d’aller voir. Le mec au nez en bec d’aigle installé à la place du mort sortit de la voiture.
Il essaya de comprendre de loin ce qu’il se passait, s’approcha de la camionnette. Il n’y avait rien à l’intérieur, si ce n’était un carton d’emballage de frigo, des courroies et une pelote de ficelle. Il regarda de chaque côté de la rue, tentant de deviner où s’activait le déménageur inopportun. Il se retourna vers ses collègues, leur indiqua l’immeuble dans lequel il avait choisi d’entrer.
Le boss ordonna au chauffeur d’aller lui prêter main-forte. Le barbu sortit, avança en direction du véhicule utilitaire. Il n’avait pas fait trois pas qu’il vit s’ouvrir le carton de frigo, en surgir un homme casqué comme un motard pointant sur lui un Beretta. Il reçut une balle en pleine tête et s’écroula.
Le gars au nez en bec d’aigle était dans la cage d’escalier quand il entendit le coup de feu. Il sortit son arme, dévala les étages, jaillit de l’immeuble, se fit tirer comme un lapin, balle issue du Beretta encore tout chaud, et s’étala sur le paillasson.
Flingue à la main, l’homme au casque alla droit sur la voiture noire. Elle était vide. Une portière arrière était restée entrouverte. Un bruit de cavalcade lui fit tourner la tête. Le quinqua à chapeau se barrait en longeant les murs, choisissant l’ombre. Sans se presser, le tueur le mit en joue. Le chapeau du fuyard s’envola dans sa course, le reflet d’un réverbère sur son crâne dégarni devint plus brillant à mesure qu’il s’en approchait. Le tireur, les pieds bien au sol, le bras tendu, pressa sur la détente. La tête du presque chauve explosa alors qu’il arrivait en pleine lumière.
Des gens se mirent aux fenêtres, crièrent. Ils virent un homme casqué remonter la rue d’un bon pas, glisser son flingue à la ceinture, enfourcher une moto garée entre deux bagnoles. Il mit les gaz, évita les véhicules gênants et les trois cadavres en empruntant une portion de trottoir et disparut bien avant que résonnent les premières sirènes des bagnoles de flics.
Tous les témoignages concordèrent. Un homme. Grand. Avec un casque intégral noir. Agissant de sang-froid. Il y eut quelques variations sur le blouson. Cuir ou pas cuir. Un seul son de cloche discordant, un homme, cinquième étage sur rue, qui ne dormait pas la nuit et avait tout vu : le tueur avait un fusil d’assaut, des cheveux longs tenus par un bandana, un dragon brodé dans le dos de son blouson en jean. L’inspecteur qui prit sa déposition se retint de lui demander s’il ne portait pas aussi des caleçons roses et des chaussettes à pois.