Margot suivait à la jumelle la progression de deux gars armés qui crapahutaient dans l’herbe pleine de rosée. Ils étaient chargés de neutraliser des molosses qui, semblant les avoir reniflés, allaient et venaient le long de la grille, oreilles dressées.
Les hommes de la brigade d’intervention, répartis dans deux fourgons restés à l’écart, attendaient le signal pour foncer. Margot orienta ses jumelles vers le bâtiment principal, au-delà de la grille et des chiens. C’était une grande bâtisse à un étage avec une dizaine de fenêtres. Rien ne bougeait.
Margot et ses deux collègues attendaient dans leur voiture stationnée à un kilomètre de la propriété. Ils n’avaient pas vocation à être en première ligne. Les gars du commando allaient essayer de surprendre les assiégés, tout faire pour les neutraliser sans utiliser leurs armes, mais rien ne disait qu’ils n’allaient pas essuyer des tirs de riposte. Le trio d’inspecteurs serait invité à venir une fois l’opération terminée.
Après des mois de recherches préliminaires, Margot allait vivre l’arrestation de la meurtrière comme une conclusion libératrice. Le moment était excitant, ce qu’elle ressentait se rapprochait de la jouissance.
Un tireur mit un des chiens en joue. Le doberman prit le projectile dans la cuisse, fit un bon, se figea, bascula sur le flanc. L’autre chien vint le renifler, tourna autour, reçut la flèche hypodermique dans l’épaule et s’écroula.
La chaîne et le cadenas de la grille offrirent peu de résistance. Harnachés, casqués, les types du commando arrivèrent en file indienne, armes au poing. Certains entrèrent dans le pavillon du gardien, les autres se séparèrent en deux groupes, longeant de chaque côté le mur d’enceinte. Ils prirent le bâtiment en tenaille, arrivèrent à la porte sans que les occupants donnent signe de vie. On laissa passer l’homme qui portait le bélier. Expert, il n’eut besoin que d’un coup pour briser la serrure. Au signal du gradé, la troupe pénétra dans la maison.
Margot était toujours rivée à ses jumelles, les nerfs à fleur de peau. Tout se jouait là. Les secondes s’égrainaient. Elle commença à croire que ça allait se dérouler pour le mieux. Pas d’échange de coups de feu voulait dire pas de blessé, pas de mort : si le silence se confirmait, Émilie Delino allait être capturée vivante.
C’était bon, les hommes commençaient à ressortir. Leur attitude relâchée montrait qu’ils en avaient terminé. Ça s’était fait sans casse. Menottes aux mains, le gardien sortit du pavillon encadré de deux hommes armés.
Le trio d’inspecteurs fut autorisé à se pointer.
La voiture passa la grille, s’approcha de la maison. Margot vit l’état de la troupe. La plupart des hommes avaient posé leur arme, retiré leur casque. Certains grillaient une cigarette, assis sur les marches du perron. Il n’y avait pas trace des occupants. À l’expression dépitée qu’elle lut sur le visage du gradé qui les attendait, elle comprit qu’il y avait un problème.
— Il n’y a plus personne. Ils ont dû partir dans la nuit.
Margot en eut les jambes coupées, pâlit. Ses deux collègues évitèrent de lui demander ce qui n’allait pas. Ils démarrèrent la fouille de la maison, retrouvèrent des papiers au nom d’Émilie Delino. Comme assommée, Margot suivait ses équipiers en tentant de faire bonne figure. Trouvèrent des armes, de l’argent, de la drogue. Interrogatoire du gardien. Les inspecteurs se relayèrent, chacun avec sa batterie de questions. Il était urgent de savoir où était passée la bande. Silence. Le gardien avait adopté une posture radicale : rester muet.
Les flics avaient raté la capture au nid des traqués, ne leur restait qu’à tenter de les arrêter en fuyards. Dans quoi ils avaient déguerpi ? Selon le fichier central, aucun véhicule n’était immatriculé au nom d’Émilie Delino. Le nez sur les traces laissées sous le hangar, les inspecteurs essayaient de déduire des choses. Il y avait deux voitures. Des grosses cylindrées. Grâce au dessin, ils pourraient retrouver la marque des pneus, pas en déduire celle des véhicules, ni leur immatriculation en vue de transmettre leur signalement à toutes les polices du pays.
Margot regardait ça de loin quand une pensée lui traversa l’esprit. Il était question de Zoé Gardel. Émilie Delino avait tué Paul Delvès, épargné Zoé à condition « qu’elle n’ait jamais l’idée de parler aux flics ». Si les flics avaient retrouvé la trace d’Émilie Delino, c’est que Zoé avait parlé. Émilie avait dû arriver à cette conclusion. Zoé avait trahi sa confiance, elle allait payer. Émilie et ses gars pouvaient être en route pour la tuer.
Prévenir Zoé, s’il était encore temps. Margot l’appela. Les sonneries se succédèrent sans réponses. Elle laissa un message : « Zoé, partez de chez vous d’urgence si vous y êtes. N’y revenez pas si vous êtes ailleurs. Rappelez-moi vite ! »
Margot fit part de ses craintes à ses équipiers, appela son boss. Les hommes du commando reçurent l’ordre de prêter main-forte au trio d’inspecteurs.
Le trajet jusque chez Zoé Gardel prit une bonne heure. La voiture de Margot et des inspecteurs suivie des fourgons du commando entrèrent dans le village, toutes sirènes hurlantes, pilèrent devant la maison. Tout semblait paisible, restait à aller voir à l’intérieur si le drame avait déjà eu lieu. Deux hommes du commando partirent en éclaireur, déverrouillèrent la porte d’entrée. La troupe se rua, piétinant œillets d’Inde et pétunias. La maison fut fouillée de fond en comble. Les hommes armés jusqu’aux dents qui furent sensibles à la déco raffinée n’en firent pas état. Tout était à sa place, normal, apaisant.
Le commando resta planqué deux heures dans la maison, prêt à répondre aux attaques, avant de se replier vers sa caserne. Margot reçut un appel apeuré de Zoé. Elle était chez une amie, Margot lui ordonna d’y rester quelques jours, serait prévenue de la date de son possible retour.
Émilie et sa bande ne viendraient plus. Ça semblait acquis. Margot additionnait les échecs. Elle était laminée. Elle avait envie de se barrer, d’être dans les bras de Dimitri, de s’abandonner. En attendant, elle se contenterait des petits mots qu’on se dit à l’oreille. Elle se mit à l’écart, l’appela. Pas de réseau.
Sur la route du retour, la radio fut préférée au silence pesant. Un bulletin météo parla d’une tempête d’une violence inouïe qui avait sévi dans la nuit à l’autre bout du pays. Elle comprit que les antennes-relais avaient morflé, qu’elle allait devoir patienter pour entendre la voix de l’homme qu’elle aimait.
Pas de problème avec les communications locales. Elle reçut un appel de l’hôpital où avait été admis le père d’Émilie. Monsieur Delino Eduardo est décédé dans la nuit. La conversation s’arrêta là, Margot ne demanda pas de détails, pensa à Émilie : la mort de son père allait la mettre dans tous ses états.
Retour au commissariat. Le gardien de la maison des malfrats arrêté le matin semblait retrouver l’usage de la parole. Il était inquiet pour ses chiens, un inspecteur lui prêta l’oreille.
— J’ai eu peur que vous ayez tué mes champions. Ça m’a fait un choc de les voir tous les deux sur le flanc. Le produit chimique va pas leur laisser des séquelles ? Vous leur avez donné à manger ? Faut pas leur filer n’importe quelles croquettes bas de gamme, mine de rien, c’est fragile, ces grosses bêtes…
Il poursuivit :
— Vous allez me protéger si je parle ? Me mettre au vert ? Si la patronne apprend que j’ai ouvert ma gueule, elle va me le faire payer. Même si vous la mettez en cabane, elle fera ce qu’il faut pour envoyer un mec à mes trousses. Surtout que là, elle est devenue cinglée. C’est quand elle a reçu l’appel de l’hôpital, quand on lui a dit que son père était mort qu’elle a pété les plombs. Elle a pas hurlé, pire, elle a gardé sa rage en dedans. « Le fils de pute !… Le fils de pute ! » Elle répétait ça, dents serrées. Elle a appris comment ça s’était passé quand les flics ont interrogé ses vieux. Elle s’est mis dans la tête qu’ils étaient intervenus à la demande de Romain Delvès, que c’était parti de lui, parce que les flics ne l’emmerdaient pas, ça faisait longtemps qu’ils avaient classé l’affaire.
En tout cas, le meurtre du père de Romain Delvès ne lui restait pas sur la conscience… Un mec bourré de fric, qui l’avait humiliée… Elle s’était fait justice. Point final.
Tellement cinglée, continua le gardien, qu’elle a décidé de partir dans la nuit. Les mecs de l’équipe se sont écrasés. Des années qu’elle est aux commandes. Ça allait faire des heures de route pour aller là-bas. Personne n’a osé demander si elle était sûre de trouver le mec chez lui, s’ils ne risquaient pas de faire le voyage pour rien. Et buter un mec sans ramasser de fric devait pas les enchanter.
— Buter qui ?
— Qui ? Romain Delvès ! Ils sont partis flinguer Romain Delvès chez lui, à la montagne. Ils ont pris les deux 4x4 BMW, avec des armes plein le coffre, il y a de la place dans…
L’inspecteur renversa sa chaise en se levant, abandonna le gardien, fila retrouver Margot.
Deux 4x4 noirs aux vitres teintées de marque allemande empruntèrent à petite vitesse la bretelle conduisant à l’aire de repos d’une autoroute. Ils se garèrent côte à côte. Le conducteur d’un des véhicules sortit en premier, regarda tout autour, hocha la tête. Son passager et deux autres mecs de l’autre 4x4 descendirent à leur tour. Blousons, lunettes noires, bonnets enfoncés sur le crâne. Un chien que tenait en laisse un petit vieux leur aboya dessus. Ils allèrent par deux vers les toilettes, les autres restèrent près des bagnoles, silencieux, faisant des pas sur place, jambes raides. Non loin, un couple changea de table de pique-nique, une mère rappela ses gosses.
Quand les 4x4 quittèrent le lieu, le chien du petit vieux aboyait toujours.