Notes
De la démocratie en Amérique.
Dans les sociétés démocratiques, il n’y a que le pouvoir central qui ait quelque stabilité dans son assiette et quelque permanence dans ses entreprises. Tous les citoyens remuent sans cesse et se transforment. Or, il est dans la nature de tout gouvernement de vouloir agrandir continuellement sa sphère. Il est donc bien difficile qu’à la longue celui-ci ne parvienne pas à réussir, puisqu’il agit avec une pensée fixe et une volonté continue sur des hommes dont la position, les idées et les désirs varient tous les jours. Souvent il arrive que les citoyens travaillent pour lui sans le vouloir. Les siècles démocratiques sont des temps d’essais, d’innovations et d’aventures. Il s’y trouve toujours une multitude d’hommes qui sont engagés dans une entreprise difficile ou nouvelle qu’ils poursuivent à part, sans s’embarrasser de leurs semblables. Ceux-là admettent bien, pour principe général, que la puissance publique ne doit pas intervenir dans les affaires privées ; mais, par exception, chacun d’eux désire qu’elle l’aide dans l’affaire spéciale qui le préoccupe et cherche à attirer l’action du gouvernement de son côté, tout en voulant la resserrer de tous les autres. Une multitude de gens ayant à la fois sur une foule d’objets différents cette vue particulière, la sphère du pouvoir central s’étend insensiblement de toutes parts, bien que chacun d’eux souhaite de la restreindre. Un gouvernement démocratique accroît donc ses attributions par le seul fait qu’il dure. Le temps travaille par lui ; tous les accidents lui profitent ; les passions individuelles l’aident à leur insu même, et l’on peut dire qu’il devient d’autant plus centralisé que la société démocratique est plus vieille.
2 Cet affaiblissement graduel de l’individu en face de la société se manifeste de mille manières. Je citerai entre autres ce qui a rapport aux testaments. Dans les pays aristocratiques, on professe d’ordinaire un profond respect pour la dernière volonté des hommes. Cela allait même quelquefois, chez les anciens peuples de l’Europe, jusqu’à la superstition : le pouvoir social, loin de gêner les caprices du mourant, prêtait aux moindres d’entre eux sa force ; il lui assurait une puissance perpétuelle. Quand tous les vivants sont faibles, la volonté des morts est moins respectée. On lui trace un cercle très étroit, et, si elle vient à en sortir, le souverain l’annule ou la contrôle. Au Moyen Âge, le pouvoir de tester n’avait, pour ainsi dire, point de bornes. Chez les Français de nos jours, on ne saurait distribuer son patrimoine entre ses enfants, sans que l’État intervienne. Après avoir régenté la vie entière, il veut encore en régler le dernier acte.
3 À mesure que les attributions du pouvoir central augmentent, le nombre des fonctionnaires qui le représentent s’accroît. Ils forment une nation dans chaque nation, et, comme le gouvernement leur prête sa stabilité, ils remplacent de plus en plus chez chacune d’elles l’aristocratie. Presque partout, en Europe, le souverain domine de deux manières : il mène une partie des citoyens par la crainte qu’ils éprouvent de ses agents, et l’autre par l’espérance qu’ils conçoivent de devenir ses agents.
4 D’une part, le goût du bien-être augmente sans cesse, et le gouvernement s’empare de plus en plus de toutes les sources du bien-être. Les hommes vont donc par deux chemins divers vers la servitude. Le goût du bien-être les détourne de se mêler du gouvernement, et l’amour du bien-être les met dans une dépendance de plus en plus étroite des gouvernants.
5 On fait à ce sujet en France un singulier sophisme. Lorsqu’il vient à naître un procès entre l’administration et un particulier, on refuse d’en soumettre l’examen au juge ordinaire, afin, dit-on, de ne point mêler le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire. Comme si ce n’était pas mêler ces deux pouvoirs, et les mêler de la façon la plus périlleuse et la plus tyrannique, que de revêtir le gouvernement du droit de juger et d’administrer tout à la fois.
6 Je citerai à l’appui de ceci quelques faits. C’est dans les mines que se trouvent les sources naturelles de la richesse industrielle. À mesure que l’industrie s’est développée en Europe, que le produit des crimes est devenu un intérêt plus général et leur bonne exploitation plus difficile par la division des biens que l’égalité amène, la plupart des souverains ont réclamé le droit de posséder le fonds des mines et d’en surveiller les travaux ; ce qui ne s’était point vu pour les propriétés d’une autre espèce. Les mines, qui étaient des propriétés individuelles soumises aux mêmes obligations et pourvues des mêmes garanties que les autres biens immobiliers, sont ainsi tombées dans le domaine public. C’est l’État qui les exploite ou qui les concède ; les propriétaires sont transformés en usagers ; ils tiennent leurs droits de l’État, et, de plus, l’État revendique presque partout le pouvoir de les diriger ; il leur trace des règles, leur impose des méthodes, les soumet à une surveillance habituelle, et, s’ils lui résistent, un tribunal administratif les dépossède ; et l’administration publique transporte à d’autres leurs privilèges ; de sorte que le gouvernement ne possède pas seulement les mines, il tient tous les mineurs sous sa main. Cependant, à mesure que l’industrie se développe, l’exploitation des anciennes mines augmente. On en ouvre de nouvelles. La population des mines s’étend et grandit. Chaque jour, les souverains étendent sous nos pieds leur domaine et le peuplent de leurs serviteurs.
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L’auteur
D’antique extraction féodale et normande, Alexis de Tocqueville naît à Paris, en 1805. Jeune magistrat, il est chargé d’une enquête sur le système pénitentiaire américain, dont sortira l’ouvrage (qu’il co-signera avec Gustave de Beaumont) : Du Système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France (1833). Devenu avocat à la cour royale de Paris, il fait paraître en deux volumes (1835 et 1840) son livre capital : De la démocratie en Amérique, dont nous publions le dernier chapitre, sous le titre « Le despotisme démocratique ».
Carnets de L’Herne
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