On pourrait croire que la première vie de Spartacus, celle qui s’est déroulée avant sa célèbre révolte, n’a intéressé aucun auteur de l’Antiquité. Certes, Florus, pas plus que Plutarque ou Appien, ne s’est beaucoup étendu sur cette partie de sa biographie. Pourtant, à défaut de certitudes et de précisions, des éléments de description sont disponibles sur le moment et le lieu de sa naissance, sur ce qu’on pourrait appeler sa « carrière », sur son « épouse » et sur sa personnalité ; leur regroupement permet d’esquisser un portrait du personnage au temps de sa splendeur1.
La date de naissance constitue le premier problème d’une longue série. Elle peut être calculée approximativement en fonction de la « carrière » attribuée au personnage avant son accession au statut de gladiateur. Or, deux possibilités existent ; nous les examinerons plus loin. La carrière longue, qui lui a été prêtée par Florus, le ferait naître vers 106 avant J.-C., hypothèse très peu probable, disons-le tout de suite. La carrière courte, relatée par un encyclopédiste, Varron, et par un recueil de lois, le Digeste, placerait la naissance de Spartacus vers 93, ce qui nous paraît plus raisonnable2.
Après la date, le lieu : où est né Spartacus ? Il est très difficile d’acquérir des certitudes, car plusieurs thèses s’affrontent3.
Tous les textes disent qu’il était Thrace, mot qui désigne l’habitant d’une région qui correspondait approximativement à la Bulgarie actuelle4. Et on appelait aussi thrace un type particulier de gladiateurs, lourdement armé. Alors, Thrace ou thrace ? La première réponse, avec une majuscule, est la bonne : les textes mentionnent, à côté des révoltés Thraces, des Gaulois et des Germains ; certes, on connaît des gladiateurs « gaulois », mais il n’y a pas eu de gladiateurs appelés « germains ». Donc ces dénominations renvoient à des patries et pas à des spécialités. Mais il y a plus ; comme on le verra, le nom de Spartacus était répandu en Thrace.
Peut-on préciser ? Plusieurs auteurs ont abordé ce point et, ce faisant, ils ont ajouté de la confusion à la confusion. Écartons, peut-être par un excès d’optimisme, la thèse qui veut que la question soit insoluble5. La principale difficulté vient d’un texte de Plutarque, qui le décrit comme « tou nomadikou genous »6. Genos signifie « peuple » ; quant à nomadikos, c’est le problème qu’il faut résoudre.
Une interprétation ancienne, à rejeter sans hésitation, aurait voulu faire de Spartacus « un Thrace numide7 ». C’est une impossibilité, un oxymore, l’apposition de deux mots contradictoires : il était soit Numide (peuple d’Afrique), soit Thrace (peuple d’Europe), pas les deux à la fois. Une autre version voudrait qu’il fût né en Thrace, au sein du peuple des Nomades ; mais personne ne connaît de communauté de ce nom. Alors, un érudit très respecté, K. Ziegler, a proposé de modifier le manuscrit et de lire « tou Maidikou genous » au lieu de « tou nomadikou genous8 ». Il a existé en effet un peuple appelé les « Maides » qui vivait à l’ouest de la Thrace, et qui était devenu ami des Romains9. Cette relecture se heurte à une difficulté. Pourquoi torturer le manuscrit ? Ne vaut-il pas mieux le respecter si c’est possible ? La collection anglaise Loeb, dans la traduction de B. Perrin, a traduit le grec par l’expression « a Thracian from nomadic stock », avec une minuscule à « nomadic10 ». Cette interprétation nous semble raisonnable. En effet, elle respecte le texte et, étant donné que de hautes montagnes dominent la Thrace, les Rhodopes (centre) et les monts Istranka (nord-est), il paraît assez logique qu’une partie des habitants ait été formée de semi-nomades, qui hivernaient dans la plaine et passaient l’été dans la montagne. Ce genre de vie est bien attesté tout autour de la Méditerranée ; c’était ce que l’on appelait jadis en France l’estivage. Ajoutons que le grec genos, sous l’Empire romain, correspond au latin natio et à populus, mots utilisés pour désigner des populations non urbanisées.
D’autres auteurs ont voulu préciser. Comme le nom Spartacus est répandu chez les Besses des Rhodopes, quelques-uns d’entre eux en ont fait un Besse. L’argument est loin d’être décisif. Il en va de même avec la suggestion de Masaoki Doi11 : « Parce que de nombreux Odryses (centre-ouest) ont été soldats, dit-il, il aurait appartenu à cette communauté. » Certes, mais d’autres Thraces non Odryses ont été de bons soldats, et il n’est pas sûr (nous y reviendrons) que le personnage ait servi dans l’armée.
Nous avançons : Spartacus est né vers 93 en Thrace, au sein d’un peuple semi-nomade. Donc, pour le connaître, il faut rappeler brièvement ce qu’était cette Thrace dont tous ont parlé.
La Thrace était délimitée par le Danube au nord, par la mer Égée au sud, par la mer Noire à l’est et par le Strymon à l’ouest. Elle recouvrait la Bulgarie actuelle, plus deux petits morceaux de la Grèce et de la Turquie. Avant la conquête romaine, la bande littorale au sud appartenait plus à la Grèce qu’à la Thrace par sa culture, et des colonies grecques s’étaient installées sur le littoral de la mer Noire13. Par la suite, l’Empire l’amputa d’une bande située sur la rive droite du Danube pour former la province de Mésie inférieure. La partie ouest est dominée par les monts Rhodopes, où se trouve le point culminant des Balkans, le Vihren (2 920 mètres), et le nord-est par les monts Istranka (1 035 mètres). On y observe un climat de type continental, avec des étés très chauds et des hivers très froids.
Ce climat fait que la vigne et l’olivier y sont rares ; le blé y était cultivé par nécessité et l’élevage par commodité ; les chevaux thraces et leurs cavaliers, présents jusque dans l’iconographie religieuse, avaient acquis la célébrité, notamment auprès des cadres de l’armée romaine. Là où la végétation ne peut pas vivre, surtout dans le nord-est, elle était remplacée par l’élevage et (ou) la forêt. La région était connue pour d’autres spécialités, les poissons séchés de la mer Noire, l’or et… les esclaves.
Par leur langue et leur culture, les Thraces appartenaient au monde indo-européen14 et étaient apparentés aux Illyriens, habitants de l’ex-Yougoslavie15 ; comme les Gaulois, les hommes portaient le pantalon (les braies, si l’on préfère). L’histoire s’est chargée de complexifier leur civilisation, par des apports perses (vers 50016), grecs (du Ve siècle avant J.-C. jusqu’au milieu du Ier siècle après J.-C.17) et latins (ensuite18). Leur hellénisation a été forte, et une exposition qui s’est tenue à Paris en 2015, au Louvre, l’a mise en valeur avec magnificence, pour une époque antérieure il est vrai ; cette culture s’était développée en particulier chez les Odryses19. Elle apparaît dans le monnayage le plus ancien20. Le mythe d’Orphée le rappelle également. Connu dans la mythologie classique comme fils d’un souverain thrace, ce héros charmait les animaux sauvages par son chant et il fut amoureux d’Eurydice au point d’aller la retrouver aux Enfers. De toute façon, les sépultures des dynastes locaux, les armes et les bijoux montrent à la fois cet apport grec, et aussi l’originalité du pays, sa richesse et son développement culturel21.
Ces guerriers réputés combattaient avec une lance et un poignard, et ils se protégeaient avec un petit bouclier de cuir appelé pelte. Bons cavaliers, ils avaient intégré à leur panthéon un dieu appelé par les archéologues « le Cavalier Thrace22 ». Ils sont entrés en conflit avec les Romains à plusieurs reprises23. C’est ainsi qu’ils ont soutenu la révolte de l’Asie animée par Aristonikos à partir de 133/132 avant J.-C. Par ailleurs, on sait que les Maides ont guerroyé contre les légions en 117. L’ensemble des Thraces a appuyé en 88 Mithridate, roi du Pont (partie nord de l’Anatolie), un des pires ennemis de Rome. C’est pour cette raison que Sylla les a combattus ; et il les a vaincus en 86. Ces dates nous rapprochent de l’insurrection de Spartacus. De 84 à 74, ils ont de nouveau apporté leur soutien à Mithridate, et ils n’ont été soumis que provisoirement en 72/71. Rome les a ensuite confiés à des rois tirés de leurs rangs, leur imposant en réalité un protectorat, avant de créer officiellement une province de Thrace en 46 après J.-C.24.
La Grèce avait conquis ce pays par sa culture, Rome par son armée.
C’est à sa patrie que Spartacus doit son nom. Il y est écrit également sous deux autres formes, Sparto- et Sparti-, avec une finale en -cus pour le latin et en -kos pour le grec25. Il était assez répandu chez les Thraces26. On le trouve dans le centre-ouest, dans une inscription de Seuthopolis27, et dans le centre-est, à Kabylè 28.
Dans le royaume du Bosphore, un État voisin, des souverains formèrent la dynastie des Spartokides ; mais, contrairement à ce qui a parfois été envisagé29, rien ne prouve que le gladiateur de 73 ait appartenu à leur famille30. Bien au contraire : s’il lui avait été lié, il ne se serait sans doute pas retrouvé dans une école de gladiateurs.
La forme Sparticus, quant à elle, est attestée par un « diplôme militaire31 » : on donne ce nom à la copie certifiée conforme devant témoins d’une loi qui était affichée à Rome et qui donnait un congé honorable et des avantages aux soldats libérés. Ce document a été trouvé dans la région où le gladiateur Spartacus s’est illustré, en Campanie, dans la ville de Stabies, et il porte la date du 11 décembre 52 après J.-C. Le bénéficiaire avait servi dans la flotte de Misère comme simple gabier (gregalis) et il s’appelait Sparticus, fils de Diuzenus ; il appartenait à la communauté des Dipscurti32, une fraction du peuple des Besses. Il venait sans doute des rives de la mer Noire, et pas de l’ouest de la Thrace. En effet, le nom de Besses était porté par plusieurs communautés ; l’une d’entre elles vivait sur les rives de la mer Noire, entre Tomi et Histria33 ; il est assez logique qu’un marin ait été recruté sur un littoral plutôt que dans une montagne.
Friedrich Münzer assure qu’une ville de Thrace aurait reçu le nom de Spartacus34 ; il se fonde sur le témoignage d’un érudit du VIe siècle après J.-C., Étienne de Byzance, alias Stephanos (583, 11), qui aurait pris ce renseignement chez un autre savant, Ératosthène, qui avait vécu au IIIe siècle avant notre ère35. Mais Étienne de Byzance s’est souvent trompé et aucun autre texte ne mentionne cette cité. Nous pensons que le savant Allemand a eu tort de suivre cette source et qu’il a pris le Pirée pour un homme, ou plutôt un anthroponyme pour un toponyme : il n’y a probablement jamais eu la plus petite agglomération de ce nom.
Pour l’époque romaine, le mot « carrière » est couramment employé pour les grands serviteurs de l’État ; il peut donc paraître quelque peu excessif de l’employer pour un personnage qui a exercé la gladiature. Quoi qu’il en soit, les sources sont divisées sur la voie que Spartacus a parcourue avant d’en arriver là ; deux thèses s’opposent, l’une décrivant une longue marche, et l’autre un chemin plus court.
La thèse « longue » s’appuie sur un passage écrit par Florus au début du IIe siècle de notre ère ; cet auteur compte cinq étapes36. Masaoki Doi, qui trouvait sans doute que ce n’était pas assez, en a ajouté une sixième à partir d’un faux-sens sur le latin, un mercenariat qu’il a inventé, qu’il a placé au début, et il a ajouté des durées de temps qui ne reposent que sur ses estimations, et non sur les textes37.
88-86 | |
86 | |
85 | |
84-76 | |
76 | prisonnier |
75-73 |
S’il avait commencé en 88, comme mercenaire d’après Masaoki Doi, il aurait eu alors environ dix-huit ans et il serait donc né vers 106. S’il avait été soldat39, en tant que Thrace, il aurait servi dans une unité de socii, au mieux comme officier subalterne40 ; d’ailleurs – et Florus le dit bien –, il était un stipendiaire, c’est-à-dire qu’il appartenait à un peuple vaincu et soumis au tribut41. Il aurait effectué un bref passage par l’armée romaine, qui ne lui aurait sans doute pas permis d’en percer tous les arcanes42. Hélas, on retrouve encore une vieille tradition du XIXe siècle dans le livre très récent et, par ailleurs, fort bien documenté d’Aldo Schiavone : « […] la position de Spartacus lui aura permis d’étudier à fond la machine guerrière romaine43. » Il est pourtant évident qu’un auxiliaire, même officier, n’était pas admis au conseil de guerre et qu’il ne voyait que de loin cette « machine ». Ensuite, il aurait déserté et il se serait attardé dans les délices du brigandage avant d’être fait prisonnier44.
Curieusement, dans l’hypothèse d’une « carrière » longue, les commentateurs placent sa capture dans un épisode de guerre contre les Romains ; il n’est pourtant pas dans les habitudes des brigands de s’ingérer dans des affaires qui sont dangereuses et qui ne les regardent pas. Konrat Ziegler situe même sa capture en 8645, ce qui crée une deuxième catégorie au sein de cette théorie, celle-ci « très longue », allongée de dix ans environ. C’est pourquoi nous sommes formels : cette thèse « longue », et encore moins la thèse « très longue », ne peut pas être acceptée, et ce pour trois raisons. D’abord, il serait étonnant qu’on ait acheté un gladiateur âgé de trente et un ans, voire de quarante et un ans, ce qui eût été le cas s’il était né vers 106, – et pire, vers 116. De nos jours, avec pourtant une hygiène de vie et une alimentation supérieures à celles qu’a connues l’Antiquité, un sportif de haut niveau est « vieux » à trente ans. Certes, les soldats étaient en service parfois au-delà de quarante-cinq ans, mais ils étaient recrutés entre dix-huit et vingt et un ans. Rappelons, en outre, que l’espérance de vie d’un légionnaire était de peu inférieure à quarante-sept ans au IIe siècle46. L’acheteur de l’esclave aurait sûrement préféré se procurer un homme plus jeune. Ensuite, Catherine Wolff a bien montré les deux impossibilités d’une « carrière » longue : repris après ces exploits hypothétiques, le personnage aurait été immédiatement exécuté, car il méritait doublement la mort, d’abord en tant que déserteur et ensuite en tant que brigand47. Enfin, Florus est un auteur de peu de poids comparé aux sources qui appuient une hypothèse courte.
Il faut donc retenir l’hypothèse courte, celle qui est proposée par Varron, un auteur de la fin du Ier siècle avant J.-C., plus proche des faits que ne l’a été Florus, et par le Digeste, un recueil de lois, un texte des plus sérieux48 ; les deux textes ne se contredisent pas et se complètent même49. Jeune homme, appartenant pourtant à une famille libre, Spartacus a été capturé par des soldats ou enlevé par des marchands d’esclaves. Il a été envoyé à Rome, pour y être vendu sur un marché. Arrivé là, il a déposé une plainte : il a demandé que soit reconnu son statut d’homme libre50. S’il a pu se présenter devant un tribunal, ce qui n’est pas assuré, il a été jugé par une commission composée de dix membres, les decemviri stilitibus iudicandis51, qui ont rejeté sa protestation, puis, dans ce cas, il a été vendu à un propriétaire d’esclaves spécialisé dans la gladiature et installé à Capoue, en Campanie ; innocent, il a été injustement condamné aux dires même de Romains52. Cette hypothèse entraîne une conséquence : il n’a pas pu servir dans l’armée romaine, ni être déserteur ni être brigand.
Spartacus est donc né vers 93. Il a été capturé vers 75, injustement, puis transféré à Rome et, malgré ses protestations, vendu comme esclave et enfermé dans une caserne de gladiateurs. Il est également possible d’approfondir ce qu’il a été et ce qu’il a fait dans cette dernière activité.
Spartacus est désigné comme gladiator dans plusieurs textes latins54, et comme monomachos en grec55, ces mots désignant n’importe quelle sorte de gladiateur, car il y avait plusieurs types de combattants de ce genre. Bien plus, il avait reçu une promotion et il était devenu princeps gladiator, « gladiateur de premier rang ». Mais les modernes ont voulu savoir s’il était possible de ranger le personnage dans une catégorie ou dans une autre.
Seul Florus répond à leur interrogation : il combattait, dit-il, comme mirmillon (mot également écrit murmillon et myrmillon56). Dans ce cas, il aurait possédé un armement surtout défensif, bien qu’il n’ait pas eu droit à une cuirasse ; il possédait un casque très lourd, une seule jambière (ou ocrea) à gauche, et un grand bouclier, et il devait tuer son adversaire avec une longue épée droite. Hélas, Florus pose un problème : les mirmillons semblent avoir été plus tardifs. Quoi qu’il en soit, le mirmillon était normalement opposé à un rétiaire. Ce dernier était très légèrement équipé, plus pour l’assaut que pour la protection. Il n’était couvert que du côté gauche, où son épaule était enveloppée par une protection renforcée (galerus) et son bras par une manche longue et épaisse (manica). Il cherchait à tuer son adversaire avec un trident ou un poignard après l’avoir pris dans un filet de pêcheur. Tout le charme du spectacle venait de cette confrontation entre un fantassin lourd et un fantassin léger.
Le texte de Florus, déjà critiqué, renferme une autre difficulté : les premiers gladiateurs connus entraient dans trois autres catégories, samnites, gaulois et thraces. Le thrace utilisait un glaive courbe (sica en latin, mot apparenté au moderne « sicaire »), un casque, un petit bouclier presque carré et incurvé (parme) et deux jambières (ocreae)57. Le gaulois combattait avec une épée longue et une lance ; il se protégeait avec un casque, derrière un grand bouclier plat58. Le samnite possédait lui aussi un casque, également un grand bouclier (du type dit scutum), une épée et deux javelots59.
Pourtant, les modernes ont tous fait de ce Thrace un thrace : il ne pouvait pas, ont-ils pensé, ne pas entrer dans cette catégorie de gladiateurs ; malheureusement, aucun texte ne le dit.
En revanche, on doit écarter l’idée qu’il ait combattu comme cavalier60. Cette opinion erronée est fondée sur un graffite de Pompéi61. On y voit un gladiateur à cheval, avec casque et bouclier rond, qui poursuit un autre homme comme lui emporté par une monture. Le dessin est accompagné d’un texte endommagé, PHELIX… ANS / SPARTAKS, qui a été développé en Phelix [Pompei]an(u)s. / Spartak(o)s, où Phelix est mis pour Felix. Felix est un simple adjectif, « heureux », « chanceux » ; c’est également un nom individuel, un cognomen. Hélas, ce texte a été mal compris. On a voulu voir dans les deux premiers mots le nom du propriétaire des esclaves, dont on ne voit pourtant pas ce qu’il viendrait faire à cet emplacement. Surtout, le mot felix était aussi employé dans une exclamation très banale, et il convient d’interpréter différemment ce graffite : « Vive le Pompéien ! [Il s’appelle] Spartakos62. » De toute façon, il est impossible qu’il s’agisse du révolté de 73, qui était caserné à Capoue et n’avait rien à voir avec les Pompéiens. D’ailleurs, ce texte n’est pas le moins du monde étonnant : le nom de Spartacus était honni et volontiers donné à des esclaves et des gladiateurs. Évidemment, il n’en allait pas de même en Thrace, comme nous l’avons vu à propos d’un marin de Misène.
Ce gladiateur étant un esclave, il ne possédait pas le droit de mariage ou conubium d’après la loi romaine63. Néanmoins, il pouvait fréquenter régulièrement une femme, avoir des rapports sentimentaux et sexuels avec elle et, si elle lui donnait des enfants, il considérait alors qu’il avait fondé une famille, pas en droit, mais en fait. Contrairement aux fantasmes de quelques modernes, les maîtres savaient qu’ils devaient veiller à la qualité du travail de ce type de personnel ; dans ces conditions, il valait mieux pour eux éviter de profiter sans retenue des femmes placées à leur service, surtout quand elles avaient déjà un amoureux. De plus, la morale et les mentalités des Romains leur recommandaient de garder la maîtrise de leurs passions. Quand un propriétaire ressentait des désirs, il pouvait aller au lupanar ou alors acheter une beauté réservée à ses plaisirs.
Spartacus avait rencontré à Rome, avant son départ pour Capoue, une femme originaire du même pays et du même statut que lui64. Il en fit sa compagne et elle put le suivre pendant tout le reste de sa brève existence. On peut supposer qu’elle était jeune et jolie. Mais oublions les romans roses qui ont été écrits par de nombreux auteurs à ce sujet. Ce qui est plus important, c’est qu’elle était une prophétesse et une adepte du culte de Dionysos. Une nuit, Spartacus eut un rêve : un serpent enlaçait son visage. Elle lui en donna la clef : il atteindrait une grande puissance qui aurait une fin malheureuse. Cette anecdote est belle, mais peu crédible : la littérature ancienne est remplie de ce genre de songes étiologiques, élaborés après les faits pour les expliquer. Elle s’apparente aux récits pour midinettes dont nous nous sommes moqué.
Ce qui est plus intéressant, c’est l’intervention dans cette affaire du dieu Dionysos, en latin Bacchus ou encore Liber, parfois Liber Pater. En 186 avant J.-C., le sénat romain avait voté un sénatus-consulte à la suite du scandale des Bacchanales65. L’affaire est bien connue. 7 000 personnes étaient impliquées dans des réunions religieuses qui commençaient par des prières, se poursuivaient par des beuveries et se terminaient par des orgies avec beaucoup de sexe. Officiellement, ce qui gênait, c’était des excès contraires à la morale et le développement de cultes jugés trop exotiques. On a dit que le pouvoir redoutait que ce culte ne fédérât des ennemis cachés, soit d’anciens alliés d’Hannibal, soit des contestataires de l’ordre social. L’intervention dans le dossier d’une esclave thrace ne plaide en faveur d’aucune de ces deux hypothèses. En revanche, cette femme a sûrement conforté le prestige de son « mari » et elle a donc joué un rôle politique à ses côtés. Elle l’a d’ailleurs suivi jusqu’au bout, pour autant qu’on le sache. Remarquons aussi que, même si le chiffre est juste, sept mille personnes, ce n’est pas toute l’Italie.
Arrivé à ce point du récit, au moment où l’épisode de Rome est achevé, un portrait du personnage s’impose66. Il est toutefois rendu très difficile par les passions qu’il a suscitées : alors que les anciens l’ont franchement détesté, les modernes l’ont follement adulé. Les marxistes, comme on s’en doute, ont éprouvé une profonde sympathie pour lui et l’ont peint comme un héros.
Le portrait physique ne pose aucun problème : personne ne sait à quoi ressemblait Spartacus. Il n’a pas fait frapper de monnaies à son effigie, ni sculpter de bustes à son image. Puisqu’il avait été acheté pour servir comme gladiateur, il était certainement très fort. C’est tout ce que l’on peut dire à ce sujet.
C’est alors le portrait moral qui pose problème, avec les excès qu’il a suscités chez des adversaires aussi inconditionnels que ses admirateurs67. Comme on l’a dit, les auteurs de l’Antiquité lui ont trouvé beaucoup de défauts : pillard et révolté contre Rome (ils ne se demandent pas pourquoi), il était donc un individu ignoble et méprisable. En outre, il était animé par un vif désir de vengeance68 (mais peut-on raisonnablement le lui reprocher ?). Il n’y a que peu de restrictions à ces jugements. Salluste affirme qu’il était « grand par sa force et son cœur », « ingens ipse virium atque animi69 ». Et Plutarque dit qu’il était hellénisé70 ; de là à en faire un philosophe et un intellectuel, il y a un pas que nous ne franchirons pas71. Dans la même veine, on est allé jusqu’à le décrire comme un humaniste ; le lecteur se fera son idée à l’examen de ses exploits. En règle générale, la pratique de la guerre, surtout de ce genre de guerre, s’accompagne d’actes peu compatibles avec l’humanisme fait, en principe, de sagesse et de douceur. Par ailleurs, il convient de bien analyser les « compliments », et quand Horace le décrit comme acer, « ardent », « impétueux », il ne faut pas y voir un jugement favorable : ce que le poète voulait dire, c’est que Spartacus était ardent ou impétueux pour faire le mal (le mal du point de vue des Romains, s’entend)72. Par ailleurs, un passage de Diodore de Sicile dit qu’il se montrait généreux et nous le voyons pratiquer le don et le contre-don73 ; mais le personnage mentionné dans ce passage pourrait avoir été un autre homme, un roi du Bosphore appartenant à la dynastie des Spartokides.
Dans le même ordre d’idées, on apprend que Spartacus aurait interdit l’or et l’argent dans ses camps74. Le mépris pour les richesses est une revendication banale aussi bien chez les philosophes que chez les non-philosophes de l’Antiquité. Cette forme de sagesse plaiderait en faveur du révolté. Il faut sans doute comprendre ce que dit le texte : même si un individu de cet acabit adopte cette austérité, c’est qu’elle est une valeur universelle. Cette sévérité, d’ailleurs, relève peut-être du mythe.
Reste le chef de guerre, incontestable, le « Führer » comme l’a appelé Friedrich Münzer en 192975. Spartacus était courageux, comme le prouvent sa vie et sa mort, sur laquelle nous reviendrons. Il possédait une autorité naturelle très forte, comme le montrent les nombreux ralliements qu’il a pu susciter. Pour la maintenir, il a voulu garder ses distances par rapport à ses hommes ; il ne se laissait pas facilement approcher, et cette attitude diffère un peu du bon camarade qu’a décrit la vulgate marxiste. Il est vrai que cette remarque a été formulée par un auteur tardif76.
Il a su organiser une armée à partir d’esclaves77, c’est-à-dire à partir de rien si l’on se place du point de vue des anciens. Au combat, il était assez habile pour improviser78 et recourir à des stratagèmes ; en un mot, il était incontestablement intelligent. Pourtant, il n’avait certainement pas reçu l’éducation donnée aux jeunes nobles romains et il n’avait pas eu leurs expériences en matière de formation militaire : les adolescents lisaient les bons auteurs, qui leur donnaient les règles théoriques, ils faisaient du sport et ils accompagnaient des parents qui exerçaient des commandements pour se former à la pratique. Même s’il a été fils de roi, ce que nous ne croyons pas, même s’il a commandé une unité de socii, ce qui nous paraît peu probable, il n’a pas pu recevoir l’éducation et la formation nécessaires : il n’a pas été chef de guerre, il l’est devenu. Nous verrons que, s’il a finalement échoué, cette issue fatale s’explique moins par ses faiblesses, que par la médiocrité du personnel qui était à sa disposition.
Il est donc probable que Spartacus, qui portait un nom de son pays, soit né vers 93 en Thrace, au sein d’un peuple semi-nomade. Il a été victime d’une razzia et, bien qu’il ait été un homme libre, il a été vendu comme esclave sur le marché de Rome et acheté par le propriétaire d’une école de gladiateurs sise à Capoue. Il a aimé une femme également esclave, mais prophétesse et prêtresse du culte de Dionysos. Personnage anonyme en 73, il possédait des qualités de chef de guerre, du courage, de l’autorité et de l’intelligence. Elles étaient encore cachées ; il lui restait à les montrer.