Chapitre 6

L’amour est un mystère

Jonas

C’est au cœur de mon naufrage financier que survinrent les premiers événements étranges.

Je m’étais levé, j’avais avalé un café et je m’étais allongé sur le canapé, pour considérer, une nouvelle fois, la théorie du marieur de M. Hillel. Avait-on tous, comme il le disait, un roman qui nous était destiné ? Un roman capable de nous apaiser mais également de nous révéler une part de vérité essentielle sur nous-mêmes, de donner un sens à notre vie ?

Si c’était le cas, selon la définition qu’en avait donnée le sage libraire, je ne l’avais pas encore trouvé. Et cette idée m’étourdissait autant qu’elle m’enthousiasmait. Depuis toujours, les romans m’enchantaient, m’enveloppaient de leur magie et me faisaient quitter le monde pour des dimensions parallèles où mon existence était allégée de poids de son désœuvrement. Nombre d’entre eux m’avaient marqué, réjoui, transporté. Parfois, leurs personnages avaient continué à m’habiter plusieurs jours encore après que j’eus lu la dernière page. Ils avaient ensuite laissé une trace de leur beauté, de leur force en moi. Mais aucun ne s’était distingué de la manière dont M. Hillel l’entendait. Aucun ne s’était adressé à mon âme pour lui révéler le sens à donner à ma vie.

Oui, il était évident que je cherchais encore mon roman lumière.

En tant que lecteur, cette idée me plaisait. C’était une promesse, celle d’une magnifique rencontre qui un jour me bouleverserait, me comblerait. Elle était autrement plus angoissante quand je l’envisageais à travers l’écriture. Elle révélait la responsabilité qui incombait à un auteur et le risque pour celui-ci de succomber à l’orgueil.

Des raisons qui confortaient ma décision de ne plus écrire.

Je décidai de me lever et d’aller marcher un peu quand j’entendis taper à ma porte. Avant que j’aie eu le temps de répondre, les coups redoublèrent.

— Ouvrez, monsieur Lankri ! Je sais que vous êtes là !

Je reconnus la voix rocailleuse de mon propriétaire et me sentis accablé à l’idée de la confrontation qui s’annonçait. L’homme n’était pas facile, s’emportait facilement.

— Vous vous cachez, monsieur Lankri ? fulmina-t-il quand je lui ouvris.

— Non, j’étais… dans la salle de bains.

— Ben voyons. Vous savez pourquoi je suis là ?

— Oui, bien sûr. Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas malhonnête, je vous payerai les loyers en retard.

— Quand ? demanda-t-il en relevant le menton.

— Eh bien… je ne sais pas. Dès que je le pourrai.

— Mais ce n’est pas une réponse, ça, M. Lankri ! Vous me devez cinq mois de loyers ! Je vais donc devoir faire appel à un huissier. Il saisira ce qu’il pourra et vous jettera dehors !

— J’ai un travail maintenant. Mais un mi-temps seulement.

— Et alors ? Pensez-vous pouvoir payer la somme que vous me devez en travaillant à mi-temps dans un fast-food ou une station-service ?

— Une librairie, rectifiai-je. Non, bien entendu, mais je cherche un autre travail et…

— Je n’attendrai pas, monsieur Lankri. Je vais engager une procédure de recouvrement et d’expulsion. Vous autres, les artistes, vous vous croyez tout permis. Moi, vos livres, ça ne m’impressionne pas ! Et puis, deux livres en cinq ans… on peut pas dire que vous vous tuez à la tâche !

Il planta ses yeux menaçants dans les miens, eut un petit sourire dédaigneux et tourna les talons.

Je me laissai tomber sur le canapé, abattu par cette déplorable scène. Le téléphone sonna mais je ne réagis pas, redoutant cette loi implacable mais intangible selon laquelle les soucis attirent les soucis.

Puis, réalisant l’étrangeté de la situation, je bondis hors du lit et me précipitai sur le téléphone pour bien me convaincre de la réalité de cet appel. Le silence revint et je restai debout, interloqué.

À cause du non-règlement d’une facture, la ligne avait été coupée deux semaines auparavant.

*

L’éclat du soleil à travers la vitre de ma chambre m’avait incité à sortir faire quelques pas dans le quartier. J’en profitai pour acheter une baguette de pain et, à mon retour, relevai le contenu de ma boîte aux lettres. Sur une enveloppe, l’en-tête de ma banque me défiait. Je l’ouvris en montant les escaliers, prêt à faire face à mon découvert quand, arrivé sur mon palier, j’entendis Josh sortir de chez lui.

— Salut Josh, lançai-je.

— Salut ami.

— Tu ne travailles pas ?

— Pas aujourd’hui.

— On prend le petit déj’ ensemble ? proposai-je.

Il me suivit. Je posai ma lettre sur la table du salon et allai chercher la cafetière.

À mon retour, alors que je lui tendais une tasse, je vis qu’il m’observait curieusement et affichait un mystérieux sourire.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

En guise de réponse, il haussa les épaules.

— C’est quoi, ce sourire à la con ? insistai-je. J’ai l’impression que tu me caches quelque chose.

— C’est toi.

— Moi qui quoi ?

— Qui cache quelque chose.

— Je cache quoi ? Merde, Josh, explique ! Je ne sais pas de quoi tu parles !

Il fit juste un petit signe de la main pour me désigner le relevé de ma banque.

— J’ai vu, dit-il, embarrassé. Sans vouloir voir. Désolé.

Je saisis le papier et un rapide coup d’œil suffit à m’arracher un cri.

— Putain ! Mais qu’est-ce que c’est ?

Mon relevé m’annonçait que j’étais créditeur. J’avais plus de sept mille euros sur mon compte.

Josh fronça les sourcils, étonné par ma réaction.

Du fait de mon interdiction bancaire, mon relevé ne comportait que peu d’opérations et j’identifiai rapidement le versement d’une somme qui me parut énorme. Un virement de dix mille euros !

— Tu ne savais pas ? me demanda Josh, étonné.

— Non. C’est un virement. Qui a pu m’envoyer cette somme ?

— T’es sérieux ? s’étonna-t-il.

— Oui, je suis sérieux. Je n’y comprends rien. Personne ne me doit d’argent !

— Une erreur ?

— J’aurais pu le croire, s’il n’y avait que ça. Mais là, ça ferait deux erreurs.

— Comment ça, deux erreurs ?

Je lui expliquai alors ma ligne téléphonique rétablie.

— J’ai téléphoné à l’opérateur, hier. La somme a été réglée par virement postal. Et il leur est impossible de me dire qui en est l’expéditeur.

— Interroge ta banque.

Je me levai précipitamment, composai le numéro de mon agence bancaire et demandai à parler au gestionnaire de mon compte. Le jeune homme, habituellement froid, capable en deux ou trois mots de me faire sentir son petit pouvoir et son mépris, m’accueillit avec une sympathie toute nouvelle.

— Monsieur Lankri ! J’ai constaté que votre situation s’était substantiellement améliorée et j’en suis très heureux.

— Je souhaite avoir une information, l’interrompis-je, irrité par son opportune versatilité.

— Je vous en prie.

— Quelqu’un a effectué un virement sur mon compte. Un virement de dix mille euros. Je souhaite savoir d’où vient cet argent.

Ma question l’étonna.

— Savoir… parce que vous ne le savez pas ? questionna-t-il, interloqué.

— Non, puisque je vous le demande.

— Oui, bien entendu. J’avoue que votre demande est assez… particulière. Mais je peux faire une recherche.

Je l’entendis taper sur le clavier de son ordinateur.

— Eh bien, je suis assez embêté, reprit-il. Je ne peux pas répondre à votre question. Il s’agit d’un virement provenant d’un compte situé à l’étranger. Aucun nom n’y figure. Juste un numéro.

— Et vous pouvez trouver le nom du propriétaire de ce compte à partir de ce numéro ?

— Non. Les banques de ce pays ne donnent pas accès à ces informations.

— Alors n’importe qui peut verser de l’argent sur mon compte ? m’exclamai-je, agacé.

Je l’entendis se racler la gorge.

— Il faut comprendre que la notion de versement frauduleux… est assez ambiguë. Les litiges concernent plutôt les retraits frauduleux. Toutefois, une erreur est possible… nous pouvons effectuer des recherches plus poussées. Auparavant, il est possible d’isoler la somme, afin d’engager une procédure. Mais le service est payant.

— Eh bien, faites-le.

— Ne voyez aucune ironie dans ma remarque, mais… si je bloque cette somme, vous serez de nouveau à découvert et n’aurez pas les moyens de régler l’opération. Du moins pas à partir de votre compte.

Il avait retrouvé son ton empesé, narquois.

Je lui proposai de venir lui régler les frais de gestion au guichet, raccrochai et relatai mon échange à Josh.

— T’as raison de ne pas y toucher. On ne sait jamais. Il y a parfois des erreurs. Si c’en est une, de toute façon, tu devras rembourser.

Le téléphone, mon compte bancaire… j’eus le pressentiment que ces faits étranges m’annonçaient une menace.

*

Nous étions au Café des Italiens, autour d’une bouteille de vin blanc.

— Juré, ce n’est pas moi qui ai payé ta note de téléphone et encore moins versé dix mille euros sur ton compte ! s’exclama Chloé. Je gagne bien ma vie mais quand même, ma générosité a des limites, faut pas déconner !

— La banque doit faire une recherche, sans garantie de résultats, et ça peut prendre plusieurs semaines, expliquai-je.

— Si ce n’est pas une erreur, c’est quelqu’un qui veut t’aider, avança Chloé. Envisageons tous les cas possibles, proposa-t-elle. Des amis ? Non, personne n’est aussi con que nous pour faire face aux conséquences de ton oisiveté.

— Ton éditeur ? proposa Josh.

— Impossible. Il ne me doit plus rien et n’espère plus me voir écrire.

— Un membre de ta famille ? Tu as peut-être un cousin ou une cousine bien intentionnés qui ont entendu parler de ta situation et ont décidé de t’aider.

— Impossible. Le peu de famille que j’ai se fiche bien de savoir comment je vais.

— Et ton patron ? s’exclama Chloé, persuadée de détenir une piste.

J’envisageai l’idée quelques instants.

— C’est vrai qu’il est capable d’une grande générosité. Mais il ne sait rien de précis sur ma situation.

— Il l’a peut-être appris de la bouche d’une de tes connaissances…

— Peu vraisemblable. Il ne connaît personne dans mon entourage.

— Lui as-tu déjà demandé une avance ?

— Oui, en effet… cela m’est arrivé.

— Eh bien voilà, s’exclama Chloé. Il a pu en déduire que tu avais des difficultés financières. Après tout, un mi-temps ne suffit pas pour vivre, il le sait.

Nous nous tûmes un instant, absorbés par cette idée.

*

M. Hillel raccompagnait la dernière cliente à la porte, révérencieux à l’excès. Si j’avais d’emblée repoussé l’idée qu’il puisse être à l’origine de ces curieux incidents, j’avais reconsidéré mon opinion : le vieil homme possédait une part d’ombre et de mystère telle qu’il m’était impossible de l’exclure trop rapidement des suspects.

Lorsque nous fûmes seuls, je m’approchai de sa table de travail. Comme chaque fois que je m’adressais à lui, il leva vers moi un visage réjoui, exprimant son plaisir de me découvrir au milieu de sa boutique.

— Je peux vous poser une question ?

Il posa les livres qu’il tenait dans ses mains, ôta ses lunettes et fronça les sourcils pour signifier qu’il était prêt à répondre à une colle en matière de références bibliographiques ou de classement.

— Une question assez particulière, lui dis-je, soudain embarrassé.

— Particulière ? répéta-t-il, intrigué.

— Rien à voir avec la librairie. Une question personnelle.

Son visage s’assombrit et il remit ses lunettes, reprit ses livres et fit mine de se remettre au travail.

— Je savais que tu m’interrogerais un jour à ce sujet, dit-il sur le ton de la fatalité.

Je crus avoir enfin trouvé la réponse à mon énigme.

— Je t’en ai trop dit ou pas assez, lança-t-il dans un soupir. Ma vie sans femme, sans famille, mes petites originalités, mon passé obscur et… ce numéro tatoué sur mon bras… Tout le monde finit par me poser la question. Tout le monde veut savoir. Mais je n’aime pas en parler, vois-tu, et…

— Mais il ne s’agit pas du tout de ça… l’interrompis-je, encore surpris par sa tirade.

Il me fit face, ôta à nouveau ses lunettes et me jaugea.

— Vrai ?

— Vrai.

— Parce que bon, je râle, je râle, mais à toi, je peux en parler, répliqua-t-il gêné. Un auteur a la sensibilité et l’intelligence nécessaires pour écouter. Pas pour comprendre, parce que personne ne le peut. Mais pour écouter.

— C’est gentil, mais ça n’a rien à voir avec votre passé.

Il se renfrogna.

— Mon passé ne t’intéresse pas ?

— Pas du tout ! répondis-je, étonné par la tournure que prenait cette conversation. Ça m’intéresse, mais je n’aurais jamais osé vous interroger sur ce sujet.

— Mmm… oui, bon. Alors, que voulais-tu savoir ?

Je lui expliquai la situation. Il m’écouta avec intérêt, levant parfois la tête vers moi, tel un moineau méfiant.

— Et donc, tu veux savoir si c’est moi qui t’ai envoyé cet argent ? demanda-t-il.

— J’envisage toutes les possibilités.

— Dois-je penser que tu me prends pour un fou ou trouver dans tes soupçons la marque d’une estime ?

— Donc, ce n’est pas vous.

— Je ne fais jamais rien d’anonyme, jeune homme ! s’exclama-t-il. L’anonymat cache bien trop souvent un crime, un orgueil masqué ou une stupidité.

— J’ai imaginé un instant que vous vouliez m’aider… sans m’embarrasser.

— Si je dois t’aider, je le ferai à visage découvert et avec suffisamment de tact et de franchise pour ne pas te gêner !

— Très bien, désolé.

Il réfléchit un instant.

— Selon moi, il s’agit d’une erreur. Et si c’est le cas, cet argent ne t’appartient pas.

Sur ces paroles, il me planta au milieu de la boutique et disparut. Il réapparut avec une enveloppe qu’il me tendit autoritairement.

— Voilà de l’argent. Ne me remercie pas, je les retirerai sur ta paye… plus tard. Ça t’évitera d’être tenté de toucher à ton compte.

Je voulus refuser mais sa proposition était ferme. De plus, j’en avais besoin, et, après tout, il ne s’agissait que d’une avance.

— Je ne vous ai pas raconté cette histoire pour que vous me prêtiez cet argent, tins-je à préciser.

— Je le sais. Tu es suffisamment fin et intègre pour ne pas recourir à de telles manœuvres.

— Mais j’accepte parce que j’en ai vraiment besoin.

— À la bonne heure ! se réjouit-il.

— Merci monsieur Hillel, vous êtes…

— Oui, bon, allez, retourne travailler ! m’interrompit-il en agitant les mains.

— Monsieur Hillel ?

— Quoi encore ?

— Et ce que vous alliez me raconter sur votre passé ?

— Pas aujourd’hui ! On ne donne jamais son amitié et de l’argent au même homme, disait ma mère, dont les sentences étaient toujours sensées. L’amitié est affaire de sentiment, l’argent est affaire de pouvoir. Ça, c’est moi qui l’ai rajouté et, si ce n’est pas totalement juste, c’est joli aussi. Allez, file, on a assez discuté.

*

— Donc le mystère reste entier, déclara Chloé.

— Exact.

— Bon, pour le moment, tu as fait ce qu’il fallait concernant ce fric. Alors, oublions l’incident un instant et n’envisageons que le cœur du problème, proposa Chloé. Tu dois absolument trouver le moyen de payer tes dettes, Jonas.

— J’en suis conscient.

— Que comptes-tu faire ?

— Trouver un autre boulot.

— Miracle ! Il devient raisonnable. Tu as raison, il te faut un autre emploi, plus sûr, mieux payé et à plein temps.

— Non, je voulais dire… trouver un autre mi-temps. Je n’ai pas envie de quitter mon libraire.

— Mais ce n’est pas un vrai travail, ça ! À quoi peut-il te mener ? N’as-tu pas d’autres ambitions ?

— L’ambition est un mot créé par des hommes qui n’ont pas d’imagination pour faire oublier à ceux qui en ont qu’ils sont des hommes.

— C’est de qui ? demanda-t-elle, interloquée.

— De moi.

— Finalement… tu as bien fait d’arrêter d’écrire, plaisanta-t-elle.

— L’ambition est un leurre, rétorquai-je, excédé. On nous fait croire que le bonheur est lié à la possession de tous les produits que l’on ne cesse d’inventer. On veut nous éloigner de notre vraie nature d’homme pour nous empêcher de penser, de nous révolter contre toutes les injustices engendrées par la société. Alors, on fait de nous de simples consommateurs seulement capables de courir après des rêves.

— Tu nous l’as énervé, lança Josh à une Chloé médusée.

— C’est l’ambition qui pourrit le monde, insistai-je.

— T’as fini, là ? demanda Chloé. On croirait entendre le discours d’un politicien de gauche.

— Moi, ça me rappelle plutôt une chanson de Souchon, fit remarquer Josh.

— Je suis bien dans cette librairie, dis-je, d’une voix plus calme. Le patron est un mec génial. J’aime ses valeurs, ses idées folles, son idéalisme, le mystère derrière lequel il cache son douloureux passé. Il se fout du fric, des règles, de la logique. Il donne un sens à sa vie. Et il a une ambition, figure-toi ! Celle de permettre à ses clients de trouver un jour le roman qui les rendra heureux. Ça, c’est de l’ambition. Ça ne fait pas de lui un homme plus riche, ça ne lui rapporte ni prestige ni pouvoir. Mais ça le rend heureux… et, du coup, ça me rend heureux également.

En mon for intérieur, je savais que Chloé avait raison : la logique imposait de me mettre en quête d’une activité professionnelle à plein temps, plus rémunératrice. La librairie avait joué le rôle d’un sas de décompression entre le monde imaginaire et instable dans lequel je m’étais laissé flotter et la réalité. J’étais maintenant enclin à faire de véritables efforts pour m’en sortir, voire disposé à me corrompre dans n’importe quelle activité susceptible de calmer les hyènes hurlant à ma porte.

Pourtant, je ne pouvais me résoudre à quitter M. Hillel, la librairie et ses curieux clients pour un véritable emploi à plein temps. Mon histoire était désormais attachée à l’âme de ce lieu. Au réveil, la seule perspective de ces quelques heures de travail suffisait à dissoudre mes idées noires. J’aimais évoluer au milieu des romans, découvrir leurs histoires, celles de leurs auteurs ou répondre aux clients. De plus, j’avais établi avec M. Hillel une relation particulière, faite de complicité et d’affection. J’aimais la manière dont son regard m’enveloppait dès qu’il me voyait, ses digressions sur la littérature, son délire paranoïaque sur la concurrence de la grande surface culturelle, l’attention qu’il portait aux livres et celle qu’il accordait à ses clients. C’était comme si la librairie constituait un espace hors du monde et de ses vicissitudes, et que toutes les richesses qu’elle recelait suffisaient à donner du sens à ma vie.

Mais, au-delà de ces considérations affectives et professionnelles, une autre raison me liait à la Maison des livres. J’avais le sentiment irrationnel et confus que l’essence de mon existence était attachée à ce lieu, qu’il possédait un charme, une magie, qui, un jour, me révélerait une vérité.

Je ne me trompais pas : ce jour survint la semaine suivante, soit trois mois après mon arrivée à la librairie. Et il donna un sens à tous ceux qui l’avaient précédé.

Lior

Les journées se déroulaient au rythme qu’imposait l’état de Serena. Je les emplissais de ma force, de ma bonne humeur. Je commençais d’abord par lui raconter quelques anecdotes me concernant ou d’autres, autrement plus piquantes et attrayantes, tirées des aventures d’Elsa. Mon idée était de faire de ma vie une fenêtre vers ce monde auquel elle n’appartenait déjà plus. Et je pense qu’elle s’identifiait à moi, embrassait mon histoire, mon quotidien, comme le condamné à mort respire l’air qui entre par la fenêtre de sa cellule. Puis je lui lisais les journaux du jour, les commentais avec tout l’humour ou toute la science dont j’étais capable. Je mettais parfois un film et nous le regardions, allongées l’une près de l’autre, main dans la main.

Enfin venait le moment de la lecture d’un roman, celui qu’elle préférait. Comme moi, elle aimait les histoires d’amour. Pas celles qui déroulent le fil d’une intrigue naïve, mais celles qui transportent les sentiments sur les hauteurs de la noblesse humaine. Nous étions convenues de puiser dans sa bibliothèque des œuvres qu’elle avait aimées et souhaitait redécouvrir à travers ma voix et les émotions que je ressentais. Elle se réjouissait de mes réactions, anticipait certains passages d’une respiration rapide, comme pour me dire : « Tu vas voir, les pages qui arrivent sont magnifiques. »

C’est au cœur de l’émotion que nous nous retrouvions.

Serena avait un langage composé de respirations, de légers mouvements du visage, de battements de paupières, de petites plaintes et d’imperceptibles sourires. Ses doigts bougeaient légèrement et ils me caressaient souvent la main pour me remercier d’être là, près d’elle, d’occuper son temps, de la considérer comme ma confidente.

Elle réclamait rarement son stylet et quand elle le faisait, c’était simplement pour me dire son plaisir après une lecture ou me poser une question sur ma vie. Mais elle s’exprimait avec peu de mots. Je ne savais pas si sa concision extrême était due à son manque d’énergie ou, comme son père le disait, à sa volonté de se retirer doucement du présent, pour habituer son entourage à son absence.

J’essayais d’être vraie, de ne pas cacher mes sentiments, de lui ouvrir mon cœur pour qu’elle s’y blottisse. Parfois, pourtant, épuisée, je me surprenais à surjouer afin de lui masquer mes états d’âme. Mais elle voyait clair dans mon comportement. Elle était tout entière tendue vers moi. C’était comme si elle avait accès aux profondeurs de mon âme, pouvait lire mes pensées intimes. C’est sans doute parce que je ressentais cette communauté d’esprit que je lui proposais de lui lire parfois les textes que j’écrivais. Des textes que je n’avais jamais soumis à personne, pas même à Elsa. Elle me remerciait toujours d’un petit sourire ou d’un mot écrit sur son ordinateur.

*

— Vous finissez bien souvent tard, Lior, me dit M. Luciani.

Il était près de 21 heures. Il m’avait interpellée sur le pas de son bureau alors que je m’apprêtais à partir.

— C’est parce que j’ai du mal à considérer ce que je fais comme un travail, lui avouai-je sans forfanterie.

Une expression de tendresse traversa son visage.

— Je vous payerai vos heures supplémentaires, déclara-t-il.

— Je suis suffisamment bien payée, répondis-je.

Il ignora ma réponse.

— J’ai pensé que… vous pourriez vous installer ici. Les trois quarts de la maison sont inoccupés. Je pourrais vous proposer l’équivalent d’un véritable appartement.

— Merci, mais je tiens à rentrer chez moi le soir. J’ai besoin de sortir d’ici et de retrouver un lieu qui m’appartienne vraiment. De plus, je partage mon appartement avec une amie et ne veux pas la laisser tomber.

— Je comprends, murmura-t-il. Souhaitez-vous que je vous fasse raccompagner ?

Je fus tentée d’accepter tant je me sentais fatiguée mais n’eus pas le cœur de faire déranger Claude à cette heure-là.

— Merci, mais j’ai envie de marcher un peu.

— Alors, bonne soirée, Lior.

Dans le couloir, Géraldine m’interpella.

— Tiens, prends ça.

Géraldine avait les traits d’une femme qui avait profité de la vie avant de se résoudre à traîner ses rondeurs déchues avec le peu de force que ses grosses jambes percluses de varices possédaient encore. Elle m’attendait souvent à la porte afin de me donner un repas pour deux personnes qui faisait le bonheur d’Elsa.

— Merci, Géraldine. Je vais grossir avec toutes les bonnes choses que vous me donnez, lui dis-je.

— Ouais, ben y a encore de la marge. Et puis c’est soit je te les donne soit je les jette, alors tu les prends et c’est tout.

Elle me faisait croire qu’il s’agissait des restes des repas de la journée. Mais je savais qu’elle préparait des petits plats et des desserts spécialement pour moi.

— Tu sais que la mère vient dans deux jours ? me demanda-t-elle.

— Oui, M. Luciani me l’a dit.

— Une garce, celle-là, marmonna-t-elle en contractant son visage, attendant que je l’incite à me confier son avis.

La venue de la maman de Serena était attendue comme un événement. Claude et Géraldine paraissaient la redouter. M. Luciani feignait de s’en désintéresser.

— C’est de la tarte Tatin ? J’adore ça ! m’exclamai-je, pour faire diversion.

Géraldine oublia aussitôt ses velléités de médisance et afficha un sourire triomphant.

— Ben, tu m’en diras des nouvelles, de celle-là !

*

La maman de Serena était arrivée tôt le matin et s’était enfermée avec sa fille. J’attendais dans la cuisine, en compagnie de Géraldine et de Claude.

— Elle ne reste jamais bien longtemps, me confia Claude. Une heure tout au plus.

— Une heure tous les mois, persifla Géraldine. Tu parles d’une mère.

— Je ne crois pas que nous puissions la blâmer, me glissa Claude. Elle fait une dépression depuis que sa fille est dans cet état-là. Et chacune de ses visites la plonge dans un désespoir plus profond encore.

— Et Serena est ensuite dans un piteux état, compléta la cuisinière en me servant un bol de café et une part de tarte à la praline, que je regardai avec effroi.

— Quoi, t’aimes pas la tarte à la praline ? me demanda-t-elle.

— Si, mais… pas au petit déjeuner.

— Ah ? s’étonna-t-elle, en regardant la tarte. Bon, je te l’emballe alors. Pour en revenir à l’autre peste, elle est pas excusable. Quand on est une vraie mère, on reste près de son enfant, c’est tout.

Claude leva les yeux au ciel et m’adressa une mimique complice.

*

Après une heure d’attente, nous entendîmes le claquement de talons sur le marbre des escaliers. Puis la porte de la cuisine s’ouvrit et l’ex-Mme Luciani apparut, les yeux rougis, le souffle court. Claude se redressa, prêt à l’écouter. Géraldine lui tourna le dos et entreprit de laver les tasses de café.

— Vous êtes Lior ? me demanda-t-elle. Pouvez-vous venir, j’ai à vous parler.

Je la suivis dans l’entrée.

C’était encore une belle femme. Sa démarche, la fluidité de ses mouvements, son port de tête altier lui conféraient une élégance princière et je n’eus pas de mal à l’imaginer trente ans plus tôt régnant dans cette maison, imposant sa beauté et sa distinction à ses invités.

— Je sais ce que vous pensez de moi, me dit-elle en préambule. Je sais ce que tout le monde pense de moi ici.

— Je ne pense rien, je suis…

Elle ne me laissa pas le temps de finir ma phrase.

— Peu importe. Je suis une mauvaise mère, je le sais. Je dois l’assumer aujourd’hui et… pour le reste de ma vie. Ma fille dit qu’elle ne m’en veut pas. Mais je suis sûre du contraire.

— Elle dit toujours la vérité. Les malades s’embarrassent rarement du poids du mensonge.

— Sauf quand il s’agit de rassurer, compléta-t-elle. Et elle cherche à me rassurer avant de…

Le mot se perdit dans sa souffrance.

— Si vous l’aviez connue avant… Vous l’auriez aimée, murmura-t-elle dans un sanglot.

— Je l’aime, répondis-je.

Elle acquiesça silencieusement.

— Vous vouliez me parler, me dire quelque chose ? questionnai-je.

Elle hésita.

— Je voulais vous remercier.

— Me remercier ?

— Roberto m’a dit ce que vous faites pour elle et à quel point vous êtes devenue importante dans sa vie. Je vous admire pour ça.

— Merci, c’est très gentil.

Elle regarda autour d’elle pour voir si quelqu’un pouvait l’entendre puis me prit le bras et se pencha sur moi.

— Mais… méfiez-vous, murmura-t-elle.

— Me méfier ? Mais de quoi ? De qui ?

— De mon ex-mari. Cet homme est un manipulateur.

Nous entendîmes une porte s’ouvrir et, levant la tête, nous vîmes M. Luciani apparaître en haut des escaliers. Une expression grave, que je ne lui connaissais pas, fermait son visage. Ils se défièrent du regard un instant puis la mère de Serena se tourna vers moi. Et j’eus l’impression qu’elle me découvrait pour la première fois, qu’elle analysait chacun de mes traits.

— C’est vrai que vous lui ressemblez, finit-elle par dire d’une voix grave.

Et, prononçant ces mots, elle me serra le bras, et je crus comprendre que cette affirmation contenait une partie du message qu’elle comptait me délivrer.

Quand j’entrai dans la chambre de Serena, l’impression de malaise que m’avait laissée l’avertissement de sa mère ne m’avait pas quitté.

Sur les joues de mon amie, des larmes coulaient.

Je me précipitai vers elle et la serrai dans mes bras.

— Ne pleure pas, ma chérie.

Sur l’écran de son ordinateur, une phrase continuait à scintiller.

Je t’aime, n’en doute jamais

— Tu souffres de savoir que ta mère doute de ton amour ?

D’un battement de paupières elle répondit à ma question.

— Je lui ai dit qu’il fallait te croire, te faire confiance.

Ses yeux se plantèrent dans les miens et un éclat particulier vint les embraser.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je, intriguée. Tu veux me dire quelque chose ?

Je la sentis hésiter. Sa main s’anima, serra le stylet de son ordinateur, puis elle se ravisa, la lâcha et détourna son regard.

— Tu avais quelque chose à me dire, insistai-je.

Elle fixa intensément son ordinateur, pour me le désigner.

Elle m’adressait la même phrase qu’à sa mère.

Je t’aime, n’en doute jamais

— Pourquoi en douterais-je ? demandai-je, étonnée.

Elle fit un effort et écrivit une nouvelle phrase.

Mon chemin est clair, ma voie est la tienne

— Je ne comprends pas, Serena, lui murmurai-je, interloquée.

Mais elle ferma les yeux pour me signifier qu’elle était fatiguée, se soustrayant à toute autre question.

*

— Ah ! Je me disais bien que tout ceci devait cacher quelque chose de suspect ! s’écria Elsa, excitée.

Je venais de lui confier les récents événements.

— Le beau et ténébreux Luciani est donc un manipulateur.

— Tous les hommes riches doivent l’être.

— Oui, mais qu’attend-il de toi ? Quelles sont les possibilités ? demanda-t-elle en bondissant hors du canapé pour arpenter le salon, façon détective.

— Elsa, il n’y a rien de suspect, dis-je pour calmer son élan.

— Non, prenons l’affaire au sérieux, déclama-t-elle, impérieuse. Réfléchissons.

— Arrête de faire l’idiote, s’il te plaît.

— Quoi ? Une esthéticienne ne peut pas déclarer qu’elle réfléchit sans qu’on la prenne pour une idiote ? Énumérons les possibilités. Hypothèse n° 1, cette femme a simplement voulu te dire que M. Luciani ne tiendra pas ses engagements. Hypothèse n° 2, l’homme va t’adopter en remplacement de sa fille et tu te trouveras enfermée dans une prison dorée. Ce qui expliquerait sa volonté de recruter une fille qui ressemble à la sienne. Hypothèse n° 3, il va t’anesthésier et faire prélever sur toi différents organes qui permettront de sauver sa fille.

Elle me questionna du regard.

— N’importe quoi, lâchai-je, exaspérée.

— N’empêche, c’est un super scénario de film, non ? Le père milliardaire d’une fille mourante qui enlève une jeune fille pour lui voler les organes dont son enfant chérie a besoin pour vivre.

— Déjà fait.

— Ah. Je me disais bien aussi… Donc, tu as le choix entre être enfermée par un milliardaire à la santé mentale vacillante et te faire rouler dans la farine.

— Ces gens-là ne me feront aucun mal.

— Alors, à ton avis, qu’a voulu te dire l’ex-femme de mon futur mari ?

— Elle a voulu me dire que je ne ressortirais pas indemne de cette histoire. Que M. Luciani m’a embarquée dans une aventure qui va me détruire affectivement, qu’il le sait mais s’en fout car son seul souci, c’est le bien-être de sa fille. Mais peut-on lui en vouloir ? Et, de toute façon, en acceptant ce travail, je savais pertinemment ce que je risquais. Voilà, c’est ce que la mère de Serena a voulu me dire. Oui, c’est sans doute cela.

— Et comment expliques-tu ce que Serena t’a écrit ?

— Là, je n’en ai aucune idée, avouai-je.