V

 

On ne peut vaincre le temps que par le temps. Tu regardes une nouvelle série de nœuds. Le travail, te dis-tu, invente un modeste éternel retour à l’échelle du quotidien. Les nœuds, en d’autres temps, ont servi à compter, à écrire, à se souvenir ; ceux-là ne servent à rien, mais ils sont pourtant les témoins de quelque chose non pas en eux-mêmes, mais à travers leur multiplication. Pour une fois, le sens est lié à la quantité parce que tous ces nœuds, un à un et dans leur ensemble, sont d’abord ce qui les a faits, c’est-à-dire le mouvement répétitif, patient, interminable de nouer – mouvement signifiant parce qu’il ne fut jamais machinal, et que cela est perceptible dans la variété des formes et dans les variations en lesquelles chacune se décline. Finalement, par boucles et ligatures, par flexions et serrages, par demi-clefs et tours morts, ces nœuds ont moins transformé de la ficelle ou du cordage que du mouvement, et c’est lui qu’ils retiennent, sous les espèces du lin, du chanvre et du coton. Lui qu’ils ont transformé, fractionné, découpé, mais qui maintient partout la présence de sa continuité.

De son énergie. Car chaque nœud, ou plutôt chaque objet, est à la fois en chanvre, en nœud et en mouvement, de telle sorte que cette combinaison de matière, de mise en forme et d’élan fait de lui le dépôt d’un instant unique dans une succession d’instants perpétuellement semblables et toujours différents parce que le geste, la matière et la forme peuvent se ressembler dans l’espace mais ne peuvent se répéter dans le même instant. Ainsi, l’acte de nouer n’est pas seulement une marque dans l’écoulement temporel, c’est un prélèvement qui saisit et qui, d’une manière mystérieuse, métamorphose le temps – et donc la vie – en œuvre. Le sens réside dans ce changement.

 

Le travail articule son processus à l’écoulement du temps, et de ces deux mouvements, il en fait un, qui s’inscrit dans l’œuvre tout en la constituant. En la fondant. C’est de cette unification que jaillit le sens, et le sens se substitue à l’écoulement.

Bien entendu, ce sens fondamental ne dit pas ceci ou cela : il communique simplement une présence réversible, qui permet de remonter au faire et d’y trouver une issue antimortelle. Le sens est d’abord la possibilité du temps retroussé, bien qu’il emporte lui aussi.

Nous sommes formés à rechercher dans le sens le chemin vers la conclusion. Vieil héritage chrétien qui mène à considérer que le sens trouve son but dans la fin. À l’inverse, le seul trait profond de la modernité est de ne concevoir aucun terme au courant du sens : il n’y a d’autre infini que l’interminable.

Les nœuds de Christian Jaccard se situent dans cet interminable-là. C’est pourquoi, pris séparément, ils sont insignifiants, même s’ils ont une qualité plastique ; par contre, dès qu’en groupe, ils imposent l’évidence que leur fabrication représente un tel investissement de temps qu’il y a déjà là une question.

D’ailleurs, cet investissement n’est-il pas significatif en soi ? Il semblerait en tout cas déterminer à lui seul un partage dans les productions de l’art contemporain, où la plupart des œuvres, vite faites, sont pauvres en temps et, proportionnellement semble-t-il, pauvres en intensité, pauvres en présence.

Les nœuds contiennent une charge temporelle, et ils en tirent ce sens fondamental qui tient au fait que, par le travail qui cristallise le temps, advient un changement de nature, une sorte d’hybridation entre la vie de l’auteur et la matière que cette vie métamorphose en s’y engageant. Mais le temps, ici, a un autre effet, très sensible en considérant des ensembles, c’est que les nœuds en s’accumulant génèrent une histoire à l’intérieur de laquelle les formes sont aussi des événements qui, les uns par rapport aux autres, tissent des relations, des références internes, si bien que voici un univers autonome ou bien une nouvelle espèce.

Quelques œuvres, aujourd’hui, échappent à l’esthétique tout en y forçant leur lieu, qu’apportent-elles à ce domaine ?

Sans doute, en premier, le remplacement de la beauté, qui fut toujours de l’ordre du fini, par le temps : une transformation du temps en un matériau ambigu. L’écoulement linéaire est rompu, et son énergie captée. Dans ce processus, la répétition est essentielle : elle seule permet que le temps se retourne et devienne la substance du sens…