Nouage n’est pas usité, quoique parfait pour dire l’action de nouer. Nouaison relève de l’arboriculture. Nouement est inusité, ce qui n’interdit pas à dénouement d’être très employé. Nouet est un joli mot, mais qui s’en sert pour préparer une infusion ? Noueur serait utile et concret, il passe néanmoins pour inusité. Nouure est médical.
On peut mettre un nœud dans ses cheveux.
On peut se trouver au nœud d’une affaire.
On peut avoir la gorge nouée.
Aujourd’hui vous descendez précipitamment chez les nœuds. Cinquante-quatre séries vous attendent, chacune de neuf individus : quatre cent quatre-vingt-six nœuds. Christian Jaccard réduit ton saisissement devant cette foule en déclarant :
– J’ai bricolé tout ça de 1976 à 1979, conjointement aux toiles brûlées sombres et aux cuirs calcinés. Je ne les ai jamais montrés, sauf quelques rares éléments lors de l’exposition de François Mathey, « Artistes et Artisans ».
Ton regard parcourt, puis s’arrête ; parcourt, puis s’arrête. C’est l’unité qui te procure une certaine jubilation, et c’est en même temps la diversité. Et cependant, qu’est-ce que ça me fait ? te demandes-tu. Il y a des moments de course dans les yeux et de longs suspens. Tu repères quelques différences : une série se distingue par le fait que chacun de ses membres a une boucle et un nœud ; une autre par le fait que chacun a un nœud à chaque extrémité… Il y a également les formes : des crêtes, des clefs, des palettes, des vis, des palmes…
– C’est une activité qui reste quelque peu névrotique par le souci de faire toujours à peu près la même chose, tout en jouant sur de petites différences dans les dimensions : la grosseur, l’épaisseur, la longueur. Dans chaque série, les différences vont de un à neuf, par exemple de une à neuf ramifications. Tous les objets ont été trempés dans un bain de graphite.
Pourquoi ce plaisir dans tout le regard, et qui fait du regard un prolongement aérien du corps ? Tu t’en retires, tu doutes, tu interroges, tu y reviens. Tous ces objets moirés de gris comblent quelque chose par leur présence, mais quoi ? Sont-ils beaux ? Ils ne répondent à aucune question, mais ils sont là. Et le fait qu’ils soient là est une réponse muette qui retourne la question contre celui qui la pose, de telle sorte qu’à la fin : Où en suis-je devant ça ?
– Toutes les dérivations, les dérives dans les formes, je pouvais me les permettre, mais elles n’étaient pas ma préoccupation, pas ce qui m’activait. En faisant ça, je voulais seulement apprendre à consommer le temps. À première vue, il n’y a là qu’une accumulation gérée par un classement assez strict, mais c’est faux tout en étant vrai.
– Tu comptes pour rien le regard du spectateur ?
– J’aurais pu tenter la même entreprise en répétant quatre cent quatre-vingt-six fois le même objet, exactement le même, mais ça m’a fait peur. J’aurais pu mille fois, dix mille fois. Quand tu fais un nœud, tu entres dans l’infini. Tu y entres par les mains. Un nœud quel qu’il soit est toujours un nœud. Et un nœud noué sur un nœud, sur un nœud, sur un nœud (il ramasse un des nœuds-boules, qui sont aux pieds des grands totems, le soulève, le fait sauter dans ses mains)… Tu vois, même ça, c’est toujours un nœud, et pourtant c’est une accumulation.
Tu vois un remous, un barattement : ils se propagent à partir du mouvement des doigts qui nouent, un tout petit mouvement qui grignote l’air, qui tisse l’air, et la vue tout à coup est prise, devient la matière de ce contagieux travail de tisserand… Mais Christian continue :
– Quand je dis que c’est infini, il faut penser à toutes les dimensions. Imagine tous ces objets agrandis deux fois, trois fois, dix fois, toujours les mêmes et toujours différents, toujours des nœuds. Quand je noue, je souhaite poursuivre à l’infini. Le souhait prend de multiples formes, cette colonne… Faut-il varier, faut-il répéter ? C’est mon plaisir qui, finalement, dicte le choix, le plaisir pris tantôt à ceci, tantôt à cela, le plaisir est déterminant…