Que faire avec un escargot, une flèche, un m ? Si toute forme n’est qu’une chose, il suffit de s’en servir ; sinon, il faut s’essuyer les yeux, puis voir qu’en toute forme vibre un sens, un contre-sens et un autre mouvement encore, qui traverse sa fermeture, son ouverture aussi bien que notre regard. Alors, la main ne touche plus dans la forme ce qui donne prise, mais une surface et sur celle-ci une impalpable présence où les doigts égarent à l’instant même ce qu’ils sont en train d’y trouver. La forme est donc une parade : une sorte de tour prestigieux, qui trace en l’air un contenant à travers lequel nous percevons d’instinct un contenu. Mais la réalité n’est-elle pas le contenu qu’appelle immédiatement toute apparence ? Et ce serait pour mettre une limite au pouvoir des yeux en opposant du massif et du plein à leur envahissement par l’aérien et par le vide. Le regard fait se lever partout des fantômes pour les promener dans nos têtes et faire d’eux le sens des choses. La peinture rétablit la réalité.
Cependant, voici un escargot, une flèche, un m, qui ne sont ni mollusque, ni arme, ni pont bien que chacun d’eux soit ici littéralement ce qu’il paraît être : c’est que, choses de surface, ces choses sont identiques à leur propre visibilité – situation bizarre pour une chose et par où elle se dénature et devient semblable à ces petites choses que sont les lettres. Mais là sans doute commence le mystère de la peinture, qui nous propose de la ressemblance en guise de chemin vers la réalité, et qui joue si bien de cette ambiguïté qu’on y confond souvent l’étoffe du songe avec la matière d’un contenu depuis longtemps évaporé.
La répétition patiemment pratiquée par Mathias Pérez pourrait être une manière discrète de délimiter le territoire de la peinture et la fonction des formes qui le jalonnent ou le structurent. Si tous ses tableaux donnent à voir les mêmes éléments n’est-ce pas que ces éléments, soit ne constituent qu’une espèce d’alphabet, soit n’interviennent que pour des raisons picturales et non pas en vue de significations extérieures ? Le m et le p de Mathias et de Pérez ne font pas même exception car ils transforment la signature, toujours superflue dans le tableau, en élément indispensable au dessin. Et il en va pareillement de la date qui, à l’opposé des initiales, trace l’empreinte du temps pour balancer celle du nom.
En fait, tous ces éléments dont l’inventaire est assez bref : coin haut, coin bas, pyramide, escargot, flèches, phallus, M ogival, encadrements, date, m et p, n’ont pas pour but de dire ceci ou cela, pas plus que de nouer une énigme, mais de nous convier à fixer notre regard, comme nous le fixons sur un corps.
– Je vous prie, annoncerait le commentateur, je vous prie de tout oublier des choses que vous croyez ici reconnaître, et de vous en tenir à la seule invitation présente sur cette surface : une invitation au plaisir de voir…
– Mais, protesterait une petite voix, cette surface ne manque pas d’épaisseur, ce qui représente tout de même en soi une chose difficile à oublier.
– Il ne faut pas confondre, reprendrait l’autre, ce qui porte la peinture et ce qui est la peinture…
– Et le plaisir, glousserait la voix petite, ça porte ou ça est ?
– T’as vu, déclare alors Mathias en montrant la lisière supérieure du tableau, je laisse toujours du blanc : s’il n’y a pas de blanc, ça coince ! c’est foutu !
D’accord, mais comment expliquer qu’il faut aussi laisser un peu de blanc dans le regard quand on vient se planter devant un tableau et en particulier devant ceux qui, entre m p et une date, présentent une surface labyrinthiquement divisée en même temps que labyrinthiquement unie ? Le mystère de la peinture, c’est qu’on est déjà en lui – ou en elle, avant de s’être aperçu de son existence. On croyait s’avancer vers un spectacle et voici qu’on est dans un face à face, et qu’au lieu de regarder simplement, on se meut dans un espace peint qui a tendance à ne pas tenir en place puisqu’il est dans vos yeux tout autant que sur la toile. Et qu’a donc manigancé là Mathias avec toutes ces lignes de crête qui rendent sa surface aussi accidentée qu’une carte en relief ?
Comme toujours, il faut retirer sa vue de sa vision et prendre du recul et dis-moi comment c’est fait ?