On croit savoir ce qui est derrière ou avant, savoir d’où ça vient, mais qu’est-ce qu’une couleur ? Bien entendu, on connaît le bleu, le rouge, le vert et les autres, qu’elles soient terre ou pigments ou chimie, et pourtant ne les traite-t-on pas comme si chacune n’était qu’un nom, niant par ce renvoi une certaine abondance et même une certaine éloquence dont l’effet n’est pas en nous une simple impression rétinienne puisqu’il remue la partie très obscure où pousse la langue ? Le seul regard ne suffit pas à la peinture : il lui faut aussi du corps, sans doute parce qu’elle en est un, du moins dans cette épaisseur que possède un tableau de Mathias Pérez. Épaisseur que la répétition du dessin dote d’une apparence qui la fait oublier, comme le visage fait oublier le ventre.
Mais la couleur ? Les patrons de l’art contemporain, qui n’ont de goût que pour les pompiers du concept, refusent l’espace dont s’épaissit la couleur et lui interdisent donc de respirer en nous. Pas d’ailes, pas de cœur, pas de sexe, juste quelques idées vite transformées en choses. L’esthétique est devenue l’alibi de la marchandise et le siège de l’officiel. Au contraire, la bonne pâte qui compose la peinture de Mathias Pérez nous replace dans la vitalité indispensable au risque de faire comme au risque de voir : la matière et la chair ne sont pas un choix, elles nous constituent et portent en elles une dynamique qu’il s’agit de transformer de l’intérieur. Hors de ce travail interne, tout est parade sans engagement, sans danger, sans aventure.
La couleur ressemble si bien à cette forme du dedans qu’on pourrait croire qu’il en est l’énergie rendue visible. Ou bien le langage purement énergétique.
– Je vais prendre un autre vert…
Cette fois la couleur est dans une boîte, dont Mathias peine à soulever le couvercle. L’étiquette annonce : vert de cadmium. Ce vert est si vivement vert qu’il fait paraître le cinabre tout jaune. Mathias le touille avec un plaisir gourmand. Son premier geste a une ampleur douce. On entend un petit glissement humide : ce n’est pas un trait qui s’allonge derrière le pinceau, mais une traînée luisante et charnue. Les poils ne lèchent pas la surface : ils suscitent une mince houle de lumière, un ourlet intime. Le tableau change complètement d’aspect en quelques minutes.
Que le dessin soit souligné n’est pas ce qui compte, bien que l’œil trouve là une sorte d’appui. L’important est dans la massivité légère que prend l’ensemble et qui produit un espacement dont la vue s’emplit avec un bonheur que l’artiste interrompt tout à coup en déclarant :
– Les couleurs, après tout, ça m’est égal, sauf que j’aime le vert, tous les verts, alors que je ne réussis jamais rien avec le bleu… Je n’y arrive pas, c’est une couleur qui me bloque…
Il touille à nouveau, et ce geste semble donner du temps à son regard, mais le voici qui entreprend de recouvrir de cadmium tous les sillons de cinabre.
– Pourquoi ?
– Pour qu’on le devine en dessous comme une lumière sous la porte ou sur les bords d’un volet… qu’on le sente monter, pousser…
Cette fois, la main va très vite et l’épaule la suit et le dos, avec des plongées brusques, des virages, des remontées, qui indiquent une précipitation goulue, sensuelle. Puis, à mesure que le tableau verdoie, le regard ne s’attache plus qu’à la circulation de la couleur, à son réseau qui fait courir là-bas, mais aussi en l’air, les veines ouvertes de la lumière.