VII

 

– Si j’arrive à la mettre en blanc, ce sera bien…

Il recule et observe. Il lance un pschitt de souffle et se baisse. Il avance à croupetons, couvercle dans la main gauche, pinceau dans la droite. Il redresse son buste et, d’en bas, affronte la toile. La regarde, nuque en arrière.

Il s’approche, se place de biais et frotte du blanc entre les lignes, un nuage de blanc. Il appuie très fort sur le pinceau, et ça gratte, ça frotte, avec un bruit de bois contre du bois.

On sent que la main prend des risques, qu’elle est même en danger. Elle frotte toujours, puis glisse lentement le long d’un sillon. Le pinceau fait clac, clac, et puitt, puitt…

Il recule, fesses sur les talons, épaules courbées, tête rentrée : il recule en boule, observe d’en bas, redresse un peu son dos, écarte les coudes.

Il se rapproche et le pinceau avance sur la toile par sautillements précipités, par sursauts, par saccades.

– Faut que ça monte doucement, à la dernière seconde tu peux tout rater… doucement…

Il frotte, frotte pour étaler son blanc. Il prend un chiffon sale qui traîne sur le sol, en essuie son pinceau, puis se remet à frotter du bout avec un mouvement tournant.

– Faut que monte tout ce qui est en dessous, que ça monte à travers sans être tout à fait là… Faut pas de maniérisme, mais de l’impression, du soufflé dans la vue…

Sa main précipite le frottement : la peinture devient sonore. Plus de caresse huilée. Rien que du travail, avec un peu de fureur, mais le résultat est toute douceur.

– C’est la première fois que ma main fait des manières. Je fais pas l’enfant gâté, mais les manières, pour une fois, c’est pas mal… ça suffit à présent, j’attaque…

Il trace une grosse ligne, et c’est du silence et c’est humide et brillant…

Il se relève en jetant un grand APFFF ! qui lui met l’air aux dents, puis il pousse du pied tubes, pots, chiffons, bouts de planche, morceaux de fusain et de craie…

– C’est tordant, j’ai dû faire trois cents tableaux, y’en a pas deux pareils et les gens ne cessent de me dire : « Vous n’en avez pas marre de faire toujours la même chose ? » Que répondre ? Je peux pas prêter mes yeux.

Il recule et tout à coup se déplie, se délie, monte tout en haut de lui-même pour observer la toile qu’il vient d’ennuager. Il tient toujours le couvercle et le pinceau. Il les porte devant son ventre.

– Elle monte… Elle monte bien… J’ai réussi à ne pas tuer le vert, ni le rouge, tout en les couvrant de blanc.

Il marche droit vers la toile. L’observe de près. S’accroupit. Trempe son pinceau. Recule un peu. Tire à bout de bras une verticale. Et c’est de la graisse de lumière.

– Faut que ça soit bien blanc pour créer un rythme capable d’entraîner l’ensemble.

Il incline son buste en avant, lève le pinceau, s’applique. La tête bouge un peu vers la droite. Il sifflote. Redresse la nuque. Ramène le pinceau vers son visage, à hauteur des yeux.

– Faut faire gaffe, le plus dur c’est de s’arrêter à temps…

Il se lève d’un bloc. Tourne le dos à la toile. Pose couvercle et pinceau. Remonte son pantalon en le tirant sous les fesses. Marche vers l’armoire. Se tourne. Regarde. Regarde.

Il s’avance. Ramasse couvercle et pinceau. Repose le pinceau, saisit le tube de blanc, en tire une giclée, le repose. Reprend le pinceau. S’accroupit devant la toile.

Il lève le pinceau et doucement, lentement le pousse. Son regard est visible de dos, dans le mouvement de la main qui va comme un souffle.

– Faut pas chercher l’harmonie, elle vient, elle va venir en séchant…