L’atelier est un vaste rectangle sous les toits. La porte d’accès donne au milieu de la longueur. On n’y pense plus dès qu’on est entré car l’intérieur absorbe. Pourtant cet intérieur est double : vivant à droite de la porte et comme en friche sur sa gauche. Côté vie, tous les meubles font table avec leur dessus, et tous les dessus sont couverts de papiers divers et d’instruments propres à les travailler ; côté friche, de grands bacs en plastique, une presse taille-douce, des bidons, des paquets bien ficelés, des étagères pleines, des cartons, du vide autour des choses.
Bertrand est debout devant le pan coupé du toit qui sépare les deux fenêtres. C’est sa place favorite avec, à mi-corps, le dessus qui lui sert de table principale. Il tient de la main gauche le plan d’une ville, de l’autre une paire de ciseaux. Il découpe une lamelle d’une vingtaine de centimètres dans le plan, qu’il laisse ensuite choir sur le sol, pose les ciseaux et tient précieusement la petite lamelle dans le creux de sa main.
– C’est une promenade mentale qui devient graphique, fait-il en regardant le bout de papier.
Que voit-il ? Son prélèvement n’a pas deux centimètres de large. On aperçoit tout en haut une zone bleu ciel qu’enjambe un pont, puis viennent deux bandes blanches séparées par un gribouillis qui pourrait indiquer de la végétation : la seconde porte l’inscription JAI, mais peut-être le J est-il une lettre coupée. Au-dessous, un triangle peuplé de grands bâtiments est bordé au sud par le mot AVENUE. Plus bas, on distingue des blocs d’immeubles séparés par des mots en caractères minuscules : « avenue » encore et « allée » et « Gal Ferr » et « nue » et « Joseph », ce dernier dans un cartouche au fond grisé par des petits points.
– Tout ce que je sais en commençant, c’est que je vais me promener et que cette promenade se passera sur une surface que mon parcours occupera. Je bâtis peu à peu un parcours émotionnel…
Il prend une feuille de papier d’Arches, la fait vibrer dans la lumière douce, la pose bien à plat devant lui. Il se penche et, très vite, avec des gestes dont je ne sais s’ils coupent, tracent, plient ou s’ils font tout à la fois, il fait surgir dans la surface deux plis en relief.
– Comment appelles-tu les formes que tu viens de faire ?
– Ce sont des plis tout simplement.
– Oui, mais le mot ne décrit pas le mouvement que tu donnes au papier avec cette face exhaussée que soulèvent deux pliages en oblique…
– Il suffit de voir ! fait-il en renvoyant le vocabulaire derrière les yeux et en maniant deux feuilles dont je comprends qu’elles lui servent de cache quand, ayant saisi sur sa droite une bombe de couleur, il souffle du rose sur la face de l’un des plis.
– Un petit coup de bleu sur l’autre à présent, et j’aurai mon départ.
Ainsi fait-il, puis sur ce bleu il pose la languette de plan, puis déclare :
– Il faut que j’aille à la pêche.
Au sol, sous la grande table carrée que composent une feuille de contre-plaqué, un tréteau et le dos d’un vieux canapé, il y a trois cartons et un sac pleins de bouts de papier. Bertrand plonge ses mains dans l’un des cartons, feuillette, trouve une bande grise sur laquelle figurent des ampoules électriques stylisées, découpe là-dedans un biseau, le met de côté, rejette le reste, cherche encore, tire à lui une bande d’un rouge brillant, y prélève une lamelle, feuillette à nouveau, découpe un relief jaune et noir dans une épreuve de gravure…
– Je me suis fais, dit-il, une petite provision.
Il rassemble ses découpages, les pose, saisit sur le canapé une image et un texte imprimé en caractères gras, découpe obliquement une languette dans ce texte.
– Tu vois, fait-il en la brandissant.
Je vois que la coupure a transformé la surface lisible en une suite de sillons noirs de lettres où, de haut en bas, se détachent trois mots : vérité, visible, tragiq…
– Je ne suis pas indifférent aux mots ! Je les rencontre. Ils font partie de la promenade urbaine. Tu les croises comme tu croises des vitrines, des enseignes. Ils donnent une direction à l’espace. Ils font partie des éléments figuratifs du trajet au même titre que ce morceau de plan ou bien que ceci…
Bertrand saisit une photographie en couleurs représentant l’alignement des immeubles le long d’une rue. Il y découpe une étroite bande où l’on ne voit plus qu’un quadrillage d’alvéoles verticales et de lignes horizontales. La réalité change dès que change le point de vue. La bande est posée près d’un pli. C’est une fente où le monde affleure. Mais cette impression se modifie dès que la languette rouge et le bout de texte prennent place dans le voisinage. Les mains vont et viennent, posent, poussent, déplacent, reprennent : ce serait une réussite, si le visage du manipulateur ne se retirait tellement en lui-même que soudain je mesure à l’évidence la justesse de l’expression « être parti », et à quel point c’est toujours sur place qu’on part le plus loin.
– Le sens, dit-il plus tard, je ne sais pas ce qu’est le sens. Parfois, il découle de la forme ; parfois, c’est la couleur qui le donne, mais ni la forme ni la couleur ne le disent : ils le sont simplement…