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Tu sais ce que disait Satie : nous n’avons plus besoin de nous dire « artistes », et laissons cette dénomination reluisante aux coiffeurs et aux pédicures… Je me demande si les coiffeurs ne sont pas en train de nous rendre l’étiquette… Le peintre que j’aime, c’est Léger, le costaud, le constructeur. Il a partagé les sentiments et les inquiétudes du temps à travers le sujet. Être capable de traiter un sujet, c’est en peindre beaucoup plus que l’apparence. Matisse n’est pas loin de ça, mais il est plus mystique. Fernand Léger, on dirait une image, mais si tu regardes, tu es dans la matière, celle qui est la chair de l’émotion. On croirait que c’est plat, et dès que l’œil s’y met, c’est charnu… Je voudrais promener mon spectateur, son regard, dans la même épaisseur. Je doute… Mon matériel est pauvre, mes formes aussi, c’est un choix, on peut désespérer d’un choix et s’y tenir. Quand le peintre sort de son atelier, quand il accroche ses trucs dans une galerie, c’est un homme propre. Le voilà dans le monde pour affronter les regards, la critique… Tout à coup quelque chose te rattrape, qui n’est pas le temps de la mémoire, pas le temps de la promenade, et ça te coupe le visage, ça le sépare de toi. Tu voudrais bien voir à travers la coupure la gueule qu’a ce que tu fabriques, mais rien à faire, ça reste flou, confus. Bien sûr, les compliments, les achats, ça te recoud quelque peu les trous de nez à leur place et le reste, mais quand tu reviens dans ton atelier et que tu cherches à faire le bilan, tu as des épines au bout des doigts. Tu penses à tes balades, à l’émotion, et tu es au milieu des bouts de papier, des chiures de couleurs. Je me suis dit, non je n’ai pas dû me le dire, mais c’est devenu évident avec le temps, je me suis dit qu’il me fallait faire avec ces déchets, cette pauvreté, au lieu de me payer une figure d’artiste. L’acquis est terrifiant. L’histoire, l’histoire de l’art. La mémoire est tout autre chose. Une terre qu’on a dans la tête et dont poussent inépuisablement des choses émouvantes. On bâtit des bases, c’est pour les quitter. On sait bien que faire durer est illusoire. La seule stabilité définitive, c’est la mort. Il faut sans cesse partir vers des lieux instables. J’ai toujours travaillé par séries. Eh oui ! je fais un parcours, puis un autre, mais chaque parcours prend du temps. Comme un voyage. Puis un jour, c’est terminé. Il faut passer à autre chose, s’en aller ailleurs. Les bois flottés, c’est fini. Les Topomorphoses, c’est fini. Il n’y a que la gravure qui continue, mais c’est un continent. Tu vois, je laisse des cartes. Aucune carte de l’île au Trésor n’est jamais claire. Tu as devant toi toutes les indications, et cependant c’est compliqué comme une énigme. L’effort pour résoudre l’énigme est ce qui te donne le chemin. Sauf que le chemin n’a pas de bout. Quand j’ai terminé un papier plié, je le pique, là, au mur, verticalement, et je m’y promène. Si la circulation est heureuse, ça va. Il ne s’agit pas de satisfaction, c’est une aisance, le grand air. J’imagine que le spectateur va respirer comme moi. Tu as parlé quelque part de l’air que la vue met en nous et qui, peu à peu, forme notre espace intérieur. Peut-être qu’à travers mon travail cet espace-là se reflète, ou plutôt reflète l’un de ses états, dans mon papier plié. Un état projeté hors de moi et reconnaissable pour d’autres yeux. Mais qu’est-ce qui allume l’attention et le mouvement de reconnaissance ? La chose qui me met au travail doit ressembler à celle qui met l’autre à l’écoute. On parle de plastique, d’esthétique, pour introduire une régulation dans l’inconnu. Si l’on se fie à cette régulation, on travaille à l’extérieur de soi. On fait du rétinien, du conceptuel. Il faut s’enfoncer dans la ville, entrer dans la rumeur et les lumières. Tu marches parmi des accumulations. Tu marches entre des lignes de fenêtres, de persiennes, de façades, de toitures, de cheminées : ça file le long de toi et ça file également vers le haut de toi. Tu sens la vitesse, tu sens les couleurs. Non, rien n’est à l’alignement, il n’y a pas d’axe, rien que des angles, des porte-à-faux, des contrepoints. Le monde est autour de toi comme une obsession, un fourmillement. Regarde Meryon, avec toutes ses fenêtres, toutes ses colonnades, il a réussi à donner la vision de la vivacité urbaine. Je voudrais visualiser l’émotion que procure cette vivacité. Non pas les choses, mais l’effet des choses. L’effet de la promenade parmi les verticales, et qu’on l’aperçoive parmi mes concrétions de papier. Et j’y crois, au moins le temps de les faire. Tiens, je vais souffler ici un peu de bleu (il le fait après avoir disposé des caches) et coller ce morceau de gaze et ce bout de beige… Voilà qu’une douceur s’est installée. C’est ce que je cherchais ici : une douceur. J’ai tourné le coin, c’était déjà ailleurs, les gens avaient un visage plus humain, les rues paraissaient uniformes, mais elles étaient seulement plus vraies. Il y avait des passages, des petites boutiques, ça devenait populaire et vivant. Le concierge a regardé l’écriture de l’enveloppe, puis le cachet de la poste. Oui, je colle tout ça, et je n’y touche plus…