Voici donc quelques-uns des visages de l’émotion : ils ont des traits mais pas de figure, car ils prennent celle que nos yeux y reconnaissent en la posant. À moins que – mais comment dire ce raccourci ? –, à moins que ce visage ne soit aussi la nudité mise au jour de cette part obscure en nous qui vibre et frémit et palpite… Je reviens à l’ombre verte, à la verticale bleue, et je devine que la part la plus secrète de soi peut s’en aller de soi et se poser en face, comme un oiseau se perche, sauf qu’elle ne bougera plus de là tout en reprenant encore et encore son mouvement d’envol à travers les regards qui voudront bien lui prêter leur espace. Et le secret, là-devant exposé, ne perdra rien de son mystère tout en pénétrant dans l’intimité de son spectateur au point de se confondre avec elle…
D’ailleurs, vous pouvez faire le compte des accords en vert et noir, en blanc-gris et blanc-beige, en ocre et mauve, et relever « nescam » sur « yelle » sur « gueville » sur « ommec » sur « outerne » sans parvenir à la moindre certitude. Pourtant quel plaisir de repérer brusquement une correspondance entre un minuscule triangle bleu métallique et un fin liseré de la même couleur ! Quel est le sens de cette découverte dont l’éclat précède la conscience et la nomination ? Quand on fixe cet éclat, quand on tâche de le comprendre, il se réduit à rien. C’est que, déjà, il n’existe plus, bien que son trajet soit encore sensible. Il faut néanmoins comprendre, faire cet effort, quitte à précipiter l’effacement, mais dans le désir de substituer une lumière à une autre.
– Dix heures du soir, dit Bertrand, j’étais dans le métro aérien. Un petit café presque vide est passé en vitesse. Je ne sais pas ce que j’ai vu. Je n’ai le souvenir d’aucun détail. J’ai vu un climat. Et le climat, pas moyen de le mémoriser avec exactitude, pas moyen de l’articuler, mais il a éveillé une attention, et cette attention m’ouvre un territoire où il y a de la mémoire, un appel, un espace…
Il découpe une autre fois un morceau de papier où brillent trois étoiles d’or, et il le pose sur la table aux cinq exemplaires. Il ramasse une languette jaune, la considère un instant entre le pouce et l’index, puis avance le bras vers le papier plié en cours. En la plaçant dessus, il fait tomber un morceau de papier noir que le découpage a transformé en une barrette avec trois triangles.
– Tiens, fait-il, celui-là était inutile !
Il place la languette jaune, la colle, pose sa main dessus, demeure immobile un moment, puis épingle le papier plié au mur et vient s’asseoir.
Silence.
– Quand les choses touchent à leur fin, je m’assieds et j’attends. Je me dis que ça y est. Je pense aux émotions que j’ai eues. Ce violet à côté de ce jaune me rappelle quelque chose. Peu importe que je m’en souvienne, mais l’effort vers cette chose ouvre un passage au-delà duquel je marche dans la mémoire. Alors, j’émerge du bricolage et de mon petit répertoire de formes, alors je ne vois plus que les couleurs. Certaines sont chargées d’excitation, de sensualité, d’autres d’apaisement, d’autres de rejet. J’aime leur charge. Elle me rend silencieux et calme. Et dans ce calme, je sens tout à coup que le cerveau voit la vie à travers les couleurs…