Que passe-t-il ? Formes, taches, lignes, aplats, couleurs, il n’y a rien d’autre en vue. L’événement se déroule dans vos yeux, mais par l’ambiguïté qui toujours s’établit entre le visible et l’action de voir, vous ne distinguez déjà plus le mouvement de vos impressions du mouvement que paraît leur donner le tableau. En fait, toute la mobilité est dans votre regard, et c’est elle seule qui fait bouger la peinture, tantôt agençant des rapports de formes, tantôt les défaisant pour en essayer d’autres. Bien sûr, vous attribuez tous ces trajets à un appel discret du peintre, qui aurait organisé la surface de manière à vous suggérer finalement un sens, c’est-à-dire un chemin préférable à tous les autres, et qui serait la vérité de son tableau. Cependant que vous êtes mené par ce soupçon, vous savez néanmoins qu’il est fort peu probable qu’une telle certitude soit établie là, quand tout y témoigne au contraire de tâtonnements, de hasards, d’élans, que le travail a conciliés ou équilibrés sans les enfermer dans une finition. C’est même l’une des caractéristiques de la peinture que vous êtes en train de regarder que de conserver l’apparence de l’inachevé tout en ne vous laissant aucun doute sur le fait qu’elle est terminée. Toute sa vitalité procède à l’évidence de cet état, qui justement fait courir vos yeux parce qu’il ne cesse de remettre en question le point de vue où vous pensiez vous établir. Et vous voilà par cela même lancé vers la conscience que votre relation avec le tableau est l’une des composantes de sa « vérité ». Dès lors, vous n’avez plus d’autre solution que de faire confiance à ce qui vous arrive en regardant, et c’est ainsi que commence le plaisir de voir.