Vous êtes là dans la même surprise d’un appétit de regarder qui ne diminue pas bien qu’en un sens il soit comblé. L’effet de cette matière, qui est bleue et rouge et jaune et noire, demeure identique à lui-même, du moins ne savez-vous comment le graduer puisqu’il vous paraît d’une intensité égale. Vous doutez de cette égalité en fonction de l’attrait ressenti, qui est variable mais selon votre attention et sans que le tableau soit en cause. S’il s’agissait d’une image, il serait probablement possible, pensez-vous, d’en améliorer la lecture, et de justifier ainsi la continuité de son attrait. Ici, tout est livré de la forme et des couleurs dans une immédiateté qui mérite le qualificatif de « sidérante », et ce n’est pas tel petit coup de brosse découvert sur une lisière, ou telle petite échancrure délibérée ou non, qui modifie l’impression d’ensemble. Est-ce bien sûr ? Vous essayez de faire agir ces différences et constatez qu’elles n’introduisent qu’une vague distraction. Vous acceptez alors de reconnaître que le sens de cet objet plat et doté d’une surface aussi mince qu’agissante est lié à votre comportement face à lui, mais qu’au fond tout vous porte à refuser cette option qui vous met en cause – et justement pour cette raison. Cette surface pourtant n’est pas neutre : ce n’est pas un miroir destiné à vous confronter à vous-même, c’est le lieu d’une énergie concentrée au point d’offrir cette paroi éclatante et néanmoins obscure. Oui, obscure, parce que sa matière possède une épaisseur, qui doit à sa qualité d’être profonde et non pas à sa quantité ni à sa dimension. Cette qualité rencontre en vous quelque chose qui lui ressemble, et de ce croisement ne cesse de sourdre un attrait d’autant plus dérangeant qu’il se renouvelle d’une manière insolite, c’est-à-dire qu’au lieu de progresser il vous saisit, vous emporte par bonds successifs, vous abandonne tout à coup à vous-même et démuni de mots. Vous y revenez pourtant sans vous lasser, et surpris de voir que rien n’a changé, que la surface reste inentamée, que vous êtes devant une peinture assez résistante pour être LA peinture. Vous n’avez pas pensé ces derniers mots sans un recul, mais vous ne pouvez pas les retirer parce que les choses faites le sont une fois pour toutes. Et n’est-ce pas à travers cet aspect que les choses faites ressemblent au monde et acquièrent la capacité de le représenter ? Il y a un ordre qui ne relève ni de la composition, ni de la hiérarchie, mais de la seule ressemblance, et qui parfois vous prend dans son réseau, si bien que vous voilà précipité au milieu du flux des correspondances. S’agit-il maintenant de comprendre ? Il est déjà trop tard : vous ne disposez qu’à peine d’une trace et qui va s’effaçant, sauf que ce retrait, pour peu que vous en éprouviez le mouvement, est aussi son contraire et peut se retrousser vers une apparition. Vous regardez le geste du peintre : il est en train de commencer à l’intérieur de ce qu’il accomplit, et qu’il métamorphose en l’obligeant à toujours débuter là même où il semblait n’avoir qu’à poursuivre. Tiens ! fait le peintre, pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Il y a un mot qui dit bien ce que je voulais dire, c’est le mot « résolution ». Soudain, voilà, c’est résolu par quelque chose qui contient le tout : la peinture, l’objet, moi. Comment un trait, une couleur résolvent-ils brusquement tous les problèmes ? les résolvent au sens alchimique et non pas mathématique. C’est une précipitation ! Ainsi de mes dessins de lisières, d’abord des morceaux de paysages, puis ce simple noir sur la feuille, qui résolvait tout parce qu’il contenait tout. Il ne s’agit pas de quelque chose qui relève de l’imitation, mais d’où vient la force de son contenu ? Je pense aux paléontologues, qui reconstruisent un animal avec un morceau d’os. Dans chaque toile, il y a un peu de ça : un bout de monde à partir duquel on sent le monde entier. Pour ça, il faut du travail, mais il faut également oser… Il y a là une violence, une chose à franchir, en même temps que la nécessité d’être là, de n’être que là pour qu’advienne l’arrachement…