Le corps du peintre est tout entier à l’écoute alors même qu’il s’active et, dirait-on, auréole de gestes et de mimiques cette chose centrale qu’on se représente tout à coup sous la forme d’un pavillon – celui d’une oreille, celui d’un organe dominateur. Le tableau n’est plus une surface de représentation mais un territoire, peut-être un champ de peau sur lequel des greffes sont possibles par une délégation du corps soucieux de s’étendre afin de voir jusqu’où il peut aller. Bien entendu, il ne s’agit pas de gagner en dimensions, mais en capacités d’observation à l’égard des expériences – comment dire ? – substantielles qui sans cesse remettent en jeu les données organiques. Il faudrait toujours se comporter comme si aucune forme n’était définitive, chacune étant susceptible d’être renouvelée, c’est-à-dire ouverte, par un changement de la relation que nous entretenons avec elle.
– Les choses que je fais, dit Christian Bouillé, sont faites à partir des choses qui me traversent et qui, tantôt relèvent de la peinture, et tantôt des événements intimes ou pas.
– Les événements, tu les traites d’une façon si elliptique qu’ils en deviennent abstraits pour la raison que l’œil a le temps de les saisir mais pas de les raconter.
– Toujours deux choses rivalisent, qui surviennent comme des précipitations et qui sont l’une à l’autre comme deux langues différentes essayant d’articuler une même phrase.
– Et le tableau qu’elles provoquent est cette phrase ?
– Oui. Une phrase à chaque fois changeante, bien sûr, et qu’il s’agit d’attraper à force d’attention, d’écoute. Je suis épaté qu’un peintre puisse désirer avoir un style, abstrait, narratif ou autre, un style à soi. Le style, écrit Michaux dans Poteaux d’angle, est en somme une infirmité. Va suffisamment loin en toi pour que ton style ne puisse plus suivre… Tous les peintres devraient savoir ça par cœur !
– Au fond, en évitant le style, tu laisses de plus en plus de place à la peinture ?
– C’est possible, mais ça n’est pas définitif. Le travail peut toujours se retourner contre lui-même et créer une situation critique.
– La peinture, c’est peut-être le silence ou le vide…
– Un jeune écrivain parle à mon propos d’un « mystérieux pouvoir d’orientation du vide ». Cette formule me trouble d’autant plus que je l’aimerais juste sans pouvoir rien faire pour qu’elle le soit…
– De loin une rose, et de près un mulet… Es-tu actif dans la sélection des images ?
– De moins en moins actif mais soucieux de me tenir sur la lisière de deux langues.
Christian frotte ses mains sur le tablier et cela fait un chuintement qui s’étire. Chaque bruit est le nimbe d’un geste : l’un dit le va-et-vient, un autre le frottement du collage, un troisième le trajet du pinceau. Le bruit fait voir l’acte provisoirement caché par le dos ou par la position. Maintenant, penché sur la chose en carton baptisée montagne, Christian y taille une échancrure puis il cloue le morceau de mètre au cylindre de bois avec un marteau, ajoute un peu de colle, appuie ses deux mains, se redresse, saisit une sorte de petit tuyau jaune, l’ouvre sur toute sa longueur avec une paire de ciseaux, l’aplatit, et c’est encore l’une de ces garnitures en étain pour col de bouteille… Maintenant l’action se passe ailleurs, petits coups de pinceau, papier déchiré, silence, découpage, retour vers le tableau en cours d’opération, dépôt de trois silhouettes de danseuses gitanes, essai de placement, hésitation, nouvel essai… Maintenant la plaque d’étain est aplanie avec le talon du marteau sur un bout de marbre (?), petits tintements, frottis tournant, puis ladite plaque dont n’est plus montrée que la surface brute est accointée avec l’extrémité du cylindre de bois et méticuleusement collée là avec une substance glaireuse… Maintenant, dit Christian, je vais faire un dessin sur cette feuille de papier très fin et je la collerai ensuite à l’envers sans avoir la moindre idée de ce que ça donnera… Le dessin a pour modèle une photographie, celle d’un militaire accompagné de mots en caractères bâtons précisant : AOÛT 1944 (en rouge) DÉBARQUEMENT EN PROVENCE (en blanc). Le modèle est un buste, alors que Christian dessine un personnage en pied : son pinceau très fin et manié à toute vitesse dépose en quelques traits noirs l’essentiel de la silhouette, puis viennent à petits coups des touches de bleu et de blanc qui, en se mêlant au noir, donnent de belles marbrures…
– Maintenant, dit Christian, je vais le faire sécher en espérant qu’il transparaîtra. Le problème est qu’une fois collé à l’envers, je ne sais pas quelle peau il aura. J’aimerais que ne passent à travers la feuille que des traces…
Maintenant, pendu la tête en bas, le personnage attend que sèche son encre. Il suffit de poser un contour pour que ceci soit un homme et cela une hache : le contour fait immédiatement signe au nom, et c’est irrémédiable car l’œil s’en tiendra désormais à ce qu’il a reconnu. Comment dévoyer cet irrémédiable pour qu’il serve d’appelant à ce que les noms empêchent d’apparaître ? Les figures dépaysées et les historiettes fugaces de Christian Bouillé s’arrachent en tout cas à la clôture de la reconnaissance, et elles nous proposent ainsi l’aventure sans précédent d’une identité nomade.