Quand on entre dans l’atelier, on croit s’être perdu dans le garage d’une collection de voitures anciennes, mais l’espace s’approfondit sur la droite et on y longe des rangées de toiles, toutes de dos. Que voit-on sur ces dos blancs ? Une croix de bois.
– J’ai fait des boîtes, des installations, raconte Robert Brandy, et puis, devant tout ça, je me suis dit un jour : à quoi bon ? Alors, je me suis mis à peindre et tout ça est devenu la vie d’avant la vie !
C’est dit avec un sourire, qui met une couche de lumière sur le visage, puis un geste désigne trois toiles accrochées sur le mur du fond.
– Les dernières, dit-il, je les garde en vue afin de les essayer.
Le visiteur ne les voit pas du même œil. Il accuse le choc de leur rencontre par un silence. Il cherche dans sa mémoire ce qu’elle peut lui montrer de comparable, et du côté de sa langue les mots qui pourraient convenir à cette nouveauté. Non, il ne s’agit pas de trouver quelque chose à dire, mais de dénommer au moins l’effet visuel qui vous laisse muet. Vient alors, mais en secret, la question à ne pas poser : qu’est-ce que la peinture ? Quitte à se faire ensuite la remarque, toujours à part soi, qu’il fut un temps où un tableau était un tableau comme un cheval est un cheval ou une maison une maison. Est-ce que la réalité ficherait à ce point le camp qu’il faille s’assurer qu’une chose est bien la chose qu’elle paraît être ? C’est qu’un tableau n’est pas forcément de la peinture…
Le premier tableau qui arrête le regard a un haut, un bas et un milieu, mais celui-ci tend à s’imposer au détriment des deux autres parties. Le haut et le bas n’ont pour exister qu’un nuage de blanc dont la substance, ici et là, est teintée de rose et de bleu. Le pinceau a été appuyé fortement vers le haut et y a laissé un large trait violet. Le milieu doit son intensité à un large cerne irrégulier noir, qui dessine une silhouette. On pourrait y voir un animal de dos, si les couleurs posées à l’intérieur ne décourageaient aussitôt cette reconnaissance. Il y a de l’ocre, taché de blanc et de violet dans la partie droite ; du rouge très délavé dans la gauche et, coiffant ces deux zones, une vaste étendue rectangulaire d’un bleu laiteux agité de tournoiements.
Tout n’est jamais dit, en particulier une petite tache outremer, qui prend soudain une forte présence, et deux bandes bleues en léger décalage, et du rouge au-dessous de la silhouette. Mais si tout était énuméré de l’apparence, qu’est-ce qui serait dit de la peinture ? Vous éprouvez un plaisir certain à promener votre regard et à lui faire toucher, ici, du bleu, là-bas, du rouge. Nommer est toujours une manière de se rassurer en s’occupant ou, dans le cas présent, de se donner une espèce d’assise avant de constater que, décidément, les termes ordinaires de la représentation ne peuvent exprimer ce qui est là, et pourtant bien visible.
Le visiteur pourrait se dire que le visible, justement, se manifeste ici de façon pure, c’est-à-dire en soi, et que voici la preuve que la peinture est avant tout l’occasion – ou le prétexte – de cette manifestation. Cela expliquerait en même temps pourquoi, attiré par la surface peinte, le corps verse du côté des yeux et y trouve une satisfaction que rien ne justifie clairement.
Le problème – mais ce n’en est pas un dans ce moment –, c’est que la relation en cours ne se verbalise pas mais qu’elle se module au gré d’une excitation diffuse, qui n’a pas d’autre langage que cette modulation. Les couleurs ont des noms, mais les formes n’en ont pas. Le mot « forme » convient-il d’ailleurs à des zones irrégulières qui, tout de même, s’harmonisent en dépit de l’hésitation des traits et de l’aspect mal léché des couleurs ? On dirait que le visible profite de ces divers porte-à-faux pour s’exhiber dans une sauvagerie surgissante, qui rend sa chair sensible alors que la peinture traditionnelle n’en livrait que la peau.
– Quel est le titre de ce tableau ?
– Il est sans titre, et sans doute le restera.
– Ainsi le spectateur est responsable de ce qu’il voit ?
– Pourquoi pas ! fait Robert en riant.