La main va de l’avant avec un frottement si léger qu’il est à peine audible. Elle grignote la surface, s’arrête un moment, paraît alors pensive, reprend, accélère, tremble et, par ce tremblé, semble faire jaillir le signe en l’air. D’un petit bol, saisi à la faveur d’un pivotement brusque, quelques gouttes d’eau sont projetées sur le fusain, qui s’assombrit. Le bol est reposé, la main s’active, gratte, va et vient, rapide et vive. Points, taches, traits paraissent, disparaissent, selon les positions de l’épaule. Un grattement sonore annonce l’arrivée d’un couteau à peindre presque aussitôt remisé car, maintenant, c’est le tranchant de la main qui frotte, tourne et caresse.
– Tout cela peut paraître inutile, fait Leonardo en tournant soudain le dos au cela. Inutile puisque ce sera recouvert, mais ça me permettra d’avoir un signe dans la profondeur, et qui bouge, qui vibre. Surtout, je peux ainsi non seulement tracer mais pénétrer à l’intérieur de mes traces. La dimension du signe change sa signification. Le geste touche la pensée dans le moment qu’il trace… Bien sûr, tracer n’a en soi rien de remarquable : il faut mener la chose jusqu’au bout pour sentir qu’elle s’accomplit et qu’en s’accomplissant elle devient beaucoup plus qu’elle ne paraît… La main et le papier font l’amour. J’avais en tête un signe très fin et j’ai fait tout le contraire. Je découvre que mon intention n’a pas empêché ma main de faire autre chose et d’une autre manière… Pendant des années, j’ai dessiné des nus, puis je suis passé à l’informel. Je me servais de l’encre et jamais du charbon. J’ai découvert Ubac et le noir comme couleur. Puis Matisse m’a révélé le même signe en plusieurs couches. Il effaçait, reprenait, tout cela superposé. De près, rien à voir. De loin – O Madonna ! De loin, quel saisissement ! Et pourquoi, moi aussi, ne ferais-je pas de grands dessins ? De là, mes gisants corses. Il y en a un qui n’est fait que de coups de chiffon. Là, les gestes ont pris forme tout en restant dans leur jeté. J’ai su à ce moment que la trace peut se poser tout en restant en l’air, comme si elle flottait… L’artiste qui, chaque fois, me donne l’émotion et la leçon, c’est Klee. Toujours ! Mais celui que j’aime est un personnage pas aimable, c’est Fautrier. Je l’imagine quand il était pauvre et contraint d’apprendre le ski à des dames alors qu’il n’avait en tête que la peinture. Son mauvais caractère me plaît… Tu as vu, j’ai gratté au couteau, ça ne m’était pas arrivé depuis douze ans. Mon travail, c’est beaucoup plus ce que j’enlève que ce que j’ajoute. Il est fait d’une totalité de riens, mais la totalité donne quelque chose, une somme non additive, une présence…