V

 

La ligne est noire, d’un noir charnu dont la vivacité irradie. Cette noirceur se communique à la zone environnante en suscitant une impression d’harmonie. On regarde. On s’aperçoit qu’un attrait vous captive. Que se passe-t-il ? On éprouve et l’éprouvé se répand, se nuance. Cette pénétration est en soi une connaissance, elle n’est jamais une explication. Voici un objet visuel : il a provoqué un accord, un plaisir. On réfléchit. On constate que les signes doivent à leur simplicité une grande puissance de rayonnement, qui oriente toute la surface. Inscrits sur elle, ces signes sont néanmoins dedans car la minceur est ici une épaisseur, le lieu d’une circulation, d’une vibration. Pourtant pas le moindre effet décelable, qui tromperait l’œil ou piégerait l’émotion. Pas d’anecdote. Cela est abstrait et cela exerce une action concrète sur la vue, et plutôt émotive que déductive, donc plutôt immédiate. On perçoit une diffusion : son mouvement très léger, très discret, crée un état de plaisir. La surface est une peau peuplée d’ondulations minuscules. Oui, on sait bien qu’elle est faite de cendres qu’un liant a doté du pouvoir de peindre une surface ! Peut-on parler de peinture ? La cendre, certes, a été traitée comme un pigment : elle plâtre pourtant la surface plutôt qu’elle ne la colore. Il est indéniable qu’elle impressionne à l’égal de n’importe quel matériau pictural, et même qu’elle fait mieux en matérialisant la transformation d’un déchet en substance renaissante. Il est clair tout à coup que les signes n’ont pas qu’une valeur plastique : cette valeur est un masque sous lequel se dissimule une affluence. On examine leur forme, on croit déchiffrer le rapport de courbes déliées, de droites, d’inflexions, et l’on est pénétré par une animation qui laisse perplexe dès qu’elle est consciemment ressentie. C’est qu’il faut alors affronter le douteux dans la mesure où cet objet visuel ne supporte pas de se laisser ranger parmi les choses décoratives : il a trop de sens pour cela bien qu’on ne puisse l’enfermer dans aucun. Le regard rencontre en lui une sorte d’appelant qui ne mène vers aucune référence, aucune figure, mais qui le dote d’un intense pouvoir de réflexion. Toute surface peut en mirer une autre. Nous avons besoin de regarder ce qui se dérobe ou bien ce qui nous est dérobé par notre propre visage. Fixer la surface cendreuse nous révèle que l’apparence est l’obstacle majeur. L’apparence est toujours décorative. Elle a pour fonction de rendre acceptable et naturel le fait que nous ne puissions voir l’intérieur – le dedans. Toute œuvre véritable nous conduit vers la tentation de forcer le passage au risque de n’apercevoir que les cendres de l’invisible.