Corè 680, Acropole, Athènes,
vers 530-520 av. J.-C. Marbre, h : 114 cm.
Musée de l’Acropole, Athènes.
L’influence des artistes grecs sur leur communauté a été importante, bien que la littérature de l’Antiquité ne l’évoque pas souvent. Cet ascendant provient du fait que les artistes se sentaient en osmose avec le public. Ils se sont rarement, voire jamais, considérés comme étant les membres d’une classe à part, distincte des autres citoyens. Depuis lors, une telle attitude a souvent prédominé. Quand Michel-Ange a sculpté les tombeaux des Médicis, et ce faisant donna une expression mystique à ses conceptions de la liberté, il était persuadé que ses pensées n’appartenaient qu’à lui, trop élevées, trop qualitatives, pour être partagées avec les autres. Et pourtant, ces mêmes pensées déclenchèrent l’enchantement du peuple. Quand le génie d’un artiste s’attaque aux fantasmes encore inexprimés des idées nouvelles, et qu’après une méditation patiente, il les concrétise sur la toile ou la pierre, au point de transformer la nébulosité en clarté, il peut être pardonné s’il s’enthousiasme de ses exploits et s’il croit que lui et ses amis artistes forment la fine fleur de la société. Cette opinion est toutefois erronée et quiconque peut le démontrer. Par exemple, il n’est pas rare que deux hommes, vivant dans des conditions diamétralement opposées et éloignées géographiquement l’un de l’autre, découvrent conjointement une même idée originale ; bien plus souvent encore, plusieurs personnes peuvent être engagées simultanément à la résolution d’un même échantillon de problèmes. On peut donc dire d’une idée qu’elle est une force active qui réclame urgemment d’être exprimée ; les artistes, poètes, sculpteurs, peintres, philosophes, sont des exécutants volontaires. Les pensées elles-mêmes, quant à elles, sont les produits de la vie intellectuelle collective passée et présente. Elles constituent l’héritage commun des artistes et des hommes. La croyance selon laquelle seul l’homme possédant des capacités artistiques peut accueillir ce patrimoine, est erronée. Au contraire, c’est par manque d’éducation ou d’entraînement à la dextérité manuelle que l’artiste est souvent amené à dilapider son héritage.
Le monde des pensées, que nous côtoyons aujourd’hui, est immensément plus vaste qu’auparavant. Dans l’Antiquité, Aristote pouvait sans prétention prétendre qu’il était le maître incontesté de toute la pensée philosophique et, même au XVIe siècle, Scaliger[8] jouissait de la même réputation. De nos jours, un tel monopole intellectuel serait inconcevable. Les pensées et l’intelligence sont la propriété de tous. Elles se sont multipliées à une vitesse si vertigineuse, qu’une vie ne suffit pas à les appréhender. Parallèlement à cette expansion du monde des pensées, il semble que l’individu ait développé une capacité à les maîtriser, sans pour autant les exprimer de manière visible ou audible. M. Ruskin a déclaré un jour qu’il pouvait imaginer un futur où la race humaine aura tellement évolué qu’elle pourra matérialiser les hautes pensées généralement exprimées par l’art sans avoir à s’en servir. L’humanité a déjà franchi un pas immense dans cette direction. Dans de nombreuses confessions, les pensées religieuses se dispensent de supports picturaux. L’Eglise romaine y est toutefois toujours attachée, tout comme les luthériens, et d’une certaine manière l’Eglise épiscopale protestante. Quant aux religions plus récentes, elles les ont totalement rejetés. Mais les exemples empruntés aux pratiques religieuses ne sont pas vraiment adéquats, puisqu’ils véhiculent beaucoup trop d’émotions et peu d’impartialité. Ainsi, après toutes ces acceptions, le progrès parcouru depuis l’Eglise romaine conservatrice jusqu’à l’Eglise protestante moderne, est trop frappant pour ne pas servir d’illustration au fait que l’humanité a évolué pour réaliser, ou plutôt maîtriser, des pensées non encore exprimées.
Quelles que soient les échappées que peuvent ouvrir ces considérations sur l’avenir, aucun individu, ni même l’humanité toute entière, n’a atteint l’état d’esprit prophétisé par M. Ruskin. Cette certitude actuelle était infiniment plus vraie chez le peuple grec de l’Antiquité. Leur monde de pensées était élémentaire ; même leurs philosophes, dont nous admirons aujourd’hui l’enseignement, participaient à cette simplicité relative, et les idées fondamentales contenues dans les célèbres tragédies grecques sont éloignées de toute complexité. En accord avec ses idées, le peuple grec était constitué d’autochtones, pétris du sol où ils vivaient, à travers une histoire vieille de plusieurs siècles. Nous savons que les Grecs sont méconnus et que l’obscur moyen âge de la Grèce fut suivi de l’ère mycénienne, une civilisation de gloire et de splendeur longtemps oubliée, mais que même cette ère mycénienne n’a pas été une grande avancée dans le progrès de l’humanité. Dans chaque événement, le passé s’est obscurci en effaçant sa mémoire. Pas à pas, les Grecs ont progressé, seuls, comme s’ils avaient simplement émergé de la terre. Aucune pensée des ancêtres lointains n’a été conservée, et les quelques fabuleuses ruines épargnées par les événements préhistoriques ont été prises pour les vestiges d’une race de géants.