Groupe avec le dieu Typhon, fronton ouest,
ancien temple d’Athéna, Acropole, Athènes,
vers 580-570 av. J.-C. Tuf, l : 440 cm.
Musée de l’Acropole, Athènes.
Les sculpteurs du Parthénon et leurs contemporains considéraient que le spectateur devait être mobilisé en permanence. Quelque soit l’endroit où l’œil se posait, il rencontrait un point saillant. Cela explique que les compositions soient compactes : l’œil n’était pas censé rencontrer un espace vide ; dans cette perspective, cela eut été une réelle perte d’énergie. L’absence d’espace vide dans les œuvres antiques est très probant et le terme « horror vacui » fort à propos. « L’horror vacui » s’est évanoui dans le courant du IVe siècle pour réapparaître plus tard.
Les sculpteurs du mausolée d’Halicarnasse (350 ans av. J.-C.) ont assumé le fait qu’un repos visuel temporaire serait mieux apprécié qu’une étude circonstanciée de chacun des détails de la composition. Leurs reliefs (Illustration 1, 2), plutôt aérés, présentent beaucoup d’espaces vides afin de reposer les yeux. De tous les subterfuges que les Grecs ont utilisés pour faciliter l’observation, aucun n’est plus remarquable que la pratique de l’isocéphalie, qui nécessitait que toutes les têtes des personnages se situent presque au même niveau sur une même ligne. Les Grecs ressentaient intuitivement qu’une ligne droite, plutôt qu’une ligne brisée, faciliterait le déplacement de l’œil.
L’isocéphalie de la frise du Parthénon illustre cette technique avec tant de maîtrise que l’incongruité d’un tel tableau nous échappe quand nous le regardons : par exemple, quand les têtes des cavaliers sont presque à la même hauteur que celles des marcheurs, ou quand celles des chevaux se trouvent au même niveau que celles des hommes. Dans les temps primitifs, bien avant le temps où les grands artistes auraient pu transmettre leur talent et leur génie, les artistes privilégiaient l’harmonisation de l’apparence et de la vraisemblance ; l’isocéphalie avait conduit à de remarquables compositions. Dans la frise d’Assos (Illustration 1, 2), un jeune homme sert des hommes allongés dont les têtes sont positionnées au même niveau que lui, les transformant ainsi en géants et le jeune homme en pygmée. Plutôt que de simplifier la lecture visuelle d’un tel relief, les sculpteurs préféraient accepter la critique portant sur son aspect ridicule. La détermination des Grecs est impressionnante. Même dans les époques primitives, ils privilégiaient la conception d’idées utiles et plaisantes à comprendre, associée à la sensation de plaisir physique du spectateur.
Pour la plupart d’entre nous, la sculpture grecque signifie du marbre blanc magnifiquement sculpté. Toutefois, peu sont ceux qui se rendent compte que le bronze était en fait le matériau préféré des Grecs et non le marbre[11], et que tous leurs marbres étaient colorés. Quand les artistes de la Renaissance ont commencé à étudier les vestiges du passé antique, les statues grecques et romaines ne montraient aucune trace de couleur. Plus de mille ans après leur création, l’érosion avait effacé toute présence de couleur. De plus, les statues découvertes dans les fouilles subissaient un décapage vigoureux qui a enlevé toute trace de leur séjour sous terre, mais aussi toute peinture qui aurait pu être conservée à travers le temps. Ce nettoyage inconsidéré a conduit les artistes de la Renaissance et les artistes modernes après eux, à croire en la pureté de leur façonnage qui ne nécessitait ni ne permettait le rajout de couleur. Cependant, les érudits ont commencé assez rapidement à émettre des doutes sur cette soi-disant pureté des formes. Ils ont étayé leur débat sur quatre faits bien établis.
Premièrement, l’Eglise catholique romaine a toujours eu à sa disposition des statues de saints colorées. L’Eglise, hautement conservatrice, a pratiqué la chromatisation des saints depuis le début, c’est-à-dire les siècles artistiques florissants du début de l’Empire. En conséquence, plusieurs questions se posent : si la sculpture classique n’était pas peinte, où les chrétiens ont-ils acquis cette pratique différente ? S’ils s’éloignaient tant de l’usage de leurs contemporains profanes, pourquoi n’en retrouvons-nous aucune référence parmi les pères fondateurs de l’Eglise ?
Deuxièmement, la sculpture profane de la Renaissance était fréquemment peinte. De nouveau, cela peut être une survivance des anciennes coutumes puisque la sculpture de cette époque était une descendante éloignée de la sculpture classique.
Troisièmement, la sculpture égyptienne, et probablement la sculpture assyrienne, étaitent profusément colorées. L’interaction entre les Grecs et les cultures plus anciennes était quelquefois profondément enracinée ; Hérodote a mené une étude systématique sur les différences entre les Grecs et les Egyptiens. S’il n’avait jamais vu une statue colorée dans son pays, on se serait au moins attendu à ce qu’il cite les pratiques artistiques différentes des Egyptiens et, sur ce point, il est resté silencieux.
Finalement, l’hypothèse des sculpteurs de la Renaissance sur la pureté des formes à l’époque classique ne tient pas, puisqu’elle s’est construite sur l’apparence des statues antiques à leur époque.
Ces considérations soulèvent des doutes profonds au sujet de l’absence consensuelle de couleur sur le marbre grec, particulièrement depuis que les défenseurs de la pureté des formes de l’Antiquité ont avancé l’argument du mauvais goût, que certains extrémistes qualifient même de trivial. Totalement subjective, cette polémique doit être laissée de côté sans pour autant la réfuter. A cet effet, des preuves émanent de trois sources différentes : la littérature, les vestiges de l’art antique et les expériences pratiques.
Aucune réponse définitive n’a pu être obtenue sur la façon dont les Grecs ont peint leurs statues. Du silence des auteurs de l’Antiquité, M. Edward Robinson[12] conclut que citer la présence de la couleur n’aurait fait que souligner une trop grande évidence ou alors que cela n’a jamais été pratiqué[13]. Cette dernière thèse a été contredite par des découvertes, mais aussi par certaines déclarations consignées dans la littérature grecque et romaine. Pline cite Praxitèle. Ce dernier estimait que, parmi ses statues, celles qu’il appréciait le plus, étaient celles que le peintre Nicias avait parachevées (manum admivisei) par des couleurs (circumlitio). En débattant de la relative valeur des couleurs, Platon a mis en lumière l’artiste qui tentait d’apposer la plus belle couleur sur la partie la plus esthétique de sa statue, et ainsi peignait les yeux en or plutôt qu’en noir. De tels exemples prouvent finalement que quelques-unes des statues de l’Antiquité étaient colorées. En soulignant ce phénomène, M. Robinson démontre que la peinture des statues de marbre était une coutume de l’Antiquité.
Les différentes découvertes et l’étude attentive des monuments existants corroborent cette opinion. On a retrouvé des statues portant encore des traces de couleurs : par exemple, sur le fronton d’Egine, sur les personnages féminins drapés de l’Acropole (Illustration 1, 2, 3) et l’Hermès de Praxitèle; de nombreuses autres statues manifestent la présence de peinture. A Athènes, la stèle funéraire d’Hegeso représente une femme qui sort un objet de sa boîte à bijoux et le laisse glisser entre ses doigts. Elle regarde l’objet qui lui-même n’était pas sculpté, mais qui, à l’origine, devait être peint ou simplement suggéré.
La dernière possibilité semble assez irréaliste pour deux raisons principales : la difficulté d’imaginer l’objet et l’explication facile de cette omission en acceptant la théorie de l’application de la peinture. Il existe d’autres statues dont l’érosion de la surface suggère qu’elles ont été peintes en diverses couches. La stèle d’Aristion montre une étoile sur la partie droite du plastron de la cuirasse. La couleur, aujourd’hui complètement volatilisée, avait jadis été superposée sur la couleur de base de la cuirasse. De fait, celle-ci ne s’effaça pas aussi facilement que le reste de la couleur, tout en préservant le marbre de l’érosion qui envahit le reste de la stèle.
Le personnage lui-même n’atteint pas la partie inférieure de la plaque et s’en éloigne grâce à un espace rectangulaire vide. Une autre stèle de ce genre existe à Athènes, elle représente un soldat peint et non sculpté. Le même espace rectangulaire se situe dans sa partie inférieure où un cavalier miniature peint peut se distinguer, tout du moins cela était possible il y a quelques années. Une hypothèse décente serait d’imaginer que l’espace identique existant sur la stèle d’Aristion était lui aussi complété par un cavalier peint. Une peinture sur la partie inférieure de la stèle sculptée semble appropriée si toutes les parties sculptées ne sont pas entièrement dépourvues de couleurs.
Sur la frise du Parthénon, les accessoires, tels que les brides, les licols et les cordes, sont rarement sculptés. On y trouve souvent des trous, ayant apparemment servi de point d’attache aux brides de bronze et autres artifices du même genre ; de telles cavités n’apparaissent nulle part ailleurs. En tout état de cause, l’ajout d’éléments en bronze priverait la frise d’une uniformité de couleur, et on peut naturellement supposer que l’absence de trous indique que les accessoires indispensables ont été peints. Ceci ne veut pas dire pour autant que chaque détail mineur ait été coulé dans le bronze ou peint, car beaucoup d’accessoires étaient simplement suggérés. L’introduction de couleur dans la frise du Parthénon est entièrement en rapport avec le schéma architectural de l’édifice, qui était extrêmement coloré au-dessus du chapiteau des colonnes. Les chercheurs sont en accord sur ce point.
Globalement, ce témoignage démontre que les Grecs ont largement utilisé la couleur dans leur sculpture de marbre. Cependant, aucune statue n’a jamais dévoilé de trace de peinture sur les parties représentant la peau des personnages, menant quelques-uns à penser que seuls les cheveux, les lèvres, les yeux, les drapés, et les accessoires ont été peints. Les parties nues étaient traitées selon un procédé appelé ganosis, qui atténuait l’éclat naturel du marbre.
Durant les vingt siècles qui suivirent, la disparition complète de la couleur sur les surfaces lisses exposant la chair des personnages n’est pas surprenante et ne peut être utilisée comme argument, alors que le sens des mots circumlitio et ganosis, tous les deux utilisés par des écrivains classiques pour parler de la coloration des statues anciennes, reste mystérieux. Donc, l’argument principal de ceux qui croient à la non coloration des nus dans l’art antique, est uniquement basé sur l’idée, apparemment sensée, que le traitement extrêmement délicat du nu dans les meilleures périodes de l’Antiquité aurait été une perte de temps inconcevable s’il devait être par la suite recouvert de peinture.
Les expériences faites sur la fonte de statues antiques peintes se sont avérées importantes, car elles ont permis d’établir un argument irréfutable[14]. Selon M. Robinson[15] et tous ceux qui ont observé ces statues, « ceci créera une surprise aux nombreuses personnes qui ont étudié le sujet sur un plan purement théorique. Quand la couleur est appliquée, même en tant que revêtement, au lieu de diminuer, elle relève considérablement l’effet du modelage. Loin de cacher le travail du sculpteur, elle accroît sa beauté. Plus ce dernier sculpte délicatement, plus la couleur soulignera cette délicatesse ; plus son travail est médiocre, plus la couleur en accentuera les défauts, probablement en raison de la possibilité d’établir une comparaison avec la nature ». Ceci peut être observé de manière frappante dans les têtes de deux statues : la Vénus Genetrix et l’Hermès de Praxitèle.