Aurige, frise, Mausolée d’Halicarnasse,

Bodrum, vers 360-350 av. J.-C. Marbre,

h : 86 cm. British Museum, Londres.

 

 

Le Groupe de Niobé

Un tel mélange de Praxitèle et de Scopas n’est pas surprenant. Cette démarche était même assez courante parmi leurs successeurs. Aucune œuvre ne souligne d’ailleurs mieux ce mélange qu’un groupe étendu, incarnant le désespoir de Niobé. Pline ignorait si ce groupe était l’œuvre de Praxitèle, de Scopas ou d’un autre sculpteur. Un troisième homme, encore inconnu à ce jour, se serait, en grande partie, inspiré des tendances artistiques de ces deux artistes pour réaliser cette œuvre. On ne connaît l’existence de la plupart des personnages de ce groupe que par des copies, de qualité moyenne, conservées à Florence. Cependant, une magnifique tête de Niobé, issue d’une collection privée en Angleterre, et le torse de l’une de ses filles, au Vatican, permettent d’imaginer l’excellence de la composition, malgré la faiblesse de sa reproduction.

Les deux divinités, Artémis et Apollon, qui se vengent de Niobé, à la suite de sa domination sur leur mère Léto, n’étaient pas représentées. La trajectoire des flèches semble d’autant plus directe et infaillible que nous ignorons tout de leur provenance. Artémis et Apollon apparaissent souvent sur des sarcophages de l’époque. Leur présence atténue la composition de la colère divine, assouvissant sa vengeance sur les pauvres mortels, et révèle l’intelligence du sculpteur de notre groupe.

Il a ajouté de nombreuses touches évoquant la profondeur des sentiments humains – comme, par exemple, lorsqu’une des sœurs court se réfugier chez son frère et que ce dernier la dissimule sous le tissu, ignorant que la divinité a déjà tué sa fille et qu’elle est tombée, morte à ses pieds ; ou quand Niobé, tenant sa plus jeune fille sur ses genoux, supplie le ciel : « Epargnez-la ! Tuez-moi, mais ne faites pas de mal à ma fille. » (Illustration 1, 2). Les dieux se montrent néanmoins implacables : la fuite est impossible. « Où puis-je me cacher pour échapper à la mort ? » semble crier la fille la mieux conservée dans la collection de la galerie Chiaramonti au Vatican. Les larges plis de son vêtement indiquent la rapidité de ses gestes, les courbes de son châle flottant soulignent l’incertitude de sa direction. Elle se dirige ici et là ; cependant, elle sera bientôt frappée par la mort, et tombera aux côtés de ses frères.

Niobé elle-même souffre de la punition que son caractère dominateur a engendrée. Ses enfants sont innocents et le destin qui les frappe est insoutenable tant ils ne le méritent pas. La tragédie émouvante de l’agonie humaine n’a peut-être jamais été aussi bien représentée, par la sculpture grecque, que dans ce groupe. La souffrance corporelle et spirituelle de chaque Niobide transparaît et nous rapproche de chaque individu. La datation de ce groupe est incertaine. Certains spécialistes situent sa réalisation au cours de l’époque classique, en raison de son intérêt dramatique, tandis que d’autres la situent au cours de l’époque hellénistique, d’après l’expertise de Pline. Une chose est sûre : ce groupe ne fut pas sculpté avant que l’enseignement de Praxitèle et de Scopas sur l’expression des individus et de leurs états d’esprit ne soit connu.

 

Le Tombeau du roi Mausole

Les noms de ces deux grands sculpteurs furent probablement, une fois de plus, injustement associés au tombeau du roi Mausole de Carie, mort en 351 avant J.-C. A l’instar de plusieurs autres artistes, Praxitèle et Scopas furent, dit-on, convoqués en Asie Mineure par Artémise, la veuve du roi, qui souhaitait ériger en son honneur un tombeau d’une telle splendeur, qu’il devait surpasser les plus beaux tombeaux de Grèce et d’Asie. Elle réussit si bien son plan que, jusqu’à présent, toute structure sépulcrale particulièrement raffinée s’appelle un « mausolée ». Le mausolée d’origine a disparu, seuls des fragments de sa décoration sculptée et architecturale furent préservés. En dépit d’une facture inégale, toutes les sculptures traduisent l’intensité des sentiments et des personnalités des personnages mis en scène.

Sur une tablette, une Amazone à genoux tend son bras et implore pitié. Le Grec, qui s’apprêtait à la frapper, semble soudain pris de remords. Sa compassion lui coûtera cher, car une autre Amazone s’abat sur lui. Elle ne connaît pas la pitié et le frappe d’un coup féroce pour lui faire payer les supplications de sa sœur. La précision des traits masculins des Amazones laisse transparaître leur cruauté, conformément à leur personnalité « traditionnelle », qui représente ici l’indignation courroucée, éprouvée, en réaction à la faiblesse d’une sœur.

Sur une autre tablette, un magnifique personnage mène sauvagement un Grec dans un coin. Il lui est impossible de fuir, il tombe en arrière, se recroqueville, tente désespérément d’éviter les coups à l’aide de son bouclier. Les grandes dimensions des compositions de ces deux tablettes sont remarquables : l’artiste n’a pas tenté d’occuper tout l’espace disponible. Les courbes majestueuses des corps, arrondies aux extrémités, sont merveilleusement expressives. Comparées aux œuvres d’art plus anciennes, comme par exemple au Marsyas de Myron, le contraste créé par ce Grec sur le point de reculer est saisissant. La valorisation de la force contenue laisse place à l’intensité de la représentation passionnelle. La perfection des personnages, sur cette frise, souligne également une prodigieuse aptitude à traiter la nudité et les drapés, tandis que la beauté de certaines Amazones vient étayer le sentiment de cruauté.

Dans le même registre d’expression passionnelle, mais sur un objet différent, nous ferons référence aux auriges, taillés sur une autre frise, plus petite, de ce même bâtiment. Le professeur Gardner décrit l’un d’entre eux (Illustration 1, 2), en évoquant ces lignes de Shelley :

Dautres, avec les yeux brûlants, se penchent en avant, et boivent

Avec les lèvres empressées, le vent de leur propre vitesse,

Comme si la chose quils aimaient sétait échappée,

Et maintenant, même maintenant, ils lont étreinte.

Les statues du roi Mausole furent disposées sur son tombeau[39] (Illustration 1, 2) et celui de son épouse. A chaque centimètre, un roi se dresse devant nous ; il n’était pas Grec, mais n’en était pas moins noble. Un barbare, sans doute, mais distingué. Sa statue se brisa et dut être reconstituée à partir des soixante-trois fragments retrouvés. La statue d’Artémise est encore moins bien conservée ; nous avons perdu son visage, mais elle fut très bien restaurée, en plâtre, par le sculpteur américain Story.

Parmi les créations de l’époque hellénistique, qui révèlent les importantes influences de Scopas, particulièrement dans le traitement des visages, nous découvrons le sarcophage dAlexandre à Istanbul. Outre les impressions de puissance exprimées par les chasseurs enthousiastes et les combattants impitoyables, le sarcophage tient une place unique parmi les monuments de l’Antiquité, car il a conservé l’essentiel de ses couleurs d’origine. La qualité esthétique de ce monument est cependant assez limitée, en raison de la disparition de certaines couleurs et de la brillance d’autres. Néanmoins, en termes de trésor archéologique et de justification de la théorie picturale de la sculpture antique, ce sarcophage n’a pas son égal.

Dans les sculptures de Scopas et de Praxitèle, l’individu reprend systématiquement ses droits, et l’expression momentanée de l’esprit donne le ton à la composition. Cette expression n’est pas accidentelle ; bien au contraire, elle est ancrée dans le caractère profond du personnage représenté. Sans cela, la représentation de ce moment charnière aurait peu d’intérêt ; il évoquerait en revanche le caractère éternel et immuable de la figure. En sculpture, ce principe est l’application du pars pro toto. Hermès oublie Dionysos et vogue à ses rêveries. Méléagre a l’opportunité de se reposer, mais n’en fait rien ; Déméter se languit de sa fille et l’Amazone se prépare à venger sa sœur affaiblie. En fait, ce n’est pas parce que, une fois dans leur vie, l’occasion de se laisser éventuellement aller à une telle action s’est présentée, mais parce qu’elles font toujours ce que l’on attend d’elles ou, au mieux, ont tendance à provoquer ce genre de situation. C’est cette relation intime entre l’éternel, le provisoire et la négation, volontaire ou inconsciente, du hasard, qui confère à l’art de Praxitèle et de Scopas toute sa singularité et son exceptionnalité. Quoi de plus élémentaire que le motif du petit « Faune de marbre » ? Quoi de plus révélateur de l’esprit du Maître que la relation entre l’état d’esprit du satyre et sa personnalité lunatique ?

Il ne reste aucune trace de la théorie artistique de Praxitèle et de Scopas. On aime à penser que l’intelligence des choix de ces deux hommes fut davantage instinctive que rationnelle, et ce en dépit des enseignements de leurs œuvres. Leur célèbre successeur, Lysippe, évoqua plusieurs de ces principes semblant appartenir à une codification précise.