Les voix montent par le tuyau. Aimée aura fait exprès d’installer mon établi et mon chevalet près du poêle, à côté de mon coffre. Assis sur ce coffre dont la présence l’a tellement intriguée, quand elle m’a vu le refermer à clef et glisser la clef au fond de ma poche, j’ai entendu tout ce qu’ils se sont dit. Il doit y avoir dans sa chambre un point d’écoute idéal pour se faire entendre du grenier, comme au théâtre de Sagonte où une parole chuchotée au milieu du chœur résonne distinctement jusqu’au dernier gradin.
Pourquoi a-t-elle voulu que je ne perde rien de leur discussion ?
Ou bien elle cherche à me faire apprécier les qualités intellectuelles de Paul, qu’elle a poussé exprès sur le terrain de la peinture, soupçonnant, à juste titre, que je ne tiens pas en grande estime son mari. C’est le type du gentilhomme d’autrefois, courtois, affable, hospitalier, soucieux de plaire, élégant, toujours bien mis. En politique, adepte de la droite modérée. En religion, rallié au jésuitisme du cardinal de Fleury, dont il possède le portrait par Rigaud, déposé par précaution dans la sacristie de la cathédrale Saint-Jean. En morale conjugale, fidèle à la foi jurée, tant que la nature n’autorise pas un écart, vite absous au tribunal de la pénitence. En finances, recherche du profit compensée par de substantielles gratifications aux fêtes carillonnées et par l’absence d’avarice. Il reçoit bien, loge Totote et Rosita à demeure. Il m’a fait la surprise de mettre des pneus blancs à mon Hispano-Suiza.
La culture lui sert de vernis pour avoir l’esprit tranquille et ne pas avoir à se demander pourquoi les revenus qu’il tire de ses vignes et de ses plantations d’arbres fruitiers lui rapportent cent fois plus qu’à ceux qui travaillent sur ses terres. Ce n’est pas qu’il ne paie pas convenablement ses ouvriers : s’il fait son examen de conscience, trouve-t-il rien à se reprocher ? Une fois tous les dix ans, il favorise les arts. Cela ne m’étonnerait pas qu’il trompe la promesse scellée par le sacrement (comme ils disent) avec l’une ou l’autre des journalières de ses domaines, en prenant un maximum de précautions, autant pour ne pas choquer ses domestiques que pour ne pas blesser sa femme. Si quelque remords le tarabuste, il l’expédie en donnant à celle-ci du ma chérie, mon loulou. Il tient par-dessus tout à rester correct, à sauver les apparences.
Ou bien – l’hypothèse me plaît assez – Aimée se sert du tuyau de poêle pour gratter cette croûte de vernis et me révéler l’absence d’idées personnelles de son mari, qui raisonne d’après les clichés qu’il lit chaque matin dans Le Figaro en trempant une rousquille dans son café au lait. J’ai droit à une foule d’appréciations plus gratinées l’une que l’autre. L’homme de gauche au double jeu, le communiste de chiqué, l’opportuniste qui mange à tous les râteliers, le stalinien qui mourrait de faim en Russie soviétique et ne s’engraisse qu’avec l’argent des capitalistes dont la disparition signifierait sa ruine, etc. On m’étiquette ainsi, dans le beau monde. Bientôt ce sera : la coqueluche des châteaux, le chouchou des comtesses. Celle qui m’héberge n’est guère plus futée que son mari, mais qu’importe ! Elle est assez bien faite pour ne pas avoir besoin d’être intelligente. Naturellement, je lui adresse des compliments sur son esprit, cette tactique pourrait tourner un jour à mon avantage. Qui sait si, avec un mari de cet acabit et le tempérament qu’elle manifeste, elle… Eh ! Eh ! Le seul point où elle soit tombée juste, c’est quand elle s’est étonnée de cet affreux pigeon. Elle ne savait rien de ce qu’il m’avait coûté.
Quelle affaire en effet ! Lorsque Thorez m’avait demandé de dessiner une colombe pour en faire le symbole de la paix communiste, une masse de souvenirs m’avaient assailli. Je ne m’attendais pas à un retour si brutal du passé. Sans remarquer mon trouble, il avait insisté.
— Allons, Pablo, décide-toi. Ta dignité politique est en jeu, ta crédibilité de militant, autant que les intérêts de ton Parti et la cause de la paix dans le monde menacée par les Américains. Regarde la Corée. Ta cote n’est pas fameuse parmi nous, depuis que tu as préféré vendre un lot de tes sculptures au fonds Guggenheim de New York sans même en distraire une pour en faire don à l’Ermitage de Leningrad. La base à laquelle j’ai soumis le projet d’un emblème facile à comprendre pour tous, cette base serait dépitée, voire même (pléonasme, comme Aimée me l’a appris) indignée de ton refus. Une belle colombe te ralliera les millions de personnes que rebutent tes tarabiscotages auxquels tu dois une célébrité que je te pardonne si tu mets, enfin ! cette célébrité au service du peuple.
Comme j’hésitais encore, il m’a mis le marché en main :
— Si tu donnes ce gage au Parti, moi, de mon côté, je m’engage à te protéger des attaques de la presse soviétique. Elles sont de plus en plus virulentes contre ta dernière manière, qualifiée de formalisme bourgeois décadent. Avoue que tu ne l’as pas volé !
— Sais-tu, lui ai-je dit brusquement, quel tourbillon d’émotions soulève en moi ta proposition ? Mon père, José Ruiz, était professeur à l’école d’art de Malaga et conservateur du musée municipal. Le salaire était maigre. Ses loisirs, il les occupait à peindre, dans l’espoir de quelque revenu supplémentaire. Et que peignait-il ?… Des pigeons ! Ses tableaux remportaient de jolis succès. Il les exposait dans les salons à la mode, réussissait à en vendre, tantôt au club de voile, tantôt au cercle de la pêche sous-marine, tantôt à la caserne des pompiers, rarement à des particuliers… J’admirais l’homme qui, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, comme vous dites, se pavanait sur le Paseo del Parque. Le corregidor retirait son chapeau devant lui. « Don José Ruiz, tous nos respects ! » Quelle allure il avait, don José Ruiz, pour l’enfant que j’étais… Malgré notre pauvreté, une élégance impeccable… Je le revois encore, pendant sa promenade du soir. Il faisait des moulinets avec sa canne, se penchait vers les dames, leur baisait la main… Mais un jour son manque de talent, la pauvreté de son inspiration, la platitude de ses tableaux m’ont sauté aux yeux, j’ai eu honte pour lui et pour moi, au point que j’ai répudié son nom, et changé le nom de Ruiz pour celui de ma mère. Et maintenant, tu voudrais que je te peigne une colombe convenable, facile à comprendre pour tous, c’est-à-dire aussi nulle que les pigeons de mon père ? Comprends-tu que tu me mets dans une situation impossible ?
Thorez m’écouta sans rien dire. Il semblait prendre un vif intérêt à ce que je venais de lui confier, comme si une nouvelle idée lui était passée par la tête ; et cette idée devait lui paraître riche de développements dont il pourrait tirer profit, car il me sourit d’une façon particulièrement aimable.
— Va, me dit-il avec une bourrade affectueuse, j’ai confiance que tu répondras pleinement à l’attente du Parti.
Obligé de m’exécuter, mécontent, je pensai d’abord à dessiner un oiseau si compliqué, si méconnaissable, si peu oiseau, que le Parti refuserait de le prendre pour emblème. Il me sembla ensuite plus amusant de faire exactement le contraire : un pigeon tout ce qu’il y a de plus ordinaire, en sorte que ceux qui suivent mon travail le regardent comme une œuvre de commande, sans importance, accidentelle, extérieure à moi, sur laquelle il ne faut pas me juger – presque un bon tour que je jouais au Parti.
— Tiens, lui ai-je dit, en lui apportant le dessin.
Il l’a regardé longuement, en a examiné chaque détail, mais je me suis vite rendu compte qu’il avait préparé à l’avance un discours sans grand rapport avec le sujet. Il me le débita d’une traite.
— Retour au père ! s’exclama-t-il. Je suis heureux que cette colombe non seulement porte partout dans le monde le message de la paix communiste, mais te réconcilie avec ton papa. Le Parti, comme tu sais, se lance dans une grande opération de promotion de la famille. Nous nous associons à la campagne pour la fermeture des bordels. Le général de Gaulle, qui attribuait la défaite de 1940 à la dénatalité et la dénatalité au relâchement des mœurs, a encouragé par tous les moyens le mariage, la procréation, les familles nombreuses. Sa politique d’allocations familiales, de priorité dans les autobus et d’aides variées aux couples mariés, nous a volé notre programme, coupé l’herbe sous les pieds. Poursuivie et renforcée par ses successeurs, cette politique pour la moralisation de la société constitue un des principaux obstacles à l’élargissement de notre audience. Trop de scandales ont éclaboussé le Parti : Aragon, volage avec ostentation, Roger Vailland, professeur d’immoralisme, René Crevel, le pédéraste… Pouah !… Toi-même (clin d’œil obscène)… A-t-on idée, pour un homme de gauche, adepte du marxisme-léninisme, de collectionner les bonnes femmes, d’en changer tous les dix ans, de pondre des mômes à vingt-cinq ans d’intervalle… Comment veux-tu attirer à un parti qui a l’air de favoriser le libertinage les millions de gens attachés avant tout aux valeurs de la famille ? Faut pas rêver, camarade ! Il est essentiel que le plus illustre ambassadeur de la culture populaire montre qu’il sait, comme tout le monde, dessiner un pigeon – oh ! pardon, un peu mieux que tout le monde, mais comme tout le monde aimerait le dessiner. Il est non moins indispensable que le peuple, à qui nous ferons savoir que ton père peignait des pigeons, puisse se dire, soulagé et reconnaissant : tel papa, tel fiston. Ceux qui hésitent à nous rejoindre verront que sur le point précis de la famille, pour ce qui est des liens familiaux et de la dévotion au pater familias, nous ne sommes pas en reste avec les gaullistes. Grâce à toi, nous les battrons sur leur propre terrain ! Sois fier de nous aider à grossir les rangs de notre électorat. Les bulletins d’adhésion afflueront du fin fond des campagnes.
(Ce fin fond des campagnes vaut bien les lointaines banlieues de la présidente du Cercle Interallié, quand elle m’a félicité, au pied de l’arbre de Noël organisé pour les enfants pauvres de Clichy-sous-Bois, d’avoir contribué par un chèque à ses œuvres.)
— Ton fils aussi, ajouta-t-il, sera content de voir que son père épouse avec autant d’enthousiasme les intérêts du Parti.
Paulo ? Il va ricaner, oui, et m’accuser, une fois de plus, de tourner un geste en apparence désintéressé en avantage personnel.
Il m’a bien attrapé, le bougre. J’ai envie de le détruire, ce dessin, mais il est trop tard. Reproduit à des milliers d’exemplaires, le voilà déjà répandu aux quatre coins de la planète.
Comment un tel lieu commun de pigeon a-t-il pu sortir de ma main ? Mon père peignait les siens d’après des modèles empaillés, le résultat était lamentable, mais ma colombe l’est-elle moins ? Elle est empaillée, c’est le mot. Académique, a dit Aimée, avec le bon sens d’une provinciale. Suis-je donc un de ces fils restés à leur insu soumis au père qu’ils ont renié ? Je me rappelle, à présent. Pendant l’hiver et le printemps où j’ai fragmenté une série de portraits de femmes en polyèdres qui dénaturent leurs visages, j’avais reçu la nouvelle, peu avant, que mon père était gravement malade. Dois-je mettre ces portraits conceptuels, salués sous ce nom et encensés par le critique du Monde comme des œuvres expérimentales, témoignages de la jeunesse éternelle du peintre, etc., sur le compte de mon génie créateur ? Ne sont-ils pas plutôt des réponses à la peur de verser dans la piété filiale ? Au mois de mai, je me suis rendu à Barcelone pour les funérailles, et tout l’été suivant, je n’ai peint que des cubes et des carrés, par opposition aux sautillements de pigeons et aux natures mortes à pots de fleurs que j’avais vus dans son atelier.
« Réagir n’est pas agir. Provoquer : aveu de faiblesse et d’obédience » (Ramón Llull, Ars Magna, XV, 36).
Après avoir visité mon exposition à Zurich, le professeur Carl Gustav Jung a démontré gravement que le morcellement de certaines de mes peintures en facettes disloquées prouve que je suis atteint de schizophrénie. L’origine de cette pathologie serait à chercher du côté de mes antécédents familiaux, la schizophrénie étant souvent héréditaire, surtout dans les pays méridionaux (c’est un Suisse qui parle). Eh ! Eh ! Serait-il un Œdipe qui s’ignore ? L’Œdipe des temps modernes, qui se crève les yeux pour oublier qu’il est condamné à errer éternellement sur les traces du père ?
Les crétins peuvent avoir des lumières : à peine m’a-t-on tendu la perche que j’ai colombisé à nouveau.
Brave Aimée ! Elle m’a défendu, avec plus d’énergie que de discernement, contre les inepties qu’on débite sur mon compte. Mais Paul, avant de regagner sa chambre, a voulu faire le malin. Il raconta à sa femme que, parti à la chasse dans les Albères, il avait tiré une couple de pigeons sauvages.
— Faisons à notre hôte une bonne blague.
Il projette de me mettre dans l’embarras, par une plaisanterie qui, transmise au Figaro, fera rire les lecteurs aux dépens du Diable rouge.
— Mon loulou, donne tes instructions à Maria pour qu’elle fasse rôtir ces pigeons à la catalane, arrosés d’une sauce au piment d’Espelette. Leur peau sera imbibée de rouge vif. De rouge, tu te rends compte ? Comme au Kremlin, à la table de Staline ! Des colombes imprégnées de Karl Marx ! Ce que ça va être drôle de voir sa tête quand elle nous les servira ! On va bien rigoler !