Les allusions à son premier séjour à Céret nous avaient tous intrigués. Nous profitâmes d’un jour où il était d’humeur plus sociable pour y retourner avec lui, entassés à sept dans sa grosse voiture dont il avait fallu déplier les strapontins. Auguste Herbin, un des anciens du Bateau-Lavoir, de passage à Perpignan, nous accompagnait. Par exception, je conduisais, au lieu de Paulo.
— Ce qu’Auguste a vieilli ! me glissa Pablo à l’oreille, ai-je l’air aussi décati ?
La veille, il avait reçu une énorme caisse, que Paulo et l’oncle Alphonse avaient déclouée avec peine. Le torticolis attrapé par l’oncle Alphonse l’empêcha de venir avec nous à Céret. Les hommages et les présents arrivaient à Pablo du monde entier, mais jamais aussi voyants. La caisse contenait une couronne de laurier large d’un demi-mètre et six bouteilles de caïpirinha, emballées dans un mètre cube de paille au milieu d’un flot de rubans. Une admiratrice brésilienne avait eu cette pensée. Agacé de ce cadeau dont Salvador Dalí eût été flatté :
— Reconnaissez, chère Aimée, me dit-il, qu’il faudrait être d’une excessive vanité pour ne pas avoir envie de retourner cette caisse à l’expéditrice. Je déteste l’adulation par principe, surtout quand elle vient d’une femme qui n’a peut-être pas vu un seul de mes tableaux.
Maria le tira d’embarras en se penchant sur la caisse d’où elle tira une feuille de laurier pour la toucher et la renifler. Elle passa dessus sa langue, des deux côtés.
— Mais c’est du vrai laurier ! s’exclama-t-elle. Du vrai de vrai ! Pensez comme ça fera bien dans mon ragoût de taureau !
Il rit de cette naïveté, qui lui rendait encore plus cher un plat dont il raffole.
Nous partîmes pour Céret. Les villages que nous apercevions de la route sont français de nom, mais construits à la manière des villages espagnols, comme il nous le fit observer. Les lignes des maisons ne suivent pas le profil des collines, mais semblent découper le paysage. Il y a là comme une rébellion de la pierre, le refus de se conformer à la nature, la volonté de rompre par des arêtes et des pointes l’harmonie du décor.
— Une insurrection qu’on pourrait dire cubiste, ajouta-t-il en riant.
Nous laissâmes la voiture dans le parking des Tins et continuâmes à pied vers la rue des Tins et le boulevard Joffre. La première maison qui se présente a des balcons curieusement travaillés. Des frises sculptées ornent le pourtour des fenêtres. Dans le linteau de la porte, on distingue des rosaces, une coquille, une tête de lion tenant dans sa gueule un anneau. L’écusson contient, en manière de blason, deux lettres capitales entrelacées, un P et un C.
— Vous voyez la seule maison armoriée de Céret, nous dit-il, la seule maison riche, dans cette ville assez pauvre. Et encore, ils n’ont pas eu assez d’argent pour empêcher la gouttière de dégringoler le long de la façade.
— On remarquerait moins cette gouttière, dit Herbin, si elle tombait verticalement, mais elle doit faire un coude pour contourner le linteau de la porte, ce qui enlaidit l’effet d’ensemble. Ces Catalans semblent ignorer la valeur de leur patrimoine.
Qu’étaient donc ces deux lettres du blason, ce C et ce P, ou ce P et ce C ? Pablo avait consulté autrefois en compagnie de Herbin les archives à la mairie. Aucune de leurs recherches n’avait abouti. Chacun y alla de ses fantasmes. Prince Charmant, pour Rosita, vierge à trente-cinq ans. Charles Premier pour Paul, féru comme il est de rois décapités. Pierre de Cambrai, pour Herbin, parce que c’est le patron de sa ville natale. Cher Prokofiev, pour Paulo, à qui son admiration pour le compositeur soviétique ôtait le sens commun. Comte de Perpignan ou Perle Catalane, pour moi qui manque d’imagination. Il mit fin à nos divagations en laissant tomber d’une voix lugubre :
— P et C : Pobre Casagemas. Carlos Casagemas, avec qui j’ai partagé un de mes premiers ateliers dans le vieux Barcelone, suicidé à l’âge de vingt ans, parce que, atteint d’une particularité anatomique fort gênante, un défaut que je m’abstiens de vous nommer tant le mot est laid, il n’osait coucher avec sa fiancée Germaine. Dépitée et déboussolée, celle-ci ne comprenait rien au comportement d’un amoureux qui lui déclarait sa flamme (nous nous exprimions ainsi) mais fuyait l’intimité physique. Le soupçonnant de la tromper, exaspérée par ses dérobades, elle le plaqua. Le lendemain, il se tirait une balle dans la tempe. J’avais vingt ans aussi. La tragédie était entrée dans ma vie.
Sous le coup de l’émotion, un peu d’emphase fit trembler sa voix, chose tout à fait inhabituelle. Nous nous sommes faufilés en silence sous la Porte de France, entrée monumentale de la vieille ville, faite d’un arc encastré entre deux grosses tours rondes. Au bout d’un labyrinthe de ruelles, nous avons débouché sur la place des 9 Jets, centre géométrique de la vieille ville. De la fontaine dressée au milieu, l’eau jaillit par neuf petites bouches percées dans le pilier au sommet duquel trône un lion assis. Nul autre bruit qu’un murmure d’eau courante. Ombragée de trois platanes séculaires, la place dessine un carré presque régulier. Une terrasse de café-restaurant occupe un des angles. Je connaissais bien cet endroit, où Paul, quand il me faisait la cour, m’invitait à dîner, mais je ne m’étais jamais interrogée sur ce nombre 9. Pablo avait son idée, lui, sur ce nombre et sur ce lion.
— Quand je me suis installé à Céret, j’ai loué au dernier étage de cette maison (il nous montrait la plus belle maison de la place, au numéro 1) une chambre très peu chère parce que l’eau n’arrivant pas jusqu’en haut, je devais me ravitailler à la fontaine. Remonter quatre étages d’un escalier aussi raide qu’une échelle en portant deux brocs remplis à ras bord, ce n’est pas mucho gusto, croyez-moi. Mais, de ma fenêtre, j’avais l’immense avantage de voir ces neuf jets. Neuf, comprenez-vous ? Pour celui qui voulait faire du neuf, c’était un encouragement formidable. Cette homonymie n’est pas aussi parfaite en espagnol. Nueve n’est pas nuevo. Le calembour est impossible. J’apprenais le français. Je fus enthousiasmé d’une langue si propice aux jeux de mots.
Paul le regarda ébahi.
— Quant au lion, continua-t-il, il exprime la fierté espagnole. La fontaine date du quinzième siècle ; le roi Ferdinand II d’Aragon, qui venait d’épouser Isabelle de Castille et de réunir par ce mariage les deux royaumes, fit couronner le pilier d’un lion, emblème de la Castille. Le lion était tourné vers le sud, vers l’Espagne, il résumait le courage intrépide, la force tranquille, la détermination indomptable du peuple espagnol. Sur cette place, deux siècles plus tard, furent discutés et mis au point les termes du honteux traité des Pyrénées, qui livra la moitié de la Catalogne à Louis XIV. Pour renforcer leur mainmise sur leur nouveau territoire, qu’ils baptisèrent Roussillon, les Français firent pivoter le lion, afin qu’il tourne la tête vers le nord, vers la France, en signe d’allégeance à ses nouveaux maîtres. Vous pouvez lire encore sur le socle l’inscription gravée à cette occasion :
Venite, Cerentes, leo factus est gallus
— Ce qui veut dire ? demanda Rosita.
— Venez, habitants de Céret, le lion s’est fait coq, le lion s’est fait gaulois. Ah ! le jeu de mots, pour le coup, est infâme ! Heureusement, une émeute des habitants fidèles à leur passé historique a forcé la municipalité à rendre au lion sa position originelle. On l’a fait pivoter de nouveau, il tourne la tête, désormais, vers le sud. Il regarde du côté où il est né.
Je ne le savais pas aussi attaché à l’Espagne, aussi fier d’être espagnol. Je n’étais pas à la fin de mes étonnements, car il tint à toute force, lui l’agnostique, l’athée, l’anticlérical, dont le soutien des évêques à Franco a renforcé sa haine des prêtres, à nous conduire par une petite rue tortueuse jusqu’à l’église, dédiée à saint Pierre, qui n’est pas l’apôtre, comme le prétendent les Cérétans, mais le plus modeste Pierre de Castelnau, archidiacre de Maguelonne, envoyé par le pape comme légat apostolique auprès des Cathares. Sa mission échoua, il fut assassiné en Albi par un de ces hérétiques.
Le portail en marbre gris tranche sur la façade restée en briques nues. Ce portail est orné de deux pyramidions et se termine par une niche qui contient sous un fronton brisé la statue du saint.
— P et C, s’écria Totote, la seule tout à l’heure à ne pas s’être exprimée, P et C, mais c’est Pierre de Castelnau !
Il était improbable que la belle maison Art Nouveau de la rue des Tins se fût recommandée de ce personnage oublié, mais aucune de nos suggestions n’étant plus plausible, d’un commun accord nous félicitâmes Totote de sa clairvoyance.
Ayant hâte de nous montrer l’église, Pablo nous poussa à l’intérieur.
— Tout y est fondé sur le nombre 7, qui est celui des jours de la Création. Vous pensez bien qu’un peintre qui se veut créateur d’un monde est un adorateur du 7.
Il nous cita les 7 étoiles de la Grande Ourse, les 7 merveilles du monde, le chandelier à 7 branches des Juifs, les 7 couleurs de l’arc-en-ciel, les 7 passes exécutées par le matador avant la mise à mort du taureau, les 7 têtes de la bête de l’Apocalypse.
— Le 7 est la marque, le chiffre, l’estampille, le sceau de tout ce qu’il y a de beau, de grand, de terrible. Comptez les coupoles de cette église, il y en a 7, une coupole centrale et 3 plus petites au-dessus de chacune des nefs latérales. L’orgue est riche de 7 fois 14 tuyaux, et le carillon dans le clocher dispose de 7 cloches. Paulo, toi le spécialiste en musique, dis-nous l’étendue de leur gamme.
— Elles vont du sol dièse au do par le si, le fa, le sol, le la et le si bémol, dit Paulo, maussade, parce que ce jour-là son père avait eu le caprice de me confier le volant de l’Hispano-Suiza.
Je rapporte leur dialogue, au moment du départ de Perpignan, consciente que le lecteur m’accusera d’écorner l’image du grand homme.
— Papa, laisse-moi vous conduire, j’en ai tellement envie !
— C’est justement parce que tu en as tellement envie que tu ne nous conduiras pas. Faire ce qu’on veut mène à l’insignifiant. Une autre fois, ne me donne pas une occasion aussi facile de te punir. Quiconque revendique pour soi la liberté d’en faire à sa tête n’aura jamais mon appui. J’ai refusé de signer un appel d’artistes américains en faveur de la liberté de l’art, parce que l’art n’est pas quelque chose qu’on doit laisser à la disposition du premier venu. Il faut le dérober, comme Prométhée a dérobé le feu. Seuls les bons à rien, les nullards se gargarisent de liberté.
Paulo était resté penaud, et moi, à qui les Sartre et les Camus rabâchaient le contraire, ahurie. Ni l’un ni l’autre n’étions sûrs d’avoir bien compris ; ni certains qu’il ne nous avait pas menés en bateau par une de ces mystifications dont il est coutumier.
Il sortit de l’église. Elle contient des trésors, de beaux retables de bois doré au-dessus des autels, des gisants en bois coloré. Mais lui ne montre pas grand goût pour les œuvres « ecclésiastiques », comme il dit. Fétichiste des nombres, il ne s’intéresse dans cette église qu’à la répétition du 7, à l’esprit d’abstraction qui a conduit à disposer par 7 et par des multiples de 7 les coupoles, les tuyaux d’orgue et les cloches.
Il nous fit faire un détour jusqu’à une place plantée d’arbres, longue et large, en dehors de la vieille ville. Quel génie, nous dit-il, avait-il fallu à Soutine pour transformer les platanes, sagement alignés sur deux rangs, en torches vives courbées par la démence d’un ouragan ! Nous dûmes ensuite le suivre dans son pèlerinage aux lieux qu’avait habités le jeune Russe pendant les trois années de son séjour à Céret : l’ancien hôtel Garreta, rue Saint-Ferréol, puis le 9 rue de la République, auprès de la famille Cortie, enfin le 5 rue Pierre-Rameil, chez une dame Laverny que, faute d’argent pour payer son loyer, il dédommageait par le don d’une toile tous les trois mois. Un jour où l’on tuait le cochon, la vitre de sa fenêtre se cassa sous les hurlements de la bête. Il cloua à la place un de ses tableaux, qui fut porté à la décharge par le vitrier appelé à remplacer le carreau.
— J’aime mieux les paysages de Soutine, dit Herbin, que ses quartiers de viande. C’était un poète, alors, pas un boucher.
— Oui, renchérit Paul, l’oncle Alphonse l’a bien dit : quel dommage que sous l’influence de Rembrandt il ait changé de sujets pour se mettre à peindre des gigots et des côtes de bœuf.
— Connerie, dit Pablo. Il n’a découvert Rembrandt que bien plus tard. Les cris de ce cochon égorgé vivant, le spectacle de son agonie, avaient marqué à jamais le jeune homme de vingt-cinq ans. Il avait pris de cette atrocité à la fois le dégoût de la viande saignante et le besoin compulsif de la peindre.
— Je ne comprends pas, dit Paul. C’est l’un ou l’autre, le goût ou le dégoût.
— Oubliez-vous son origine ? Un Russe est attiré précisément par ce qui lui fait le plus horreur.