Comment va-t-il se venger de Françoise ? nous demandions-nous. Par quelle invention diabolique ? Car ce pot de couleur noire, couleur de la poix, ce ripolin, emblème du reniement, ne nous laissaient que peu de doutes sur la destination du tableau. Les uns voyaient une tête de guenon vissée à un corps de crapaud, les autres une grosse larve gigotant sur un tas de charbon. Jamais, dit Totote, il n’a fait de tableau autobiographique, qui permette de lire dans ses sentiments. La tradition espagnole de hauteur et de dédain pour les événements personnels veut qu’on cache ses malheurs, ou qu’on les livre si déguisés qu’il soit impossible de les reconnaître. Nous en sommes tous convenus : la stigmatisation ne pourrait être qu’indirecte.
Pour ce tableau qu’il préparait en secret, en le recouvrant chaque fois qu’il descendait de son atelier d’une toile de jute fixée de telle sorte qu’il était impossible de la soulever d’un centimètre sans qu’il s’en aperçoive, il voulut se procurer un noir plus épais, plus noir que celui trouvé par Maria, un noir bitumineux, de la consistance du goudron. Le ripolin ne suffisait pas. Allons l’acheter ensemble, me dit-il.
— Totote dit que vous devriez en profiter pour renouveler votre gamme de pinceaux.
— Ma gamme de pinceaux ? Je n’ai qu’un seul pinceau, toujours de la même taille. Quand l’un est hors d’usage, je m’en procure un autre absolument identique, en oubliant de jeter les vieux. On écrit çà et là que je peins au hasard, sans avoir de contraintes, et que c’est trop facile de procéder ainsi. Mais je me les donne, mes contraintes, je ne les prends pas au-dehors, ce qui serait agir scolairement, je les prends en moi-même. Utiliser des pinceaux de taille différente incite à faire n’importe quoi. Manolo a gâché son talent et raté sa carrière parce qu’il variait ses instruments. Un coup de maillet par-ci, une entaille de ciseau par-là, le lendemain la pierre ponce, le vilebrequin, la gouge, le poinçon, la truelle. Avec cet éventail de possibilités on ne fait rien de bon. C’est la fausse richesse de ceux qui ne se fient pas à leur esprit. Limité à un seul pinceau, je tends mes forces vers un but unique. C’est inouï comme la pauvreté de l’outil contribue à féconder l’invention. En me forçant à me concentrer sur ce que j’explore, mon pinceau unique me mène au fond de l’idée. Sans moyen de substitution, livré à moi-même, comme un naufragé en vue de la côte, je vais jusqu’au bout de mes limites. Oh Aimée ! je m’excuse de ces détails trop longs. Riche d’une panoplie d’instruments, Dieu n’aurait pas créé à la suite la girafe, l’éléphant, le puceron, la loutre, le pin parasol, le chiendent, le palmier. Toutes choses seraient restées dans le chaos. Dieu ne s’est servi que de son doigt pour tracer les linéaments du monde et le peupler d’une variété d’animaux et de plantes.
Loin de me plaindre, j’aurais souhaité l’entendre, encore longtemps, me développer ses vues. D’habitude, il est avare de confidences sur ses procédés techniques.
Il avait quitté pour sortir en ville sa vieille blouse toute fripée et revêtu sa chemise neuve à carreaux. Cette coquetterie me sembla de bon augure. Raymond, qui était sur le pas de sa porte, nous voyant franchir le seuil de l’hôtel, nous demanda la permission de nous accompagner, afin de compléter le reportage photographique qui serait exposé dans un mois à l’hôtel Pams. Autant Pablo fait tout son possible pour ne pas être dérangé pendant qu’il travaille, autant, dans les moments de détente qu’il s’accorde, il a besoin, comme un enfant, de se sentir entouré par l’admiration publique. À peine étions-nous dans la rue de l’Ange (qu’il s’obstine à appeler carrer del Angel), que Raymond, sautillant autour de lui, courant à droite et à gauche avec son trépied, attira sur notre groupe l’attention des passants. Il fit sensation, place Arago, en s’appuyant sur le capot de son Hispano-Suiza garée devant le café des Palmes. Paul l’avait munie de pneus blancs, luxe inconnu à Perpignan. On le reconnut, on le félicita, il souleva son chapeau pour saluer, des gamins grimpèrent sur le pare-chocs et secouèrent la carrosserie, une femme battit des mains et lui demanda un autographe.
Avoir les honneurs du palau Pams, nous dit-il (la nouvelle s’étalait à la une de L’Indépendant), est la plus haute consécration qu’on puisse recevoir ici. À Perpignan, ville pauvre, sans industries, c’est la seule demeure de quelque importance. Pams est le nom de la famille qui s’est enrichie par l’invention du papier à cigarettes. Cette circonstance l’amuse, et il nous répéta plusieurs fois en riant, sans nous expliciter sa pensée : « Ah ! si Manolo l’avait su ! » Il ramassa deux, trois citrons et se mit à jouer aux boules avec les polissons qui traînent sur la place. Puis il mit deux doigts sur son front, les pointa comme des cornes, et fit semblant de poursuivre la marmaille comme le taureau quand il déboule dans l’arène. Ils s’égaillèrent avec des cris. Je faillis lui dire qu’on n’est pas vieux tant qu’on reste capable de tels enfantillages. La crainte que ce seul mot de vieux le terrorise me retint.
Pour les photos, il s’efforçait de sourire, mais d’un sourire qui me parut contraint. Raymond s’arrangeait pour le prendre pendant qu’il ne s’y attendait pas, en particulier devant les magasins de lingerie, si nombreux à Perpignan où la cuisine trop grasse oblige les femmes qui veulent garder la ligne à s’équiper en conséquence. Plusieurs photos attestent qu’il essaya de nous donner le change par un enjouement factice : par exemple, lorsqu’il nous montra du doigt, hilare, les enseignes les plus cocasses, Paris-Silhouettes minces, À la taille de guêpe, Chez Pauli on retrouve ses vingt ans ; ou qu’il fit le pitre devant la vitrine du Corset idéal. Au coin de deux rues, devant les lettres Aux Deux Blancs calligraphiées en italiques vermillon sur des carreaux de faïence blancs, on le voit tirer nerveusement sur sa cigarette, pensant qu’on ne l’observe pas. Totote et Rosita, rencontrées par hasard, s’étaient jointes à nous pour cette dernière photo. Soucieux, sombre, ramassé sur lui-même, absorbé dans ce qu’il n’était pas difficile de deviner, il était resté à l’écart du groupe, enveloppé de fumée comme la seiche qui se cache dans son encre.
Alors que j’essayais, par une mine allongée et un silence de circonstance, de lui témoigner ma compassion, il me rabroua gaiement.
— Qu’est-ce qui vous prend, Aimée ? Pourquoi faites-vous cette tête ? Croyez-vous que je pense encore à la petite Gilot ? Qu’elle courote après ses minets si ça lui chante. C’est un caractère parfaitement plat et à la hauteur des façons de sentir du commun. Ma colère s’est épuisée en huit jours. Je me soucie de son départ comme d’une guigne.
Il aime beaucoup le quartier qui s’étend entre la rue de l’Ange, la cathédrale Saint-Jean et le Castillet. Son marchand de couleurs se trouve au-delà de ce quartier, sur le boulevard qui longe les allées Maillol. Il a deux itinéraires préférés, l’un par la rue de la Cloche d’or et la rue de la Loge, l’autre par la place du Marché, le théâtre, et plusieurs rues dont le nom est aussi pittoresque que le tracé, Père Pigne, Main de Fer, Four Saint-Jean. L’appellation de ces rues le ravit autant que le charme qui se dégage de leur labyrinthe sinueux et frais. De temps à autre il s’engage dans une venelle transversale, pour le seul plaisir de lire sur les plaques leur dénomination baroque, de l’Incendie, des Trois Journées, des Quinze Degrés, des Farines, de la Lune, des Pots de terre. L’enflure est épargnée à Perpignan. Pas un seul nom de général ou d’homme politique.
— Je me crois en Espagne, me dit-il, ces rues à maisons de quatre étages sont des rues espagnoles, étroites, encaissées, des sillons creusés dans le tissu urbain, des tranchées où le soleil ne pénètre pas. On aime l’ombre, en Espagne.
Et de me développer toute une théorie selon laquelle il n’y a rien de français à Perpignan. Cette ville se distinguerait par trois caractères bien définis : la netteté du dessin des rues et des maisons ; la sensualité qui allume des paillettes d’or dans les yeux des filles (il ne s’intéresse absolument pas aux garçons, pourtant très beaux tant qu’ils sont jeunes) ; la couleur des murs, qui varie de l’ocre à l’orange, du jaune au rouge, mais toujours soutenue, chaude, enveloppante. Or la netteté a été transmise aux Catalans par la colonisation latine, la sensualité par l’Islam, la couleur par la Catalogne espagnole.
— La colonisation latine ?
— C’est Pline l’Ancien qui le raconte : la fille d’un potier napolitain était amoureuse d’un jeune homme qui devait partir au loin. Pour fixer pendant son absence les linéaments de son visage, elle les traça sur un mur en suivant le bord de l’ombre projetée par une lampe. Le portrait, genre inconnu jusqu’alors, était né. Un seul trait avait suffi, dessiné d’un coup, à main levée, sans repentir. Premier exemple de cette netteté latine, Aimée. Vous pouvez la retrouver près du Boulou dans ce qui reste de la via Domitia qui allait de Rome à l’Espagne. Les dalles sont encastrées avec la précision d’un damier.
Ce jour-là, au lieu d’emprunter un des deux itinéraires habituels, il nous entraîna, loin du centre, vers un square planté de quelques marronniers. Avec lui on n’est jamais à l’abri d’une surprise, mais je n’aurais jamais cru qu’il eût pour des arbres un tel intérêt. Il ne met jamais d’arbres ni de fleurs dans ses tableaux, le genre nature, verdure, paysage ne le touche pas, ni la catégorie végétaux. Il traite d’anecdotiques les jolis sous-bois de Renoir, de Sisley, et l’autre jour, à table, comme il s’était moqué cruellement du folklore botanique de Matisse !
Entre les marronniers, noyé sous leur ombre, étouffé sous la prolifération de hautes herbes, un pauvre petit figuier penchait ses branches racornies.
— Il y a cinquante ans de cela, je l’ai planté avec Manolo, une nuit sans lune, en déjouant la surveillance d’une ronde de gendarmes. Ils avaient entendu du bruit dans le square, qui était alors fermé par une grille. L’un d’eux partit chercher la clef à la mairie. Pendant ce temps, nous avons déguerpi par l’autre côté, en sautant par-dessus la grille… Je me souviens encore d’avoir fait un accroc à mon pantalon en sautant. Ils se lancèrent à notre poursuite, mais il ne fut pas difficile de les semer, dans le dédale des petites rues. Manolo, dressé par son pickpocket de frère, avait un talent extraordinaire pour se faufiler dans les passages obscurs et faire perdre sa trace. La patrouille passa à un mètre devant nous, sans voir les deux lascars aplatis contre le mur.
Plusieurs des branches du figuier étaient cassées, le feuillage, faute d’eau et de lumière, jauni. Des feuilles, desséchées ou mortes, se détachèrent quand il les toucha. Une figue unique pendait au branchage. Il voulut y goûter et se faire photographier par Raymond dans l’acte de la cueillir. Son œil, pendant qu’il tendait le bras vers la figue, brilla d’une intensité singulière.
Consterné de voir son arbre en si mauvais état, il dégagea des mauvaises herbes le pied, puis ramassa dans le creux de sa main un peu de terre qu’il répandit autour du tronc. Il en fit trois fois le tour, comme si ce geste et cette offrande pouvaient aider le figuier à reverdir. Un mouvement de colère le saisit, quand, s’étant reculé pour emporter une dernière image de son arbre, il vitupéra la municipalité qui laissait mourir les beautés naturelles de la ville, tout en faisant construire place de la République un hideux parking de quatre étages qui cacherait la façade du joli théâtre en briques roses.
— Le système électoral des démocraties, dit-il en conclusion de sa diatribe, peut donc aboutir à un résultat aussi désastreux que l’arbitraire des dictatures ?