À nouveau, l’été.
Il feint la bonne humeur, l’entrain, joue avec ses enfants, ignore Paulo, taquine Maria, grimace dans le dos de Jacqueline, nous égaye de ses blagues, mais ce n’est qu’une façade, on le reconnaît à ce signe : l’énigmatique tableau en cours n’avance pas, me dit Totote, la toile qui le recouvre n’a pas bougé d’un centimètre, il ne s’est même pas aperçu qu’elle en avait relevé un coin, à dessein, non pour regarder, mais pour voir s’il remarquerait l’indiscrétion. Il a poussé le chevalet de côté, sous les combles, laisse le pinceau et les tubes de couleurs sécher sur l’établi, il ne peint plus. Que fait-il alors, durant les heures passées dans l’atelier ? Il noircit des feuilles de papier, qu’il déchire ensuite et jette dans la corbeille. Écrire l’amuse, je ne le nie pas, mais justement l’amuse, le distrait. Écrire (des vers ? des contes ? du théâtre ?) n’est pour lui, depuis toujours, qu’un moyen de franchir une passe difficile. Une diversion. Un pis-aller. Lors de sa rupture avec Olga, il avait cessé de peindre pour écrire. Les émotions trop fortes, qu’elles soient d’ordre privé ou de nature politique, le détournent de son occupation favorite. Sous l’occupation allemande, il y est allé d’une pièce de théâtre, lue ou jouée, je ne sais plus, chez ses amis Louise et Michel Leiris, devant une poignée d’écrivains. Et maintenant, en pleine déroute sentimentale, il échange une fois de plus le pinceau contre la plume.
« Sentimentale », ai-je écrit ? Cette épithète lui convient-elle ? A-t-il jamais été un homme de « sentiment » ? Je me pose même ces questions : « Aimait-il » vraiment Françoise ? « Souffre-t-il » vraiment d’être abandonné ? Il est aux abois, c’est certain, il a l’impression que sa vie est dévastée. Mais si j’essaie d’analyser les composantes de son désarroi, je trouve :
1o Une blessure d’amour-propre ; Pablo a été remercié : c’est elle qui le quitte ; en cinquante ans d’aventures conjugales successives, cela ne lui était jamais arrivé. Jusque-là, il était le maître de sa vie ; il prenait et renvoyait ses maîtresses, aussi facilement qu’on change de restaurant ou de lieu de villégiature ; il troquait l’une contre l’autre par une décision toujours unilatérale. Pour la première fois, c’est lui qu’on plante là ; il perd la main ; il doit subir son sort, au lieu de le gouverner.
2o Pour aggraver cette blessure d’amour-propre, une dose non négligeable d’espagnolisme : un homme du Sud, un Andalou, est particulièrement vexé de constater qu’il ne plaît plus à une femme dont il a été longtemps l’amant. Si le bruit de sa disgrâce se répand, on applaudit au rival qui a planté sur son front, en banderillero efficace, los cuernos du déshonneur. Honte de son quartier, désespoir de sa famille, risée de ses amis, le voilà livré à l’opprobre général.
3o Le regret de n’avoir plus sous la main une femme prête à prendre la pose à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Françoise lui ôtait l’embarras de se mettre à la recherche d’une modèle. Gain énorme de temps et de fatigue – sans compter l’économie.
4o Le dépit de n’avoir plus, chaque soir en se couchant, une concubine à sa disposition. Là aussi, gain de temps et de confort pour l’homme pressé – d’argent pour le parcimonieux.
5o La soudaine prise de conscience de son âge et de l’abîme de quarante ans entre Françoise et lui.
6o L’angoisse de l’impuissance, sans doute la cause la plus profonde de la crise. Le tuyau de poêle, par ses indiscrétions, ensuite Paulo, par son mot cru, nous avaient révélé le contenu des revues mystérieuses, impossibles à trouver chez les libraires de Perpignan. Aux adeptes des campings naturistes qui ont une façon particulière d’exploiter la nature mais peinent à y réussir, elles conseillent des moyens de substitution à effet immédiat, témoignages et photos à l’appui.
En tant que femme, je ne vois dans aucune de ces six composantes ce que j’appelle « amour d’un homme pour une femme », c’est-à-dire oubli de soi pour cette femme, inquiétude pour le bien-être de cette femme, priorité donnée à ce qu’elle veut, à ce qu’elle souhaite, souci de la rendre heureuse. Françoise n’était pour lui qu’un objet commode : commode pour le travail, commode pour le sexe, commode pour se rassurer sur son âge, sa virilité, commode pour vérifier son pouvoir de séduction. À la façon dont il me regarde, je devine que si je n’étais pas mariée à son hôte, il me prendrait comme remplaçante : je ferais tout aussi bien l’affaire. Or, il ne m’aime pas. Mais j’ai tous les attributs qu’il recherche dans une femme. Peut-être hésite-t-il entre Jacqueline et moi. S’est-il jamais préoccupé des sentiments intimes de Françoise ? A-t-il été soigneux de sa santé, de ses aspirations, de son bonheur ? Voulait-elle vraiment deux enfants d’un homme déjà vieux ? N’est-ce pas lui qui les lui a imposés ? Pendant ces dix ans, il s’est servi d’elle, pour les multiples usages qui lui convenaient. Il ne souffre pas de son départ, ça l’embête de ne plus l’avoir à sa disposition, à son service. La différence est immense.
C’était sa sixième compagne de longue durée : après Fernande, ce fut Eva ; après Eva, Olga ; après Olga, Marie-Thérèse ; après Marie-Thérèse, Dora ; après Dora, ç’a été Françoise… Toutes choisies très jeunes, pour le double service du travail et du sexe, sans s’aviser qu’il vieillissait, lui ; toutes bonnes à jeter après usage, sans se soucier de leurs sentiments. Qui étaient-elles en elles-mêmes ? Qu’attendaient-elles de la vie ? De leur vie avec lui ? Elles étaient recrutées, de la même façon qu’un propriétaire de champs de blé ou de vignobles embauche une main-d’œuvre pour la moisson ou la vendange. Enfant, il aura vu en Andalousie cette pratique de l’enrôlement saisonnier. Inscription précaire, sans contrat, sans garantie d’avenir. Sur ces six femmes, il n’en a épousé qu’une.
En fait, il n’aime que son travail, il n’aime que créer, inventer, tout le reste lui est égal, sauf qu’il a besoin, pour son travail, d’une auxiliaire indispensable : une modèle à peindre pendant la journée, une femelle à prendre le soir ; si possible, la même. Comme ça, il n’a pas à sortir, à payer, à se mettre en quête, à craindre d’essuyer un échec et de rentrer bredouille. L’activité sexuelle n’est pour lui qu’un stimulant à peindre. Je l’ai vu un jour saisir à la terrasse d’Espy une bouteille de soda en plastique qu’il a modelée, façonnée, pétrie, malaxée, triturée, déformée, reformée pour la métamorphoser en corps de jeune fille. Il aurait bien couché avec cette bouteille, s’il avait pu. Il se contenterait, comme ce Gogol dont Paulo m’a fait lire le conte, d’une poupée gonflable perfectionnée.
J’ai l’air de l’accuser, de pester contre lui, d’incriminer son égoïsme. Mais avons-nous le droit, nous autres femmes, de qualifier d’égoïste un homme pour qui nous n’existons qu’en fonction de ce qu’il trouve en nous d’exploitable ? Pablo est un génie, auquel toute femme devrait être fière de se sacrifier. Françoise, qui dessine et peint elle-même et cherche à se faire un nom, aura pensé :
« Si je reste dans son ombre, autant renoncer à tout espoir de percer. En cas de réussite, on dira, avec un sourire aigre-doux, que c’est parce que je suis sa compagne et qu’il m’a imposée aux collectionneurs et aux galeries. Soit on me dénigrera comme une opportuniste, qui a voulu profiter de la situation, soit on me flattera pour le flatter indirectement. Et moi ? Tant que je demeurerai dans son orbite, je n’existerai jamais comme Françoise Gilot. Suis-je née pour être satellite de sa gloire ? »
La sotte ! Qu’elle continue à dessiner et à peindre, elle ne passera à l’histoire que parce que, justement, elle a été sa maîtresse. Un peu d’humilité, s’il vous plaît ! Je sais, pour ma part, que le nom de Sorrède n’a une chance d’échapper à l’oubli que parce que nous avons eu l’honneur de l’héberger dans notre hôtel. Françoise, à peine élue, aurait dû abdiquer son je, son moi. Revendiquer les droits du je, du moi, est indigne d’une âme un peu noble qui se trouve en présence de plus grand que soi. Le rêve suprême des élèves et des aides de Vélasquez, de Zurbarán, de Murillo, m’a-t-il dit un jour, c’était de rester anonymes.
En vidant sa corbeille dans la poubelle de la cuisine, Totote a remarqué une feuille qu’il n’avait pas déchirée, écrite en français à l’encre rouge. Pourquoi à l’encre rouge, sinon pour être repérée plus facilement et attirer l’attention ? Plus ou moins involontairement, ne cherchait-il pas à la mettre sous nos yeux ? Totote me l’apporta. Nous l’avons défroissée, aplatie et lue. On nous accusera d’indiscrétion, mais ce n’en fut pas tout à fait une. La pudeur andalouse, demeurée si forte en lui, l’obligeait à passer par ce truchement.
Ce n’était pas une page d’écriture automatique, comme il avait quelquefois essayé – à contrecœur, sous l’influence de son ami Éluard –, mais un poème sophistiqué, en forme fixe, à l’ancienne, les lignes régulières étant disposées en colonnes. En haut à gauche, sur le coin de la feuille, il avait écrit, à l’encre noire : « D’après la ballade du poète de Salamanque et disciple de Góngora, l’excellent Mariano Rodriguez y Gonzalez, trouvée dans la bibliothèque de Paul. » Truffé de mots en latin ou en espagnol, macaronique par l’abus des métaphores, le poème m’amusa, malgré le fond de trouble et d’inquiétude qui s’y devinait.
Hébergé avec bienveillance
In pluribus refugiis
Et amœnis deliciis,
Si je l’avais comme à vingt ans
Le thyrse de Bacchus !
Mais comme je vous l’annonce,
Il a mué de caliente a frío ;
Très pâle, fini de se dresser.
ENVOI
Femmes, passez votre chemin,
Racorni comme un vieux parchemin,
Il ne me sert plus qu’à pisser.
J’en suis hué autant qu’un chien.
— Arrêtons-nous là, dit Totote.
Trop bouleversée pour lire la suite, elle voulait déchirer la feuille, la jeter une bonne fois et oublier une aussi mortifiante litanie. J’ai dû la forcer à déchiffrer avec moi le reste de la ballade. Non par simple curiosité. Selon moi, ces doléances étaient trop ingénieusement tournées pour devoir être prises au sérieux.
Tant que je pus m’escrimer
De cymbalis cliquentibus,
Je fus des dames chéri,
Me semper excitantibus ;
À présent je suis de dormientibus,
Vieux, goutteux, je n’ai plus le pouvoir
D’être con mujeres :
Je ne peux plus caudam mouvoir.
Femmes, je suis sans force
Et livré à vergogne haute
Car mihi dolet fons vitæ
Et l’état de mon corps entier.
À nada ne soy plus bon
Qu’à la voir pendre inerte,
Ratatinée, fripée, flapie ;
La cire a coulé de la chandelle.
Qui eût pensé qu’en si court temps
Le palefroi au pas sonore
Se fût mué en haridelle
Et le jeune bouc en vieille pécore ?
ENVOI
Exit gaudiorum princeps,
Il ne peut plus caudam mouvoir,
Periit gloria mundi,
Femmes, passez votre chemin.
— S’il plaisante ainsi, c’est qu’il ne croit pas à ce qu’il écrit, dis-je à Totote, que je voyais sur le point de fondre en larmes.
— Jamais un homme ne s’est humilié aussi bas, murmura-t-elle.
— Mais non, ce poème est un moyen de conjurer ce qu’il a peur de lui voir arriver un jour.
— Il est à bout, Aimée. Il avoue ce qu’il y a de plus humiliant pour un homme.
— Un homme à bout n’écrit pas un poème aussi élaboré, un homme à bout ne respecte pas avec autant de scrupules les artifices de la poétique baroque. Je t’accorde qu’un humour aussi noir doit correspondre à une angoisse. Mais cette angoisse, il la conjure en la transformant en exercice de style. Ne nous a-t-il pas parlé souvent de ces objets fétiches africains dont la fonction est d’écarter le danger ? Ces vers remplissent le même office. Ce qu’il nomme, il le met au défi de se réaliser. C’est le talisman qui le protège contre le malheur qu’il redoute.
Elle m’a regardée d’un air sévère.
— Nous avons eu tort de le lire. Et toi, pour t’en laver les mains, tu déclares : ce n’est que de la littérature. Trop facile… Je trouve que tu te défausses à bon compte… Ta conscience est-elle tranquille ? Ne sommes-nous pas, toi et moi, responsables de son bonheur ? Quel aveu que ce poème ! Surtout, qu’il ne se doute pas que nous l’avons lu…
— Pourtant, dis-je après un moment de réflexion, pourquoi est-ce justement celui-là qu’il n’a pas déchiré et qu’il a écrit à l’encre rouge ?