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Une visite

Le courrier lui apporta une lettre qui l’intrigua. Un historien de l’art italien, de passage dans la région, sollicitait une entrevue. Qui ça peut être ? grommela-t-il, toujours sur le qui-vive lorsqu’on cherchait à le déranger dans son travail. L’oncle Alphonse se rendit pour une fois utile. Mais c’est un grand personnage ! lui expliqua-t-il. Un des rares historiens de l’art italiens qui au lieu de se cantonner dans les musées s’intéresse à la peinture contemporaine.

— Dans un de ses livres, il a exposé les principes du cubisme et parlé de vous avec sympathie, ainsi que de Braque et de Chagall. (Il omit de mentionner Matisse.) Une des phrases de ce livre devrait particulièrement vous toucher. Il affirme que les peintres, à l’apogée de la Renaissance, cherchaient la beauté idéale non pas dans la reproduction d’êtres vivants, mais uniquement dans la création de figures abstraites. Ils se référaient à Aristote, qui avait établi à leur intention, croyaient-ils, l’origine mathématique du beau. Un objet, un visage, pour être beau, devait se rapprocher le plus possible de la régularité des formes géométriques.

— Intéressant… Intéressant… Mais faux… Archifaux… Aucun des peintres de cette époque n’a suivi ce précepte. Dans les courbes molles d’un visage de Raphaël, où se trouve la forme géométrique ? Je vous défie de déceler un seul angle aigu dans un tableau italien, une seule entorse à l’harmonie linéaire. Leurs nez palpitent, ce sont des narines, ce ne sont pas de solides polyèdres en quart de brie. Ils auraient beaucoup à faire, ces nez, pour passer de ce statut anecdotique à l’idée d’un nez, but ultime de la peinture de portrait.

— Recevez-le, et vous pourrez discuter de cette question.

— Jamais de la vie ! C’est un Italien ! Un rital ! Il aura été fasciste ! Il se sera couché comme les autres devant Mussolini !

— Pas du tout. Lorsque Mussolini a exigé des professeurs un serment d’allégeance, il a été un des seuls à refuser. Obligé de quitter l’enseignement, il s’est exilé aux États-Unis. Réintégré après la chute du fascisme, il occupe depuis 1945 la chaire d’histoire de l’art à la faculté des lettres de Rome.

Lionello Venturi fut donc invité à déjeuner. C’était un vendredi, jour traditionnel d’un plat très épicé, l’omelette catalane, relevée par de la poudre de piment rouge et du chorizo en dés. Prévenu contre l’invité malgré les garanties fournies par l’oncle Alphonse, Pablo ne put s’empêcher de le brocarder par un mauvais calembour. Il convoqua Maria.

— Maria, c’est le jour de l’omelette ?

— Oui, monsieur Pablo. Souhaitez-vous un autre menu ?

— Surtout pas. Ne changez que le nom du plat. Aujourd’hui, en l’honneur de notre hôte italien, vous nous servirez une femmelette.

Lionello Venturi arriva vers midi. C’était un homme de soixante-dix ans environ, de haute stature, distingué, front dégarni, cheveux ondulés, barbiche poivre et sel, tête noble à la Vittorio De Sica. Courtois, cérémonieux à l’ancienne, tenant du hobereau de campagne et du majordome de grande maison, il me baisa la main et demanda la permission de poser son chapeau sur une chaise de l’entrée. En costume trois pièces, mouchoir de batiste dans la pochette de son veston, montre en or dans son gousset, il ne sourcilla pas en voyant comment Pablo s’était nippé. (Je suis persuadée qu’il avait choisi exprès ses frusques les plus miteuses.) Le short n’avait plus de forme, une lanière décousue traînait derrière une de ses sandales, sa blouse élimée dont les lavages n’avaient pas réussi à effacer les taches de peinture béait sur son torse hérissé de poils blancs.

— Maître, dit le visiteur dans un français châtié, c’est pour moi une insigne faveur, un privilège inestimable, un trésor sans prix, præcipuus honor, de rencontrer celui en qui l’Alma Mater, par l’entremise de mon humble personne, reconnaît le chef de file de…

— Ta, ta, ta, ta… Je m’étonne que vous vous intéressiez à mon travail.

— Mais pourquoi donc ? Au contraire…

— Parce que vous venez d’un pays dont je déteste les peintres.

Venturi ne se laissa pas démonter. Sa pomme d’Adam monta et descendit le long de son cou osseux. Ce fut le seul signe de son ahurissement.

— On vous aime beaucoup en Italie…

— C’est impossible que des gens qui s’extasient devant Michel-Ange et Raphaël n’aient pas une profonde horreur de tout ce que je peins.

— Vous n’aimez pas Michel-Ange et Raphaël ?

— Pas plus que les autres.

— Même Giotto, que nous considérons comme l’initiateur de la peinture moderne ?

— Giotto est comme les autres. Images pieuses, peintures édifiantes, crucifix à gogo.

— C’était obligatoire à l’époque. L’Église avait le monopole des commandes. Elle imposait les sujets et veillait à ce que chaque fresque ou tableau s’accordât à la sainteté du lieu où il serait exposé.

— Pourquoi les Italiens se sont-ils soumis aussi servilement aux prêtres ? Regardez ce qui se faisait en France, fille aînée de l’Église, quand la peinture y a pris son essor. Vous devez connaître Le Bain de Diane de Clouet, les mythologies de Poussin, les couchers de soleil du Lorrain, les natures mortes de Chardin ? J’ai acheté, de Louis Le Nain, une Famille de paysans. L’homme, épuisé, les traits minés par le travail, s’est assis près de son cheval qu’il tient par la bride, la femme, pieds nus et sales, porte une bassine de lait en équilibre sur sa tête, un garçon dépenaillé dont on voit le nombril joue du pipeau, jambes nues et pieds sales. En quatre siècles de peinture, les Italiens ont-ils peint une seule scène dans ce genre ? Jamais de familles pauvres, ou simplement ordinaires. Uniquement des Saintes Familles, une Sainte Famille après l’autre, des familles bien vêtues, propres et nettes comme si elles sortaient d’une salle de bains.

Venturi remua quelque chose au fond de la poche de son veston. D’après le cliquetis, il me sembla que ce quelque chose devait être les grains d’un chapelet. La réprobation de l’athée se borna à ce geste.

Pablo continua :

— Le contraire de ce qui a eu lieu en Espagne, pays qui a pourtant subi une domination catholique aussi forte que l’Italie. Qui a pris chez nous la tête de la résistance ? Mais les peintres justement. Giotto peignait des scènes de l’Histoire sainte, Michel-Ange des Jugements derniers, Titien des Pietà, Tintoret des Descentes de croix, Pérugin des Mariages de la Vierge, Botticelli des concerts d’anges, Raphaël des Madones (quel besoin d’en faire autant ? Madones à toutes les sauces, au livre, au chardonneret, au jardin, au voile, au perroquet, aux candélabres, à la chaise, au rideau, à la promenade, à la rose, à l’œillet !), les peintres italiens remplissaient les églises d’images pour premiers communiants, quand Greco peignait L’Enterrement du comte d’Orgaz, Ribera La Femme à barbe de Tolède, Zurbarán Les Travaux d’Hercule, Vélasquez des déjeuners de paysans, des repas d’œufs, une vieille femme devant sa poêle à frire. Imaginez-vous un de vos peintres s’éloigner des autels et quitter le bon Dieu pour faire un tour à la cuisine ?

— Le Vatican a pactisé avec Mussolini, reconnut Venturi. Mais autrefois, nous avons eu des papes progressistes, si j’ose dire, des papes qui ont protégé les arts, Jules II, Léon X, Sixte Quint…

— À condition qu’on leur fournisse des chapelles Sixtine, des Libérations de saint Pierre, des Transfigurations, des Mises au tombeau.

— Vous ne sauvez donc aucun de nos peintres ?

— Georges Salles, le directeur du Louvre, me proposa d’exposer une dizaine de mes toiles à côté de certains chefs-d’œuvre classiques que j’aurais choisis dans son musée. Je serais le premier peintre vivant, me dit-il, à voir ses toiles au Louvre. La confrontation avec celles d’anciens maîtres ne pourrait être que stimulante. Acceptant le défi, j’ai choisi pour la confrontation un Zurbarán, deux Courbet, trois Delacroix.

— Aucun de nos tableaux italiens n’a trouvé grâce à vos yeux ?

— Georges Salles, qui venait de réorganiser la Grande Galerie, était aussi surpris et peiné que vous. Pour ne pas le froisser, j’ai parcouru une nouvelle fois cette galerie. Les Saint Sébastien me répugnaient, la mièvrerie des Madones et des anges me soulevait le cœur, les regards ambigus, les petits doigts en l’air, les poses alanguies et molles de Léonard de Vinci sont tout ce que je déteste dans l’italianisme. Finalement j’ai dit :

« — Il n’y a qu’un seul de ces tableaux auquel j’ai envie de comparer une de mes toiles : La Bataille de San Romano. Cette forêt de lances, belle comme un théorème, cette gloire de panaches dont sont hérissés les casques, cette géométrie de jambes, d’hommes et de chevaux, parallèles, ne décrivent pas la bataille, elles en expriment l’idée.

« Georges Salles comprit très bien ma pensée. Nous convînmes en riant que le titre de premier cubiste revenait de plein droit à ce Paolo Uccello, peintre non d’objets mais de lignes.

Pour le taquiner, Venturi demanda :

— Et notre pauvre et chère Joconde, vous l’exécrez elle aussi ?

— Ah ! si Léonard s’en était tenu à ses dessins anatomiques, à ses planches d’écorchés, à ses études de muscles, à ses calculs sur la physique des corps, je le reconnaîtrais comme un maître.

— Étiez-vous à Paris quand on a volé La Joconde ?

La question était malicieuse, mais il y répondit sans le moindre embarras.

— Je n’ai pas été très courageux à cette occasion, si c’est là où vous voulez en venir. J’ai laissé emmener mon ami Apollinaire en prison, sans le défendre devant la justice. Savez-vous pourquoi ? Je ne souhaitais pas faire avancer l’enquête. J’aurais voulu qu’on ne retrouve jamais ce tableau. La Grande Galerie aurait été débarrassée du sourire doucereux de cette dame et de ses yeux de merlan frit.

— Caspita ! Une telle opinion va scandaliser ! Mais comment se fait-il que vous soyez si hostile à nos peintres ? Les mots de mièvre, doucereux, alangui reviennent sans cesse pour qualifier leur travail. J’admets volontiers que la peinture espagnole est plus robuste, plus rude. Mais Greco, Murillo, Zurbarán n’ont pas été avares de tableaux religieux ! Vélasquez lui-même s’est prodigué en Christs, en Vierges, en papes. Cela ne préjuge en rien des sentiments intimes de vos peintres. Ne devaient-ils pas, eux aussi, obéir aux commandes, dont la plupart émanaient de l’Église ? Bien qu’au service de papes et de cardinaux, ils pouvaient être parfaitement agnostiques, et peindre sous les traits d’une Vierge à l’Enfant une simple maternité de leur entourage. Les portraits de Philippe IV et des enfants du roi ne prouvent pas que Vélasquez était un vil courtisan : sans l’appui de la cour, il aurait été au chômage. Je ne m’explique pas ce qui vous braque ainsi contre Léonard de Vinci, contre Michel-Ange. En feuilletant le catalogue de l’exposition Caravage à Milan, vous avez dit l’an dernier : « C’est très mauvais, c’est complètement décadent. » N’est-ce pas un peu sommaire comme jugement ?

Il ne répondit pas tout de suite. Je voyais qu’il hésitait à assener au brave professeur l’argument qu’il tenait en réserve.

— Tous ces peintres que vous me citez ne sont pas de vrais hommes, dit-il enfin.

— Pas de vrais hommes ?

— La peinture italienne est tout entière affaire de… Vous ne pouvez pas le nier, elle pue la marica.

— La quoi ?

— Le finocchio, come je crois que vous dites, le frocio. (Venturi signifia par une moue qu’il ignorait ces mots prétendument italiens et refusait catégoriquement de les comprendre.) Marica Donatello, marica Michel-Ange, marica Léonard de Vinci, marica Botticelli, marica Bronzino, marica Caravage, super-marica ce Giovanni Antonio Bazzi, qui se faisait appeler tout court Sodoma, pseudonyme dont il se vantait. (Venturi sursauta.) J’ai vu son Saint Sébastien à Florence, un tableau démonstratif, complaisant, dégoûtant, qui exhibe ce qui ne devrait être que suggéré. D’ailleurs l’Italie est pleine de tableaux de tapettes déguisées en saints Sébastien. La flèche qu’on leur plante dans le ventre ne fait qu’augmenter leur plaisir de se montrer nus. Pourquoi nus, d’ailleurs, dans des tableaux où tous les autres, étant des apôtres, des saints, des évêques groupés autour de la Madone, sont habillés de pied en cap ? Est-ce qu’une flèche n’est pas capable de transpercer une chemise ? Poitrine, ventre et cuisses nues, les saints Sébastien se déhanchent avec ostentation. Trouvez-moi en Espagne une seule de ces lopes qui se dandinent en levant au ciel des yeux larmoyants.

Une telle sortie, un peu rude à vrai dire, ne m’étonna pas, de la part d’un homme connu pour sa franchise. D’ailleurs, quelle y était la part de l’humour ? Je m’attendais à ce que Venturi, qui en était dépourvu, proteste, en disant que la vie privée d’un artiste n’a aucune influence sur son œuvre. Il me déconcerta, d’abord par son attitude : il se rétracta, se tassa sur lui-même, comme s’il voulait mettre fin à la conversation et même disparaître de la pièce. Le mot finocchio, c’était clair, l’avait profondément offensé. C’était un de ces mots que, dans son milieu, on ne prononce pas. On ne le prononce pas parce qu’il correspond à une chose censée ne pas exister. Ne pas nommer cette chose empêche qu’elle existe. Lui donner un nom empêche de la nier. J’aurais juré que le mot n’était jamais sorti de sa bouche, parce que la notion qu’il recouvre n’entrait pas dans son champ mental, surtout appliquée à ceux que leur statut de grands hommes place au-dessus du soupçon. À Perpignan on n’a pas de ces pruderies. Notre grand homme à nous, Charles Trenet, nous a habitués à l’idée qu’un artiste a droit à des égards particuliers. Le Petit Pensionnaire est un souvenir coquin du dortoir du lycée Arago. Collioure et Céret ont bercé sa jeunesse. La Mer a été écrit sur la plage d’Argelès. Personne d’entre nous, en l’entendant chanter

Ah qu’il est beau le débit de lait

Ah qu’il est laid le débit de l’eau

n’est assez bête pour croire qu’il va traire ce lait dans une étable. Dans le poème qu’il a dédié au petit André, apprenti garagiste (il adore les jeunots en salopette), quel énorme, pimenté, joli calembour il nous a offert !

Je t’attendrai à la porte du garage

Ce jeu de mots-ci, Pablo ne l’aurait pas apprécié ! Je doute même qu’il eût compris l’astuce.

Charles Trenet, quand le reste de la France l’appelle le fou chantant, nous l’appelons nous, avec la malice et la spontanéité catalanes, la folle chantante.

En Italie, ils n’en sont pas encore là. Venturi, revenu de sa stupéfaction, se redressa lentement. Son premier geste fut de resserrer le nœud de sa cravate. Il toussota et reprit son aplomb.

— Nous n’avons pas l’habitude, dit-il d’une voix sèche et distante, d’aborder de tels problèmes dans nos études sur l’art. Nos études sont sérieuses. Elles portent sur le comment et dédaignent le pourquoi. Nous considérons qu’une œuvre est indépendante de l’auteur. Ce qui peut avoir lieu dans l’alcôve ne préoccupe pas l’Université.

— L’alcôve ? Dites le lit, cher Professeur.

— Un universitaire digne de ce nom ne se permettra jamais d’insinuer à ses élèves que les auteurs mis au programme ne sont pas d’une parfaite moralité.

— Mais bien sûr, Professeur. Vos jeunes gens doivent être éduqués dans les meilleurs principes. La vertu avant tout !

Maria vint nous prévenir que nous pouvions passer à table. Le professeur avait repris son assurance et nous suivit dans la salle à manger, compensant par la dignité de son maintien l’affreuse accusation dont il se sentait personnellement souillé. Nous devinions à sa mine renfrognée l’article vengeur qu’il écrirait à peine rentré à Rome. « Ces Espagnols n’ont aucun respect du grand art ! Ils traitent les génies comme des criminels ! » La conversation roula sur l’ouverture prochaine à Perpignan d’un musée dédié à Hyacinthe Rigaud, peintre de Louis XIV, né à Perpignan. Il se régala de ce qu’on lui servait et demanda si ce plat avait un nom particulier. Pablo lui expliqua que cette spécialité catalane, pour la distinguer de l’omelette sans piment ni chorizo qu’on trouve ailleurs, s’écrit à Perpignan hommelette avec un h et deux m, en raison de ces deux ingrédients d’une virilité évidente ; mais que, lorsqu’on y ajoute de la sauge, de la menthe, de la verveine et d’autres plantes aromatiques féminines, comme c’était le cas aujourd’hui, on la rebaptise femmelette. Nous nous retenions à peine de rire, devant le professeur ravi, après ce qu’il avait entendu dire des mœurs de son pays, de manger un plat au sexe indiscutable.

À l’improviste – on le voyait ruminer depuis quelque temps cette idée – il bredouilla, d’une voix presque suppliante :

— Maître, vous avez séjourné autrefois à Rome et à Naples. Ne me dites pas que ce voyage n’a laissé aucune trace dans votre œuvre… Il n’est pas possible que ces huit semaines n’aient pas marqué d’impressions durables votre âme d’artiste… À Rome, vous habitiez via Margutta, si mes renseignements sont bons, non loin de la place du Peuple. Poussin déjà avait habité dans cette rue. Canova y avait eu pendant un certain temps son atelier. Ingres s’y était installé avant d’emménager dans une tour de la villa Médicis. Les fenêtres de votre atelier s’ouvraient sur le Pincio. La vue portait jusqu’à la villa Médicis et la Trinité-des-Monts. Mes étudiants seraient déçus de savoir que ce décor, ces souvenirs, cette atmosphère imprégnée d’art et de beauté n’a eu sur vous aucune influence… Laissez-moi leur dire qu’elle vous a marqué durablement. Ils n’auront plus besoin d’envahir mon bureau pour me demander des sujets de mémoires…

— Votre hypothèse, dit l’oncle Alphonse, est séduisante. J’y avais pensé pour ma biographie. Mais en quoi sera-t-elle utile à vos étudiants ?

— Oh, les sujets ne leur manqueront pas. « Incidences du séjour italien sur son évolution », en voilà un en or. « Un Espagnol à Rome » ne serait pas mal non plus, bien que trop romanesque, insuffisamment scientifique… Ou encore : « Comment l’âme des Anciens a guidé la main d’un Moderne »… Quelle manne pour cette jeunesse enthousiaste… Je parle sérieusement, vous savez. Maître, vos solides et pesantes anatomies féminines peintes dans le style que nous nommons « antique », vos maternités plantureuses, vos familles au bord de la mer, vos femmes en chemise figées dans une immobilité sculpturale, ne découlent-elles pas des statues romaines ? Les fresques de la villa des Mystères de Pompéi, massives et hiératiques, n’ont-elles pas servi de modèles à vos baigneuses monumentales ? Non ? En tout cas, vous admettrez que le souvenir des polichinelles aperçus dans les rues de Naples, pendant qu’ils sautent pleins de gaieté et gesticulent à la grande joie des badauds, vous a inspiré, quelques années après, les décors et les costumes de Pulcinella, ce ballet dont Stravinski a puisé la musique dans les opéras du Napolitain Pergolèse.

— Mes premiers polichinelles, je les ai vus à Malaga, répondit-il sèchement.

— À Malaga ? Si jeune ?

— J’avais cinq ou six ans quand j’ai vu pour la première fois des polichinelles, des arlequins et des acrobates. Ils ne suscitaient pas la joie chez les badauds, comme vous dites, ils leur faisaient partager leur propre et affreuse tristesse. Je ne connais pas d’être plus désemparé qu’un bateleur de profession. Plus tard, à Barcelone et à Paris, j’en ai observé, peint et dessiné des dizaines avant d’imaginer que j’irais un jour à Naples… Qu’expriment-ils, sinon les déceptions, les fatigues, l’amertume de nomades voués à une existence précaire ? Faire rire est le métier le plus triste du monde. Les grands comiques sont de profonds hypocondriaques. Paulo, ajouta-t-il en se tournant vers son fils, ton portrait en arlequin à l’âge de trois ans, ta mine de papier mâché reflètent la mélancolie du saltimbanque. Il faut n’avoir jamais connu le froid, la faim, la contrariété des déplacements continuels, l’obligation de paraître gai quand on voudrait se coucher et mourir, pour croire que le métier de forain présente quelque agrément.

Notre hôte marmonna une excuse. Sa déconfiture faisait peine à voir. Quant à moi, j’ai pensé que les mots de Pablo sur les polichinelles pouvaient s’appliquer à lui-même. Joyeux et drôle quand il descendait pour les repas, accablé et triste à mourir une fois retiré dans son atelier, il donnait l’exemple de ce courage qu’il prêtait aux funambules.

— Mais si vous tenez absolument, reprit-il, à ce que l’Italie m’ait appris quelque chose, citez à vos étudiants ce proverbe, que j’ai entendu dans la bouche de gamins qui jouaient au mort vivant dans un quartier populaire de Rome. Ils avaient pour dés de minuscules crânes qu’ils s’étaient taillés dans des morceaux de bois avec leur petit couteau pointu. Ils les jetaient par terre dans un profond silence, interrompu seulement quand ils répétaient comme une formule magique ces deux vers que j’ai appris par cœur tant ils m’ont plu :

Che l’omo vivo come l’omo morto

ha ‘na testa de morto ne la testa.

« Quelle philosophie ! Voilà qui me changeait des clairs de lune sur le Colisée et des nigauds enlacés devant la fontaine de Trevi. Vivant ou mort, tout homme porte avec lui sa tête de mort. Sa tête est ce qu’il y a de plus précieux pour un homme, car c’est déjà la tête qu’il aura dans sa tombe.

— Je connais ces deux vers. C’est un distique fameux de notre poète en dialecte Gioacchino Belli ! s’écria le professeur, pour détendre l’atmosphère soudain refroidie.

— Triunfo de la muerte, dit Pablo gravement.

Détachant les syllabes, il les martela en espagnol, pour faire sentir au rital combien la langue italienne, mélodieuse et privée d’énergie, est incapable de frapper cette devise avec la force nécessaire.

Le repas s’acheva dans un lourd silence, pendant qu’il griffonnait sur la nappe un bucrane auquel la mâchoire en dents de scie et les orbites caverneuses donnaient un aspect particulièrement macabre.