Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, le poète Paul Celan ôte sa montre-bracelet, la pose en évidence sur un meuble, au troisième étage du 6 avenue Émile-Zola, et va se jeter dans la Seine du pont Mirabeau, à quelques dizaines de mètres de son domicile.
Avec un exemplaire relié en cuir bleu du Faust de Goethe, publié aux Éditions Insel de Leipzig, et offert par des amis de la famille, cette montre est tout ce que Paul Celan avait pu préserver de son enfance à Czernowitz, en Bucovine, ancienne province autrichienne devenue roumaine en 1919. La montre lui avait été offerte par ses parents en 1933, l’année de ses treize ans, pour sa bar-mitsva.
Déportés en 1942, les parents de Paul Celan mourront dans les camps, successivement roumains puis allemands : son père est victime du typhus, sa mère, apprendra-t-il, aurait été exécutée d’une balle dans la nuque. Paul Celan lui-même passera deux ans dans les camps de travail de Moldavie.
En acier inoxydable, rectangulaire et de forme curvexe, la montre porte la marque Doxa (« opinion » en grec, mais aussi « gloire ») et l’indication « antimagnétique ». Le bracelet en box noir est trop étroit pour le boîtier, si bien que la montre flotte un peu sur ses deux fixations, les « pompes » en termes d’horlogerie. Le cuir est fortement marqué par la boucle et l’ardillon. Depuis longtemps déjà, ce bracelet méritait donc d’être remplacé.
Le cadran noir de la Doxa est pourvu, à six heures, d’une petite fenêtre carrée pour la trotteuse des secondes. Il est fêlé ainsi que le verre. L’aiguille des heures et celle des minutes sont en forme de glaive, une forme courante dans les années trente. Cependant, seule l’aiguille des minutes est phosphorescente. La petite aiguille n’est donc pas d’origine.
Aucun horloger ne remplacerait une aiguille sans proposer de changer aussi un cadran endommagé. De deux choses l’une : soit il n’a pas réussi à se procurer cette pièce, soit Paul Celan n’a pas souhaité que l’on procédât à son remplacement. Après un choc assez violent pour briser cadran et aiguille, le verre n’avait aucune chance d’être simplement fêlé, comme c’est le cas aujourd’hui. Il faut donc qu’il ait été remplacé en même temps que l’aiguille des heures.
La nouvelle aiguille est en acier trempé noir. Comme la plupart des pièces d’horlogerie, c’est un élément standard, la finition variant seule en fonction de la marque et du modèle. En l’occurrence, si la forme correspond bien à l’aiguille des minutes, le métal brut, sans son habillage de chrome, d’émail, et ici sans le revêtement phosphorescent, nuit beaucoup à l’esthétique de la montre. Dans l’esprit de l’horloger, cette nouvelle aiguille des heures ne pouvait être qu’une solution de dépannage. Comment une telle réparation n’accréditerait-elle pas l’idée de pénurie ?
Sans être riches, les parents de Paul Celan n’étaient pas dans le besoin : agent commercial, son père travaillait dans le commerce du bois. Il ne leur serait pas venu à l’idée, pour une occasion aussi solennelle que la bar-mitsva de leur fils unique, de lui offrir une montre de pacotille. La longévité de la montre prouve d’ailleurs la robustesse des mouvements commercialisés par la petite firme Doxa, établie dans le Jura suisse depuis 1889. Cette fabrication suisse garantissait, de même, la pérennité du futur approvisionnement en pièces de rechange.
L’impossibilité de trouver une aiguille des heures conforme à celle des minutes, et peut-être aussi un cadran, indique, selon toute vraisemblance, que la réparation a été effectuée dans l’immédiat après-guerre. Qu’elle ait été faite à Bucarest, où Paul Celan séjourna de 1945 à 1947, en Autriche où il passa plusieurs mois après avoir quitté clandestinement la Roumanie, en France où il s’installera définitivement, et à plus forte raison dans l’Allemagne relevant ses ruines où son œuvre est publiée à partir de 1949, ne fait que renforcer la présomption d’une pénurie de pièces détachées, de toute façon fort onéreuses, comme tout ce qui est importé de Suisse à cette époque.
Si la fêlure, que l’on voit aujourd’hui sur le verre de la Doxa, n’est pas contemporaine du choc ayant nécessité le remplacement de l’aiguille, quand fut-il brisé pour la seconde fois ? Et pourquoi Paul Celan ne l’a-t-il pas fait changer ? Ce verre a-t-il été brisé dans les mois, les semaines, voire les jours qui précédèrent la nuit du 19 au 20 avril ? Paul Celan estimait-il que cette réparation était devenue inutile ?
Au fil des décennies, la couronne de la Doxa a perdu la totalité de son revêtement de chrome. Dénudé, le laiton jaune tranche de manière disgracieuse sur l’acier inoxydable du boîtier. Cependant, ce remontoir pouvait très bien être remplacé, lui aussi. Si l’on excepte les cinq « fabriques » suisses spécialisées dans les montres de luxe et qui, sauf le ressort, produisent la totalité des pièces nécessaires à leurs modèles, la couronne, sur une montre courante, est une pièce standard elle aussi, au même titre que les aiguilles, le cadran ou le verre. Si, par extraordinaire, cette pièce n’était plus disponible en Suisse, bien que la firme Doxa, installée au Locle depuis sa fondation, existe toujours, rien n’empêchait de plonger le remontoir dans un bain de chrome : une réparation peu coûteuse et, en tout cas, sans commune mesure avec l’importance sentimentale que Paul Celan attacha toujours à cette montre. Plusieurs photos attestent d’ailleurs que la Doxa n’a jamais quitté son poignet.
Une fois encore, force est de s’interroger : Paul Celan a-t-il jamais envisagé de faire réparer ce remontoir ? Des indices aussi aveuglants que ce remontoir usé, le cadran brisé, le verre fêlé et une aiguille des heures dépareillée, avaient-ils pour fonction, chez un homme à ce point lucide et attentif aux dates, de permettre d’embrasser d’un seul regard, partout, et en toute circonstance, l’heure présente et les désastres passés, indiquant ainsi la seule heure qui fût toujours exacte à ses yeux ?