L’homme, une fois encore, tira son billet de sa poche de veston et vérifia l’heure de départ : 16 h 34. En bout de quai, l’horloge indiquait 16 h 31. Le wagon était presque complet. Billets en main, un couple essoufflé cherchait sa place.
L’homme avait vérifié la destination du train à l’entrée du quai. Il avait eu tout le loisir de la voir confirmée sur la petite fenêtre électronique des cinq premiers wagons tandis qu’il remontait le convoi jusqu’à la voiture n° 2. Il n’avait pas manqué non plus de comparer le numéro du train figurant sur son billet à celui qu’indiquaient les panneaux d’affichage. Pourtant, sachant qu’à Rennes certains wagons sont dirigés vers Saint-Brieuc, et puisqu’il en avait encore le temps, il ne résista pas à l’idée de replier son journal et de descendre sur le quai pour une ultime confirmation. Il eut donc tout le loisir de lire une nouvelle fois « Quimper » dans la petite fenêtre lumineuse.
L’homme savait tout de ses menues angoisses liées au départ. Il s’était souvent demandé ce que cachait cette manie de procéder trois ou quatre fois aux mêmes vérifications quand une seule aurait suffi. À l’évidence, il s’agissait moins d’une nécessité que de ne pas déroger à un rituel. Quand avait-il cédé pour la première fois ? Et pour quelle obscure raison puisqu’il n’avait pas le moindre souvenir de s’être trompé de train ? L’homme se demanda si ce n’était pas sa façon de prendre la mesure de l’événement, d’en marquer la solennité.
Souvent, dans les banlieues lointaines, alors que le train avait toute sa vitesse, le voyageur se surprenait à tenter de déchiffrer un nom de gare. À cette allure, le panneau n’était plus lisible et l’homme n’enregistrait que la courte déflagration suivie d’une note stridente quand les wagons frôlaient le bâtiment de meulière flanqué de son hangar. Cependant, parce qu’il avait bien entrevu la gare, fût-ce en un éclair, l’homme ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était demeuré seul en éveil dans le wagon. Il en venait à se demander s’il ne restait pas en lui un brin de suspicion absurde, mais incontrôlable.
Depuis l’enfance, c’est avec un étonnement toujours neuf qu’il comprenait, à la soudaine mobilité des piliers sous la verrière, que le train venait de se mettre en mouvement. Les premiers immeubles, les passants aux dimensions de soldats de plomb que l’on observe du haut des ponts, les autos soudain apathiques, les premières maisons entourées de végétation, avec le linge qui sèche dans les arrière-cours, paraissent déjà si bien plaqués au sol par la gravitation que l’homme s’étonnait toujours qu’une fenêtre de train fût à ce point étanche. Le motif du déplacement lui-même ne changeait rien à cette sensation d’échapper à la pesanteur, de tenir le monde à distance. Se rendant à des obsèques, il avait été effaré de comprendre, quelques semaines plus tôt, à quel point le temps du voyage, y compris dans ce cas extrême, ne permettait nullement d’approfondir la conscience qu’il avait de cette mort. Il sentait que, dans l’état de lévitation auquel prédispose si bien le train, le voyage, tout au contraire, était du temps soustrait au temps et qu’il équivalait donc à maintenir encore un peu le disparu en vie.
Sans doute l’homme aurait-il été moins sensible à ces départs sans le souvenir de son enfance campagnarde et du temps passé à rêver en regardant les grands express filer sur l’horizon derrière leur panache. Il ne faisait aucun doute à ses yeux que les voyageurs se précipitaient vers la vraie vie. Installés dans leur fauteuil, ils avaient le privilège d’en savourer longtemps l’avant-goût. Seul dans un champ, à proximité du village, et courant pour mieux voir le train du haut d’un talus, le petit garçon avait le sentiment que, pour lui, dans un tel silence, rien n’arriverait jamais. Aujourd’hui encore, il se demandait si son goût des départs ne tenait pas tout entier à cette attente et à la possibilité entrevue jadis d’un authentique commencement.
Le dimanche, en fin d’après-midi, lors de la promenade familiale jusqu’à la rivière, il était rare qu’on n’aperçût pas l’express de Paris ferraillant lourdement sur le pont métallique. Le convoi avait réduit sa vitesse et le bruit sourd était perceptible à un bon kilomètre à la ronde. Sur le chemin de halage en contrebas, l’enfant, chaque fois que possible, se précipitait pour voir le train de plus près. C’est ainsi qu’un jour il avait vu un passager de son âge, le visage écrasé contre la vitre et qui le regardait. Il le regardait lui, et personne d’autre. Pour faire durer un tête-à-tête aussi improbable, le visage de l’inconnu s’était mis à glisser sur toute la largeur de la vitre. Au dernier moment, dans l’angle inférieur de la fenêtre, le petit passager avait tourné la tête dans sa direction en esquissant un signe de main et ouvert grand la bouche. Était-ce l’étonnement ? Ou voulait-il dire quelque chose ?
Sur le chemin de halage, le petit garçon avait eu le temps de se hisser sur la pointe des pieds. Il eut beau lever à son tour le bras pour répondre, il était trop tard. Longtemps, il avait eu l’impression qu’avec ce signe avorté, et par pure maladresse, il avait laissé passer l’unique chance d’adresser une preuve de son existence jusqu’à Paris : un signe de main, c’était beaucoup plus convaincant qu’une silhouette passive aperçue du haut d’un pont et vite oubliée. Du moins la scène resta-t-elle gravée dans son esprit. Voir et être vu, quand les chances étaient aussi minces, c’était la preuve que son destin n’était pas scellé, qu’on pouvait s’arracher au silence. Dans la campagne, les trains se mirent à ressembler à de grands fauves qu’il n’était plus impensable d’apprivoiser un jour.
Lorsqu’il devait descendre avant le terminus, une petite pointe d’anxiété subsistait chez le voyageur en dépit de toutes les précautions. Comment être tout à fait certain que l’express s’arrêterait bien à la gare prévue ? Une erreur d’affichage est toujours possible. En examinant son billet, le contrôleur ne remarquait jamais rien d’anormal et, parce qu’à ce stade il n’aurait pas osé poser une question aussi saugrenue, le voyageur se sentait définitivement rassuré par le silence de l’homme à casquette.
Ayant retrouvé sa place et son journal, l’homme tenta de se persuader que ses précautions n’avaient rien d’exceptionnel. Bien des voyageurs n’affichent-ils pas plus d’anxiété encore ? Il était surpris par le nombre d’hommes et de femmes arpentant la gare bien avant que le train ne soit annoncé. On les voit rôder autour des panneaux d’affichage avec une impatience grandissante, comme si quelque chose d’anormal se tramait déjà. Il y a aussi la petite cohorte des retardataires. Entre les voyageurs qui redoutent de rester sur le quai et ceux qui semblent ne se mettre en route qu’en se faisant violence, il s’étonnait que la grande majorité fasse si peu de cas du voyage lui-même. Avec quelle voracité ils se jettent sur leur livre, leur journal ou le clavier de leur ordinateur ! Le temps du trajet pouvait donc n’être que du temps mort, et au mieux du temps utile quand, pour lui, c’était du temps gagné. Contrairement à ses voisins, il refermait toujours son journal pour ne rien perdre du cérémonial du départ, tout à l’impression qu’à chaque appareillage le monde entrait en hibernation tandis qu’il se précipitait à sa rencontre.
Mais, de même, il avait compris très tôt à quel point le voyage excède son motif. Les veilles de départ, et jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans, il avait eu du mal à s’endormir tant son excitation était grande. À peine arrivé, il suffisait pourtant de s’éloigner de la gare de quelques centaines de mètres pour que s’effacent les derniers signes de flottement et réaliser du même coup combien l’attente perd vite l’essentiel de sa substance vive. Le voyageur était attendu. On l’aide maintenant à porter sa valise. Il affirme être heureux et ne ment pas le moins du monde. Il n’empêche : derrière la joie affichée, il sent la somme des menus efforts. Car rien ne va tout à fait de soi. Les mots ne disent presque rien non plus de ce qu’il semblait si nécessaire de faire entendre. D’ailleurs, tout le monde s’acharne à ne pas tout à fait jouer le scénario prévu.
Cependant, la conscience de cette perte se dissipe elle aussi, ne laissant guère plus de trace qu’un souffle sur une vitre. Cette accoutumance en forme de défaite n’était pas de nature à rassurer le voyageur. Seul dans un wagon, ou sur un quai désert, il lui semblait qu’une attente anonyme, lourde de toute sa charge de désir, continuait à saturer l’espace. Elle était d’autant plus intimidante qu’elle avait été partagée, jour après jour, par des centaines, des milliers de voyageurs. Le quai désert, le wagon vide, n’avaient donc rien d’espaces neutres voués au simple transit. C’étaient autant de lieux précaires d’où les foules s’élançaient innocemment. Ces limites à peine franchies, comment ne pas se persuader que le meilleur de leur attente sombrait corps et âme ?
« Peut-être suis-je trop avide, se dit-il, alors que le train venait de se mettre en mouvement, trop crispé, trop soucieux d’arriver entier, une fois au moins, où je vais. »