À l’instar de Jerzy Kosinski, un écrivain ne parvient à travailler que dans la chambre noire où, photographe amateur, il développe ses négatifs1. Tandis qu’il écrit, la petite ampoule rouge, au-dessus de sa tête, ne laisse voir que des lignes grises sur le papier à peine plus pâle. Il a parfois du mal à se relire, mais il ne fait aucun doute que le peu de lumière l’aide à se concentrer.

Avec les années, l’écrivain en vient à penser que sa chambre noire ne favorise pas seulement une sorte d’ascèse : entre écriture et photographie les différences lui paraissent de plus en plus ténues :

— La pellicule est impressionnée par la lumière, explique-t-il, exactement comme l’écriture a d’abord besoin du regard frontal et cru sur les êtres et les choses. Si le piqué de la photo vaut ce que vaut l’objectif de l’appareil, la mémoire est elle-même fonction de l’acuité du regard. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, l’image n’apparaît qu’à la faveur de la nuit. Pourquoi faut-il aussi cette nuit à l’écriture ? Parce que le souvenir se voile, comme la pellicule qui a vu le jour, dès qu’on commet l’imprudence de l’évoquer avant de lui avoir trouvé une forme sur le papier. Mieux : si le photographe n’a qu’une vague idée de ce qu’il a photographié tant qu’il n’a pas vu l’image apparaître dans le révélateur, l’écrivain ne comprend tout à fait ce qu’il avait à dire qu’en le découvrant incidemment entre les lignes.

C’est sous son ampoule rouge, en tout cas, que Jerzy Kosinski explora longtemps la nuit de son enfance. Et c’est là qu’il en exhuma l’oiseau bariolé, servant de titre à son premier livre. L’enfant qu’il met en scène vit dans un pays d’Europe de l’Est que l’auteur ne veut pas nommer. Un jour, il voit des paysans pris de boisson capturer un corbeau à seule fin de peindre ses ailes en rouge. Le jeu consiste à relâcher l’oiseau dans la campagne et à observer comment, désormais méconnaissable, il est attaqué et déchiqueté à coups de bec par ses congénères jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Montés sur un talus, au bord d’un champ, les paysans, ce jour-là, riaient doublement : en observant l’oiseau ensanglanté qui luttait encore et l’enfant invité à rire lui aussi, mais qui tremblait de peur.


1 Jerzy Kosinski, « The art of fiction », interview par George A. Plimpton et Rocco Landesman, The Paris Rewiew, New York, été 1972.