D’où lui venaient son abattement, cette lucidité sans égale aussi qui, certains jours, dénude et ronge tout ce qu’elle touche ? Il semblait à l’homme qu’il aurait pu rester là des heures, assis sur sa chaise, sans désir, sans réelle douleur, et sans non plus le moindre espoir de se rejoindre. Et voici que, seul à la terrasse du café où il avait rendez-vous avec une relation d’affaires, il avait entendu sonner les talons hauts d’une femme.
L’inconnue approchait dans une rue adjacente et l’étroitesse amplifiait la résonance des talons. Depuis la terrasse, à l’angle de cette rue et du boulevard, adossé à la devanture du café comme il l’était, l’homme n’avait aucune chance d’apercevoir l’inconnue. Cependant, la sonorité des talons sur l’asphalte, le rythme à deux temps, souvent compliqué par une note redoublée, tantôt d’un pied, tantôt de l’autre, avait tout d’un point d’appui contre le vertige.
Ce qui étonna l’homme, c’est qu’il n’ait jamais prêté assez attention à une musique aussi familière. Comment expliquer, par exemple, que deux chaussures ne produisent jamais le même son, la variation atteignant un bon demi-ton, quand ce n’est pas beaucoup plus ? Est-ce l’angle d’attaque du pied qui fait la différence, ou la force de cette attaque ? Cette dernière est-elle fonction d’une infime dissimilitude dans la longueur des jambes, dans leur musculature ? Le redoublement de la note grave, ou de l’aiguë, quand ce n’est pas tantôt l’une tantôt l’autre, semble lui-même imprévisible, assez en tout cas pour que les théories perdent beaucoup de leur pertinence.
C’est sans parler de l’allure proprement dite, si énergique le plus souvent, et par ailleurs si répandue, qu’elle semble n’avoir qu’un lointain rapport avec l’urgence : une façon toute féminine, semble-t-il, d’entrer en scène, d’être en éveil, comme on dirait d’un chat qu’il se tient en alerte. Bien entendu, cette vivacité, qui est peut-être la seule allure permettant aussi de ne pas être importunée dans la rue, n’est pas sans rapport avec l’effervescence des milliers de talons sonnant à la sortie des bureaux, aux abords des gares et dans les couloirs du métro aux heures de pointe. Sans se l’expliquer tout à fait, l’homme avait toujours vu dans ce flot sonore un synonyme de pérennité, beaucoup plus que de servitude comme aurait dû le laisser entendre une large proportion d’emplois féminins peu gratifiants, et mal payés. D’ailleurs, et assez cruellement, l’un n’empêche pas l’autre. Un instant, une image défila dans l’esprit de l’homme : celle des milliers de machines à écrire identiques enfouies à la même heure sous la même housse protectrice, et avec la même hâte, dans les films américains des années cinquante.
Certes, cette hâte témoigne d’une urgence très réelle : celle des milliers de mères rappelées à leurs devoirs. Précisément, que cette détermination soit si bien partagée, qu’elle ne se relâche jamais, qu’elle donne, soir après soir, l’impression de ne laisser aucune place au doute, à la fatigue, à l’ennui, au vague à l’âme, était bien, aux yeux de l’homme, l’un des rares signes qui le rassuraient un peu sur la marche du monde. Quittant leur bureau, les hommes, en comparaison, semblent toujours aborder le trottoir avec un air évasif, comme on tâte l’eau du bain du bout du pied. Chez beaucoup, une grande incertitude semble même subsister sur la direction à emprunter, la plus habituelle n’apparaissant pas nécessairement comme la meilleure. Bien entendu, tout homme, un jour ou l’autre, avait été alerté par des talons féminins si traînants, des notes si savamment redoublées sur le trottoir qu’il aurait fallu être sourd, et ignorant, pour ne pas avoir l’assurance, si l’on se tournait vers l’inconnue, de rencontrer aussitôt son regard.
L’homme se demanda si les femmes, quand elles n’en usent pas aussi savamment, sont bien conscientes de cette signature sonore qui les précède et les suit comme leur ombre. Et comment devineraient-elles qu’ayant atteint leur maximum d’amplitude, ce ne sont plus les mêmes notes grêles qui sonnent decrescendo sous leurs pieds à mesure qu’elles s’éloignent ? À cet instant, et en vertu d’un phénomène acoustique connu, mais que l’homme eût été bien en peine d’expliquer, la tonalité est toujours plus basse, plus austère, à la manière dont on passe, chez Mozart, du mi bémol au sol majeur.
Une chose était certaine : le son guilleret qui s’amplifiait maintenant dans la rue avait tout des flammèches qui s’animent dans le vent au lieu de s’éteindre. Dans l’esprit de l’homme, les femmes, et pas seulement celles qui avaient marqué sa vie, méritaient seules d’être gratifiées de ce petit capital de vaillance et d’audace au quotidien sans lequel il lui semblait que les grandes métropoles tomberaient immédiatement en catalepsie. Prêtant l’oreille depuis la terrasse du café, il savait que, dans son esprit, ce corollaire allait de soi : il avait, à l’égard des femmes en général, une admiration, une reconnaissance et une tendresse fraternelle dont très peu d’hommes lui semblaient dignes.
Ses séjours dans les pensionnats, les hôpitaux, les maisons de repos, lui revinrent en mémoire. Aussi loin qu’il se souvenait, il y avait toujours eu un martèlement semblable résonnant, pour lui seul, sur le carrelage des couloirs froids, à l’heure des visites, dans l’odeur persistante d’eau de Javel. La façon d’attaquer le sol, le rythme, n’étaient pas seulement reconnaissables entre tous : du plus loin qu’il pût les identifier, les deux notes avaient toujours carillonné en temps voulu, têtues, gaies, volontaires. L’homme ne se souvenait pas non plus d’avoir jamais dû les attendre plus de quelques minutes, juste le temps de s’étonner parfois qu’elles ne fussent pas déjà là. Dans son esprit, il ne faisait pas de doute que les femmes qui venaient le voir étaient bien les représentantes qualifiées des cohortes anonymes qu’on entendait dans les rues. Et cet exemple confirmait amplement le jugement qu’il portait sur les femmes en général.
La ponctualité des visiteuses, maintenant qu’il y songeait, lui était toujours apparue aussi précieuse que leur assiduité. Il y voyait la preuve que leur venue n’était pas seulement une question d’attachement : elle avait été préméditée dans ses moindres détails, souvent au terme d’itinéraires compliqués, en voiture ou dans les transports en commun, et à des heures peu compatibles avec leurs activités professionnelles. L’homme se souvint que l’affection maintes fois déclarée de ses tantes lorsqu’il était enfant, par exemple, et plus tard d’amies ou de relations éloignées, serait toujours demeurée un peu incertaine sans cette exactitude.
Une fois encore, force était de reconnaître qu’aucun des hommes qu’il connaissait n’était en mesure de soutenir la comparaison : toujours trop occupés, empêchés au dernier moment et s’en tenant, le plus souvent, à des souhaits de prompt rétablissement par téléphone. Sans preuve, l’affection ou l’amitié paraissaient bien légères. Aujourd’hui encore, par contre, il n’imaginait pas un seul instant que l’assiduité et la ponctualité féminines aient pu mentir. Pour être tout à fait juste, et il croyait l’être, il n’avait jamais eu non plus l’outrecuidance de croire que ces attentions lui étaient dues. Au contraire, il s’était maintes fois demandé s’il les méritait bien. Quant aux femmes qu’il avait froissées, elles savaient, quand il était question de santé, mettre entre parenthèses ce qui avait pu les fâcher. Quitte à s’en souvenir plus tard. Une simple question de priorités qu’aucune femme, lui semblait-il, n’aurait perdue de vue quand, pour un homme, ç’eût été un préalable.
Souvent, alors qu’il s’en fallait de quelques secondes avant qu’on ne frappe à sa porte, il notait un brusque ralentissement des talons sur le carrelage, parfois même un arrêt, suivis d’un petit piétinement confus, le temps de se passer la main dans les cheveux, de remettre un peu de rouge à lèvres et de refermer le sac à main. Parce qu’une femme imagine mal à quel point son pas est identifiable, et qu’il n’y avait pas de doute possible sur les raisons de ce contretemps, le malade avait toujours l’impression d’être indiscret. En tout cas, lorsqu’on poussait sa porte à l’hôpital, il feignait toujours la surprise : une politesse élémentaire, lui semblait-il. Bien entendu, cette surprise était très réelle pour peu que la visiteuse, ce jour-là, ait renoncé à ses talons hauts. Le malade découvrait alors, et avec un brin de panique, qu’il n’était pas prêt : trop de désordre et de confusion dans ses pensées, esprit ailleurs, maladresse de la phrase de bienvenue. Sans parler de la potence de la perfusion qui n’était pas à la bonne place ou du pyjama en désordre. Il était rare que la visiteuse ne s’en rendît pas compte. « Je te dérange ? » C’était la phrase habituelle et, une fois encore, il admirait qu’une femme ait assez d’intuition pour peser la nuance entre une surprise feinte et une surprise très réelle.
L’homme se dit qu’il avait sans doute bien des défauts à l’égard des femmes. À l’évocation de ce rouge à lèvres frais (il était rare qu’il n’entendît pas, à travers la porte, le petit « clac » étouffé du tube que l’on referme, suivi de celui du fermoir de sac à main) il se souvint, et à sa décharge, que cette preuve lui était toujours apparue pour ce qu’elle était : un don réel qui infléchissait toute la teneur de la visite. Avait-il su répondre ? Sans doute par un compliment, comme font tous les hommes, et il comprenait à quel point la différence est abyssale : à ce don de soi, lorsque la visiteuse tend la joue pour un baiser chaste, offrant la petite bouffée de framboise de son rouge à lèvres frais, l’homme rétorque par des formules banales, toute autre réponse, sauf dans l’intimité, étant hors de propos.
Lorsque la visiteuse repartait, que la résonance des talons se faisait de plus en plus ténue, le malade devait admettre qu’en dépit de toutes les preuves possibles il se sentait un peu frustré. Parfois, il lui semblait même avoir des raisons d’être dubitatif : la hâte qui avait précédé le moment de frapper à sa porte ne ressemblait-elle pas à celle que mettait la visiteuse à s’éloigner ? Le rouge à lèvres ne serait-il pas apparu tout aussi nécessaire s’il s’était agi d’un inconnu ? Le malade pouvait donc se demander si, à l’aller comme au retour, la principale préoccupation n’avait pas été de perdre un minimum de temps. Peut-être même la visiteuse n’était-elle venue que par sens du devoir. C’est pourquoi, à cet instant, il luttait mal contre l’idée que ce n’était pas tant Isabelle, Irène ou Judith qui se hâtait de repartir : c’était un peu comme si toutes les femmes l’abandonnaient.
Une main se tendit sur la terrasse. À l’instant où il se levait afin de la saisir, l’homme sut qu’il était trop occupé par tout ce que l’inconnue venait de réveiller pour que sa déception ne soit pas perceptible sur son visage et il eût été grossier de se retourner. Le bruit des talons sonnait trop près, trop fort, pour ne pas approcher de son apogée. Quelques secondes et la décrue s’amorça en effet, après le changement de tonalité attendu. L’inconnue s’engageait dans la direction opposée et elle resterait donc sans visage. Bientôt, elle se perdrait dans la foule du boulevard.