En 1935, employé à Salamanque dans un élevage de taureaux de combat, Isidoro Alvarez avait l’habitude de s’approcher à cheval du taureau Civilon dans les pâturages et de lui offrir des branches de chêne avec leurs glands. Un jour, il se hasarda à descendre de cheval. Quelques semaines plus tard, Isidoro en était à caresser Civilon sous le menton. Tout cela paraissait si invraisemblable à un public averti que l’histoire fit le tour de l’Espagne.

En 1936, Civilon est la vedette d’une corrida à Barcelone et les arènes sont pleines : tout le monde veut savoir si le taureau sauvage a perdu sa bravoure et si Isidoro a donc réussi l’impossible : apprivoiser un taureau de combat. Or, à peine le torero Luis Gomez venait-il d’exécuter quelques véroniques à la cape que le taureau se rua sur le cheval du picador et en reçut deux piques. La démonstration était suffisante : le public demanda, et obtint, la grâce de Civilon. Le plus extraordinaire restait à venir : le bouvier Isidoro aurait-il autant de courage que le taureau ? L’imprésario de la course lui proposa deux mille pesetas s’il acceptait de descendre dans l’arène pour aller, une fois encore, au-devant de Civilon.

Affronter Civilon seul à seul dans la campagne, avec la possibilité de s’enfuir à cheval si le taureau se faisait menaçant, était une chose. Dans une arène où il ne se sentait pas en sécurité, sans cape ni muleta pour s’en protéger, et alors que l’animal venait de recevoir deux piques, c’était une autre affaire. Mais le bouvier avait besoin d’argent. La peur au ventre, il sauta la barrera avec pour seule arme une poignée de foin qu’il tendit au taureau. Dès qu’il eut reconnu la voix d’Isidoro, loin de charger, « l’animal vint se frotter contre lui comme un gros chien », note le critique taurin français Claude Popelin.

Ému, l’éleveur racheta son taureau. Malheureusement, la guerre civile venait d’éclater et Civilon fut abattu à coups de fusil par des miliciens dans les pâturages. « Son extrême noblesse l’avait sauvé, conclut Popelin, mais son poids de viande le perdit1. »


1 Claude Popelin, Le taureau et son combat, Librairie Plon, Paris, 1952.