En mai 1976, l’artiste anglais Tom Phillips fait à pied, comme chaque matin, le chemin qui le mène de son domicile, au 102 Grove Park (S.E. 5), à son atelier du 57 Talfourd Road (S.E. 15), soit une distance d’environ un kilomètre dans ce qu’il considère comme « l’une des banlieues les plus désespérées de Londres ». Une question lui vient alors à l’esprit : qu’apprendrait de la capitale, et de la Grande-Bretagne en général, un agent secret dont le réseau viendrait d’être démantelé (nous sommes dans la guerre froide) et qui n’aurait de contact avec le monde extérieur que pendant ce bref trajet le conduisant de sa cellule de prison à l’atelier pénitentiaire où il travaille ?

Tom Phillips a beau trouver cette idée hautement fantaisiste, il ne parvient pas à la chasser. Mieux : il entreprend d’inventorier aussitôt, et de manière aussi exhaustive que possible, tout ce dont l’espion pourrait tirer parti. En fait, le champ d’exploration paraît illimité. Les découvertes, aux yeux de l’artiste, toucheraient des domaines aussi divers que l’ethnologie, l’histoire, la botanique, la médecine, la littérature, la typographie, la météorologie, l’entomologie, les religions, la politique, les conditions de travail, le sport, l’art, l’aviation, le réseau de distribution et la qualité de l’eau de la Tamise, les types de charpentes et de clôtures en usage en Grande-Bretagne, la télévision, la sémiologie, la philatélie, la mode, l’instruction publique. Dès lors, lorsqu’il quitte son domicile, Tom Phillips s’astreint chaque matin à fixer son attention sur un type d’objet, à l’exclusion de tout autre, et avec pour objectif une étude aussi systématique que possible.

C’est ainsi qu’en observant les panneaux publicitaires, les affiches légales, les boîtes aux lettres, les affichettes des journaux, les tracts abandonnés sur la chaussée, le mobilier urbain, l’artiste recense en quelques jours près de mille polices de caractères, sans compter les graffiti et les inscriptions à la main sur les poubelles. De même, il se persuade qu’on pourrait acquérir des connaissances très appréciables en matière de végétation tropicale, les travailleurs immigrés d’origine asiatique jetant fréquemment pépins et noyaux dans les décharges, les terrains vagues et les jardins.

Tom Phillips n’a aucun mal à se persuader qu’on apprendrait beaucoup jusque dans une discipline aussi inattendue que l’héraldique. L’artiste s’intéresse notamment au petit blason métallique qu’une société de surveillance, utilisant des chiens pendant ses rondes nocturnes, appose sur les bâtiments dont elle a la garde. Le blason porte l’inscription latine Cavendo Tutus (orthographié TVTVS). Dans un autre ordre d’idées, Tom Phillips photographie soixante-quatre couvercles en fonte protégeant les vannes d’arrivée d’eau de la Thames Water Authority. L’ornementation des couvercles a la double particularité d’être inchangée depuis plus d’un demi-siècle et, bien que parfaitement abstraite, d’évoquer une tête de mort. On peut donc y voir autant de memento mori et se livrer, accessoirement, à une étude sur l’usure de la fonte et sa corrosion en milieu urbain.

Lorsqu’il entreprend ces études, Tom Phillips est parfaitement conscient que les observations auxquelles il se livre doivent tout à deux disciplines : le structuralisme qui, explique-t-il, « a su créer une méthodologie permettant de recréer l’univers à partir d’un grain de sable » et l’art contemporain qui, selon lui, a préparé nos esprits « à regarder un grain de sable tel un univers en soi ».

Dans les mois qui suivent, Tom Phillips s’intéresse aux échantillons de papiers peints qu’il collecte sur les chantiers de démolition. Il se passionne aussi pour les boîtes d’allumettes vides trouvées sur les trottoirs. En temps normal, le papier bleu marine garnissant le fond de ces boîtes se dégrade très vite en raison de son extrême finesse et des abondantes pluies londoniennes. Or l’été 1976 fut exceptionnellement sec à Londres. Tom Phillips a donc tout le loisir d’observer comment un papier d’un bleu intense se décolore sous l’effet du soleil et de noter toutes les étapes du processus.

Au hasard de ces découvertes, l’artiste fut particulièrement troublé par un fragment de linoléum, une matière synthétique vieille d’un peu moins d’un siècle. C’est cet échantillon qui amena Tom Phillips à formuler ce qui, dans sa démarche artistique, s’apparentait si bien au travail d’un espion :

« Un jour, peut-être, à force de temps et de recherches, définira-t-on exactement quand, où et par qui, a été réalisé ce linoléum et comment les étonnantes recherches artistiques effectuées pendant la Première Guerre mondiale trouvèrent, en vingt ans à peine, le chemin d’une modeste maison de Linhurst Grove où un objet de ce genre n’aurait jamais été admis auparavant. Quand la porte principale est fermée à l’art, ce dernier se faufile par l’entrée de service, sous forme de nappes, d’étiquettes, d’appareils électriques, de postes de radio, de tuiles ou de revêtements de sol1. »


1 Tom Phillips, L’œuvre gravé, catalogue du British Council, Paris, 1979. Voir aussi Tom Phillips, Works, texts, to 1974, Éditions Hansjörg Mayer, Stuttgart, Londres, Reykjavík, 1975.