Pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait servi comme sergent dans une unité d’élite de l’Armée rouge. Retranchée dans les ruines de Stalingrad, sa compagnie avait tenu sa position deux mois durant sous le feu de la Wehrmacht. L’ancien sergent avait reçu un nombre considérable de décorations. Il n’en avait pas moins horreur de raconter sa guerre. Lorsqu’on l’interrogeait, il éludait la question et l’on comprenait qu’être resté en vie n’était nullement synonyme de courage à ses yeux.
Un soir où quelqu’un expliquait que, pendant un siège aussi long que celui de Stalingrad et une bataille aussi acharnée, seule, en fin de compte, comptait la chance, l’ancien sergent avait commencé par sourire. Survivre, c’est vrai, n’était pas une question de courage et n’avait donc rien de glorieux. Mais ce n’était pas tout à fait non plus une simple affaire de chance. L’ancien sergent s’était finalement laissé aller à cette confidence douloureuse :
— En première ligne, si on ne se fait pas tuer le premier jour, l’instinct de conservation agit comme un aiguillon et on apprend beaucoup de choses en très peu de temps. Au bout de huit jours, on fait figure de vieux renard.
« Quand il s’agit de passer à découvert sous le feu ennemi, et pour ne citer qu’un exemple, ce n’est jamais le premier à s’élancer qui se fait tirer dessus. Le deuxième de la colonne, s’il court vite, ne risque pas grand-chose non plus : le tireur n’a pas eu le temps de le prendre pour cible. Le troisième et le quatrième, par contre, se trouvent dans la ligne de mire et le tireur a maintenant le doigt sur la détente. Si quelqu’un doit recevoir une balle, c’est généralement l’un d’eux qui la prend.
« J’ai connu de vieux officiers qui venaient en inspection chaque semaine, parfois plus. Ils sont toujours repartis sans la moindre égratignure. Quand nous leur proposions de passer les premiers, ils savaient ce que cela voulait dire et n’oubliaient jamais de nous remercier chaleureusement. Avec des hommes comme ça à l’arrière, nous nous sentions en sécurité. Nous savions qu’ils ne nous donneraient pas d’ordres aberrants et ne nous enverraient pas nous faire massacrer pour convaincre leurs supérieurs qu’ils étaient capables de reprendre l’initiative.
« Certains commissaires politiques, par contre, mais aussi des officiers plus jeunes, plus arrogants, et beaucoup moins expérimentés, ne revenaient jamais de leur première visite au front. Quand il fallait passer à découvert, ils étaient soulagés de ne pas avoir à s’élancer les premiers. Ils remerciaient avec beaucoup de chaleur, eux aussi : comme tout le monde, ils étaient persuadés que, si les deux premiers s’en sortaient indemnes, c’est qu’il n’y avait pas le moindre danger. Après tout, quand on ne peut pas éviter le feu, il faut nécessairement un premier, un deuxième et un troisième.
« La chance, voyez-vous, c’est une tout autre affaire : c’est lorsque vous êtes le troisième à vous élancer et que vous tombez sur un piètre tireur. Mieux, mais c’est extrêmement rare : vous avez en face de vous un excellent tireur, mais il vient de perdre malencontreusement ses lunettes. Si je cite cet exemple, c’est parce qu’il m’est arrivé de voir ça dans nos rangs1.
1 Voir Vassili Grossman, Vie et destin, Le Livre de poche, Paris, 2007. Voir aussi, à propos du même détail, Ernest Hemingway, « Paysage avec silhouettes », dans le recueil Le chaud et le froid, Gallimard, Paris, 1995.