« Comment la rejoindre ? » pensait-il, désorienté.

JULIEN GRACQ

L’homme venait d’enfiler son manteau. Il noua son écharpe, sortit les clés de sa poche et se dirigeait vers la porte d’entrée lorsque le téléphone sonna : elle était désolée. Elle ne pourrait pas être à l’heure au rendez-vous. Rien de grave. Elle expliquerait de vive voix. Trois quarts d’heure, elle ne pourrait pas faire plus vite. Peut-être même un peu plus. Elle était tellement heureuse d’avoir pu le prévenir à temps. Il ne fallait pas lui en vouloir. Si on pouvait reporter le rendez-vous d’une heure et demie, ce serait préférable : elle ne serait pas obligée de trop se presser. Autrement, peut-être vaudrait-il mieux trouver un autre jour pour se voir.

L’homme raccrocha le téléphone et s’assit sur la chaise de l’entrée. L’incidence de la lumière était telle que le fond noir du sous-verre, de l’autre côté du couloir, lui renvoyait son image avec la netteté d’un miroir. Était-ce le coup de téléphone qui valait à son visage de paraître à ce point déserté, ou l’homme découvrait-il par inadvertance l’expression nulle qui était la sienne quand il était seul et loin de tout miroir ? Son manteau, l’écharpe, les clés qu’il tenait à la main, l’éclat brillant qu’elles dessinaient sur le sous-verre, le crayon qu’il avait saisi sans s’en rendre compte sur la tablette du téléphone, tout lui rappelait les photos de faits divers qu’on voit dans les vieux hebdomadaires. Feuilletant les numéros de Paris-Match des années soixante chez les bouquinistes, il se demandait si le héros, par extraordinaire, avait bien été surpris en flagrant délit, comme il semblait que ce fût le cas, ou s’il était seulement décontenancé par l’irruption du photographe. L’homme se dit avec une pointe de dérision qu’il se trouvait un peu dans ces deux cas d’école.

Le poster montrait un autoportrait de l’artiste suisse Urs Lüthi sous-titré « This is about you ». « En effet », pensa l’homme sans approfondir, mais en prenant toute la mesure de son élan brisé. Ce qui le frappait, c’était autant la force de cet élan que l’inertie qui, jusqu’au dernier moment, l’avait entravé : dans sa chambre, quelques instants plus tôt, n’en était-il pas encore à essayer successivement trois cravates avec une nervosité grandissante avant de se décider pour une quatrième, et au risque de se mettre en retard ?

L’homme reposa le crayon sur la tablette du téléphone, dénoua son écharpe et rangea les clés dans sa poche. Au fond, cette heure et demie d’attente supplémentaire le soulageait plutôt. Cela aussi l’étonna : pouvait-on, tout à la fois, désirer la présence d’une femme, être si tendu à l’approche du rendez-vous et se sentir apaisé si l’échéance se voyait repoussée ? « La fatigue », conclut l’homme tout en sachant que l’essentiel était ailleurs : tout le monde pouvait être retardé, mais il ne faisait aucun doute qu’il aurait, personnellement, tranché dans le vif sans hésitation quelle que fût la nature de l’empêchement. Quant à « trouver un autre jour », la question ne se serait même pas posée pour lui. La voix de son amie l’avait troublé, elle aussi : si dégagée, si naturelle, si primesautière presque.

Dans le reflet de la vitre, l’homme chercha sur son visage un signe susceptible de le rassurer. S’il n’avait aucun mal à comprendre la distance que pouvait inspirer sa raideur naturelle, il lui semblait juste de chercher aussi une petite flamme. Quelque chose d’aussi vivant, chaque fois qu’une femme semblait s’intéresser à lui, ne relevait-il pas de l’illusion d’optique ? « Lugubre », c’est le mot qui lui vint à l’esprit et, pour la première fois, il se demanda si la légèreté de son amie à son égard n’était pas dans l’ordre des choses. Il n’en fut pas particulièrement affecté : il croyait savoir tout cela depuis toujours. Il avait maintenant deux heures devant lui. Le trajet en métro ne prendrait pas plus d’une demi-heure. Cette plage vide avait beau paraître disproportionnée, l’homme se leva faute de savoir comment occuper tout ce temps. Il tira à nouveau les clés de sa poche, noua une nouvelle fois son écharpe, ferma la porte à double tour et se retrouva dans la rue.

Aussi loin qu’il se souvînt, l’attente avait toujours fait figure à ses yeux de liberté paradoxale. Il ne se sentait jamais plus en éveil, plus dispos que dans les jours, les heures précédant les grandes échéances. Les jours de résultats d’examen, il prenait même plaisir à traîner les pieds avant d’aller consulter la liste des reçus. Parce qu’il était sur le qui-vive, il avait l’impression de voir partout des signes. Il avait beau ne pas les prendre au sérieux, le regard y gagnait une acuité insolite, après quoi tout retombait très vite dans le sens convenu. Les salles d’attente des médecins, celles des dentistes, elles non plus ne le rebutaient pas. Il aurait très bien pu rester embusqué là des heures à feuilleter des magazines tout en observant les patients du coin de l’œil. Il se sentait à l’aise jusque dans les salles d’attente des gares malgré le chauffage déficient et les courants d’air. Songeant à son amie, tout en se dirigeant vers la station de métro, et bien qu’il fût beaucoup trop tôt pour s’y engouffrer, l’homme se dit qu’il pouvait se tromper. Il se souvint qu’une fois déjà il avait été déconcerté par sa désinvolture au téléphone. L’idée d’une chanteuse débutante travaillant encore à poser sa voix lui traversa l’esprit. De même, un excès de précipitation, quelque chose de brouillon et de gauche trahissait la jeunesse de son amie. « Tout reste ouvert », conclut l’homme. Cela ne l’empêcha nullement de comprendre, cette fois encore, que c’était une façon de ne pas ouvrir tout à fait les yeux.

Cependant, le spectacle de la rue l’accaparait déjà. L’appétit qui lui venait envers et contre tout, dès qu’il se retrouvait à l’air libre, l’avait toujours étonné. Enfant, lorsqu’on l’envoyait faire une course, il était rare qu’il ne revînt pas sur ses pas, trop absorbé dès le premier coin de rue pour ne pas oublier la moitié de sa mission. Parce qu’il s’était senti blessé par la légèreté et le ton de son amie, il se rappela aussi avec quelle facilité il se repliait sur lui-même pour bouder. Il est vrai qu’il oubliait avec la même rapidité jusqu’à l’objet de sa bouderie. S’agissant de son amie, il n’était plus aussi pressé de trouver des réponses aux questions qu’il se posait. Était-ce une autre façon de bouder ? Il se souvint combien il s’était senti misérable en essayant les cravates : un souvenir encore trop mordant pour ne pas achever de le convaincre qu’il avait besoin de distance, que ce contretemps était le bienvenu.

L’homme quitta la rue commerçante pour s’engager dans le boulevard. Une petite brise agitait les feuilles des marronniers. Sous les branches, la nuit était déjà à l’œuvre quand les lumières des commerces, un instant plus tôt, donnaient encore l’illusion du jour. Les bureaux s’étaient depuis longtemps vidés et les rares passants hâtaient le pas. Un court moment, l’homme s’immobilisa et prêta l’oreille à la dérive des premières feuilles mortes raclant l’asphalte de la contre-allée. Entre deux passages d’autos, le bruit gommait tout autre signe. Il se souvint de son angoisse quand, enfant, tout excité encore par le jeu, il comprenait soudain, dans les allées du square, que la partie de cache-cache avait pris fin, ses amis ayant déserté en raison de l’heure tardive, et sans même le prévenir. Entre la double rangée d’arbres, un pigeon s’acharnait sur une nourriture blanchâtre de la taille d’un ticket de métro. Lorsque l’homme fut à sa hauteur, le pigeon s’écarta en emportant son butin, mais il lui échappa et l’oiseau eut un moment d’affolement, déployant ses ailes sans parvenir à décider s’il s’envolerait, s’il était encore temps de revenir en arrière pour sauver sa nourriture ou s’il attendrait à distance la fin de l’alerte.

L’homme modifia sa trajectoire pour ne pas déranger plus longtemps le pigeon. Il fut frappé par l’œil rond, la petite tête inclinée, d’ordinaire si mobile et tendue vers lui en quête d’un signe. L’homme se chercha une pensée. Elle ne vint pas, mais il s’étonna qu’un événement aussi infime puisse trouver soudain en lui une telle résonance. Il ne comprenait même pas sa sollicitude à l’égard du pigeon. Il avait beau savoir que c’est au moment où il cherchait un sol ferme qu’il avait le plus de chances d’achopper sur des indices aussi ténus, il en garda un creux à l’estomac et la sensation d’un vide.

L’homme s’assit sur un banc. Il pouvait observer le pigeon sans avoir à tourner la tête et l’oiseau avait recommencé à picorer sur la contre-allée. Plus près, sans doute l’homme aurait-il entendu le heurt du bec sur l’asphalte entre deux glissements de feuilles mortes. Est-ce la tentative toujours vaine du pigeon pour saisir sa nourriture qui acheva d’ancrer la scène dans son esprit ? Il se demanda si, depuis l’enfance, et à l’exception des chiens et des chats, il avait jamais observé un animal avec une attention aussi inexplicable, aussi crispée. Il chercha à se remémorer les villes où, les pigeons étant inséparables du paysage, il aurait pu observer avec la même attention le petit œil rond, la tête penchée, cette façon aventureuse et pathétique de chercher un signe. Il pensa à Venise et ne trouva que le souvenir des grandes envolées sonores qui claquent devant la basilique Saint-Marc.

Par association d’idées, l’homme n’eut aucune peine à se souvenir de ses stations debout, au bord des trottoirs parisiens, lorsqu’il attendait l’autobus en fixant un pavé, ou la forme d’une tache sur la façade d’un immeuble. Il se heurtait invariablement à la certitude que, depuis qu’il était enfoui là, personne n’avait regardé ce cube de grès avec autant d’attention, ni cette tache avec plus de curiosité. Il ne paraissait pas exagéré d’espérer quelque chose d’une telle découverte tout en sachant qu’il ne s’agirait jamais que d’une preuve supplémentaire de cécité.

L’homme chercha à comprendre ce qui lui était tombé sur les épaules depuis qu’il observait le pigeon. Un mot lui traversa l’esprit : ennui. Il en vint à se persuader qu’il existait un lien entre cet état et ce qui le rassurait si bien dans l’attente : elle maintenait seule l’ennui dans les limites du raisonnable, comme les militaires respirent mieux lorsqu’ils ont balisé un champ de mines. Bien entendu, seul l’ennui permettait d’entrevoir quelques lambeaux de réel. En toute autre circonstance, nous n’évoluons jamais que dans un monde imaginaire.

L’homme se leva et regarda sa montre : moins de trente minutes depuis le coup de téléphone. C’est le moment où, devant les marches de l’Opéra, il aurait dû apercevoir son amie approchant à grands pas. Dès qu’elle le reconnaissait, il la voyait qui se composait un sourire dans la distance. Après quoi, elle se mettait à balancer son sac à bout de bras, comme font les mannequins pendant les défilés de mode. C’est avec un brin d’orgueil qu’il observait les passants se retournant sur elle sans parvenir à décider qui pouvait bien être le bénéficiaire d’une telle fête.

Comme toujours lorsqu’il marchait, l’homme sentait que sa plongée au hasard des rues ramenait beaucoup de choses à de plus justes proportions. Le mot « ennui » n’avait donc plus tout à fait la même portée. Cependant, une angoisse ne le quittait plus. Il avait l’impression que l’attente n’était plus sûre, qu’elle s’était ouverte à tous les dangers. L’heure du rendez-vous elle-même ne faisait plus office de garde-fou. Il se sentit seul, alors même que chaque minute travaillait en sa faveur. Son amie n’était pas moins réelle. Elle n’apparaissait pas plus inaccessible, ni plus indifférente en dépit du ton et de la teneur de son coup de téléphone. L’attente semblait plutôt se consumer en vain et il n’y avait pas de recours : il savait que rien de ce qui lui arrivait n’était lié à un état que l’on pourrait évoquer pour mémoire, dans le tête-à-tête, comme on raconte un cauchemar. Au contraire, tout ce qu’il ressentait paraissait relever d’une vision claire et celle-ci avait le caractère de la plus froide, de la plus stricte objectivité. Qui voudrait risquer de briser un ultime charme en évoquant ces parages dangereux avec une femme ? C’est pourquoi l’homme comprit combien il aurait de peine, tout à l’heure, à ne pas dévisager son amie avec un reste d’effarement et d’incrédulité, à la manière du naufragé regagnant indemne la terre ferme.

L’homme regarda une nouvelle fois sa montre : c’est à peine si cinq minutes s’étaient écoulées depuis qu’il avait aperçu le pigeon au milieu du trottoir.